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Théodore de Banville

Odes funambulesques

évohé


Avertissement de la deuxième édition. - 1859
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évohé

Némésis intérimaire

éveil
Les théâtres d'enfants
L'opéra turc
Académie royale de musique
L'amour à Paris.
Une vieille lune


éveil



Puisque la Némésis, cette vieille portière,
Court en poste et regarde à travers la portière
Des arbres fabuleux faits comme ceux de Cham,
Laissons Chandernagor, Pékin, Bagdad ou Siam
Posséder ses appas, vieux comme sainte Thècle,
Et désabonnons-nous le plus possible au Siècle.
Ne pleure pas, public qui lis encor des vers.
Je ne te dirai pas : Les raisins sont trop verts ;
Et, quant à s'en passer, je sais ce qu'on y risque ;
J'ai fait pour toi l'achat d'une jeune odalisque.
Celle qui part était infirme à force d'ans :
Elle boitait ; la mienne a ses trente-deux dents,
L'il vif, le jarret souple : elle est blanche, elle est nue,
Charmante, bonne fille, et de plus inconnue.
Elle a le col de cygne et les trente beautés
Que la Grèce exigeait de ses divinités,
Et ce ne sont partout, sous sa robe qui pouffe,
Que cheveux d'or, que lys et que roses en touffe.
La voilà présentée, et, mon bras sous le sien,
Nous allons tous les deux, pareils au groupe ancien
D'une jeune bacchante agaçant un satyre,
Du mieux que nous pourrons jouer à la satire.
Nous savons, aussi bien que feu Barthélemy,
Sur sa lyre à dix voix trouver l'ut et le mi.
Puisqu'il a pris enfin la poudre d'escampette,
ô ma folle, ô ma Muse, embouche ta trompette
Qui fouette les carreaux comme un clairon de Sax ;
Sur ton front chevelu mets le casque d'Ajax,
Galope et fais claquer sur les peaux les plus chères
Ton fouet et son pommeau ciselé par Feuchères !
Lesbienne rêveuse, éprise de Phyllis,
Tu n'as pas, il est vrai, célébré S.......,
Ni fait de Giraudeau ton souteneur en titre ;
Ni dans des vers gazés, qui font rougir un pitre,
Fait éclore, en prenant la flûte et le tambour,
Un édit paternel pour les filles d'amour ;
Ni, comme l'Amphion de ces pignons godiches,
Fait surgir à ta voix les colonnes-affiches.
Mais enfin, c'est par toi qu'un jour le Triolet
Ressuscita des morts et resta ce qu'il est,
Et, pour mieux mettre à vif nos modernes Linière,
Devint une épigramme aiguisée en lanière ;
On a su par toi seule, en ce Paris élu,
Ce que valent Néraut, Tassin et Grédelu ;
Sur ton Rondeau tel barde, imprimé vif chez Claye,
S'est vu traîner vivant comme sur une claie,
Et par toi ce bel âge apprit, en même temps,
Qu'un nouvel Archiloque est âgé de huit ans.
Vois, le siècle est superbe et s'offre au satirique :
Géronte dans le sac attend les coups de trique,
Et sera trop heureux, Muse aux regards sereins,
Si tu lui fais l'honneur de lui casser les reins.
Regarde autour de toi ces mille nids d'insectes
Qui fourmillent en paix dans des fanges suspectes,
Et que tu vas fouler aux pieds de ton coursier !
Messaline, ta sur, l'amante aux bras d'acier,
De qui trois cents Romains composaient l'ordinaire,
Ne serait aujourd'hui qu'une pensionnaire,
Et pourrait concourir pour le prix de vertu.
Les nôtres ont un Claude imbécile et tortu,
Qui, toujours généreux au degré nécessaire,
Pour les faire oublier donne tant par ulcère.
Quelle est la Cléopâtre à trois cents francs par mois,
Dont l'Antoine en gants blancs, venu de l'Angoumois,
Ne prenne pas plaisir à voir fondre sa perle ?
Dès qu'Antoine est à sec, plus joyeuse qu'un merle,
Cléopâtre s'enfuit sur l'aile d'un steamer,
Et, de Waterloo-Road affrontant la rumeur,
Puise à ces fonds secrets que, pour ses amourettes,
La perfide Albion avance à nos lorettes.
Demande au soleil d'or, qui mûrit les cotons,
Combien notre Opéra, refuge de gothons,
En dévore en un soir pour un ballet féerique,
Et demande à Sappho, la Lélia lyrique,
Dont la lèvre du vent rougit les froids appas,
Si, par quelque hasard, elle ne saurait pas
Quels timides aveux et quelles confidences,
Au mépris de l'archet enragé pour les danses,
Nos petites Laïs, dans les coins hasardeux,
Au bal Valentino chuchotent deux à deux ?
Alcippe a le renom d'un homme littéraire.
Il gagne peu d'argent. Est-il pauvre ? Au contraire.
Sa femme, une poupée aux petits airs souffrants,
En cailloux de princesse a deux cent mille francs,
Et, dès le grand matin, porte pour ses sorties
Des bottines de soie en couleurs assorties
à la robe du jour. Alcippe a deux landaus
Et de petits habits qui plissent sur le dos ;
Madame a son lundi ; c'est un groom en livrée
Qui porte à la Revue, à bon droit enivrée,
Les tartines d'Alcippe, et ces époux profonds
Ont leur loge au Gymnase et leur loge aux Bouffons.
Alcippe, homme de goût, poète et dramatiste,
Est un original extrêmement artiste ;
Il croit sincèrement devoir à son travail
Les dollars que madame a trouvés en détail
Sous les petits coussins d'une amie un peu mûre,
Dont pour aucun de nous le boudoir ne se mure.
Si pourtant le mari, que favorise un dieu,
Veut s'étonner, madame, en souriant un peu,
Répond qu'elle a gagné cet argent à la Bourse.
En peut-on à ce point méconnaître la source !
L'ange des actions, que chacun invoquait,
Manque à présent de tout, ainsi que Bilboquet ;
Et la bourse où madame a gagné, c'est la nôtre :
C'est la maigreur des uns qui fait un ventre à l'autre.
Damon... Mais à quoi bon fatiguer votre voix ?
Muse, n'essayons pas de peindre en une fois
Les immoralités de ce siècle bizarre.
Nous en avons de reste au quartier Saint-Lazare,
Pour remplir largement trois mille feuilletons.
Tant de taureaux de Crète et de serpents Pythons
Se dressent à l'envi dans ce grand marécage,
Que nous demanderons du temps pour mettre en cage
Ces monstres de féerie, et pour bien copier
Leurs langues de drap rouge et leurs yeux de papier.
Voyez les Auvergnats, les pairs, les gens de lettres,
Les Tom-Pouces âgés de quatre centimètres,
Le lézard-violon, le hanneton-verrier,
Le café de maïs, l'annonce Duveyrier,
Le journal vertueux, Aymé, dentiste équestre,
Et là-bas Mirliton qui s'érige en orchestre !
Hilbey ! Carolina ! Toussenel ! le guano !
Et Mangin ! et Clairville ! et maître Chicoisneau !
Et la Bourse ! et Madrid ! et l'Odéon ! et Rolle !
Et le nez de Guttiere ! et Buloz ! et l'école
Du Bon-Sens ! et le Bal des Chiens ! et le Journal
Des Chasseurs ! Janin même, aidé de Juvénal,
Y perdrait son latin. Voyez, mademoiselle,
Ce qui vous reste à faire, et déployez du zèle.
Quand, rouge de plaisir et les yeux étoilés,
Ton cheval et ton casque au vent échevelés,
On te verra courir, ô Muse jeune et folle !
Les critiques eux-même, et les plus vieux, et Rolle,
Te suivront d'un regard lascif, ô mes amours !
Oubliant qu'ils sont vieux et le furent toujours !

Novembre 1845.

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Les théâtres d'enfants



Bonsoir, chère évohé. Comment vous portez-vous ?
Vous arrivez bien tard ! Comme vos yeux sont doux
Ce soir ! deux lacs du ciel ! et la robe est divine.
Quel écrin ! vous aimez Diaz, on le devine.
Vos poignets amincis sortent comme des fleurs
De cette mousseline aux replis querelleurs ;
Ce col simple est charmant, ce chapeau de peluche
Blanche, ce tour de tête avec son humble ruche,
Vous donnent, ma déesse, un air tout virginal,
Et chez vous Gavarni complète Juvénal.
Vous marcheriez sans bruit parmi les feuilles sèches,
Et si jamais l'enfant éros manque de flèches,
Il vous demandera les cils de cet il noir.
Quel dommage qu'il soit déjà samedi soir,
Et qu'il faille chanter, ô ma Muse folâtre !
Car je vous aurais dit : " Le feu brille dans l'âtre,
La verte salamandre y sautille en rêvant ;
Laissons tomber la pluie et soupirer le vent,
Car les sophas sont doux loin des regards moroses,
Et nos verres de vin sont pleins de rayons roses. "
Mais Karr peut seul flâner aux grèves d'étretat.
Un dieu ne nous fit pas ces loisirs : notre état,
C'est de fouetter au sang, comme Croquemitaine,
Tous les petits vauriens, d'une façon hautaine.
Nous leur faisons bien peur ! Heureusement je vois
Que mon Croquemitaine, avec sa grosse voix,
Avale à belles dents les bonbons aux pistaches,
Porte des bas à jour et n'a pas de moustaches.
La moustache irait mal avec sa douce peau.
Mais nous perdons du temps ! Jetez là ce chapeau,
La robe, les jupons ; tirez cette baleine,
Ce bas de cachemire avec sa blanche laine ;
Otez ce joyau d'or et ce petit collier.
Il faut, ma chère enfant, vous mettre en cavalier.
Nous allons dans un bouge où, tout le long du drame,
L'on est fort exposée en costume de femme.
Passez ce pantalon et ces bottines, qui
Viennent de chez Renard et de chez Sakoski ;
Cachez votre beau sein dans un gilet bien juste.
Ce frac va déguiser tous les trésors du buste.
Bien. Maintenant, prenez, comme les plus ardents,
Le twine sur le bras et le cigare aux dents ;
Faites mordre à propos par l'épingle inhumaine
Vos cheveux d'or. C'est tout. Venez, et Dieu nous mène !
Le Tartare des Grecs, où le cruel Typhon
Les cent gueules en feu paraît encor bouffon ;
Tobolsk, la rue aux Ours, qui n'a pas de Philistes,
L'enfer, où pleureront les matérialistes,
La Thrace aux vents glacés, les monts Hymalaïa,
L'hôtel des Haricots, Saint-Cloud, Batavia,
Mourzouk, où l'on rôtit l'homme comme une dinde,
Les mines de Norwège et les grands puits de l'Inde,
Asiles du serpent et du caméléon,
L'Etna, Botany-Bay, l'Islande et l'Odéon
Sont des édens charmants et des pays du Tendre,
à côté de l'endroit où nous allons nous rendre.
Nulle part, fût-ce même au fond de la Cité,
L'Impudeur, la Débauche et la Lubricité,
La Luxure au front blanc creusé de cicatrices,
Et le Libertinage avec ses mille vices,
Ne dansèrent en Chœur ballets plus triomphants !
C'est ce que l'on appelle un Théâtre d'enfants.
Figure-toi, lecteur, une boîte malsaine ;
Des lauriers de papier couronnent l'avant-scène,
Et vous voyez se tordre avec un air moqueur
Des camaïeus bleu tendre à soulever le cur.
Quatre violons faux grincent avec la flûte,
La clarinette beugle, et dans leur triste lutte
Le cornet à piston survient tout essoufflé,
Comme un cheval boiteux pris dans un champ de blé,
Et qui, les yeux hagards, s'enfuit avec démence.
Mais le rideau se lève et la pièce commence.
Des petits malheureux affublés d'oripeaux,
Infirmes, rabougris, et suant dans leurs peaux,
Récitent une prose à crier : " à la garde ! "
Et brament des couplets d'une voix nasillarde.
La scrofule a détruit les ailes de leur nez ;
Leur joue est molle et tombe en plis désordonnés ;
Les yeux tout chassieux prennent des tons d'absinthe,
Et l'épine dorsale a l'air d'un labyrinthe.
Ils sautent au hasard comme de petits faons.
Vous, homme simple et bon, rien qu'à voir ces enfants,
Estropiés sans doute et battus par leurs maîtres,
Vous les plaignez déjà, ces pauvres petits êtres !
Mais un monsieur bien mis, un abonné du lieu,
Qui hante la coulisse et fait le Richelieu,
Vous apprend que ces nains, dont la race fourmille,
Ont cinquante ans et sont des pères de famille.
Ils grisonnent ; ils sont comme vous, chers lecteurs,
Gardes nationaux, poètes, électeurs,
Et portent des faux cols ; c'est le vice précoce
Qui les a desséchés comme un pois dans sa cosse ;
Leur femme, déjà vieille, élève un rossignol,
Et l'un d'eux est orné de quelque ordre espagnol.
à ces mots, voyant clair dans ce honteux arcane,
Honnête citadin, vous prenez votre canne,
Et le sage parti, trois fois sage en effet,
De fuir en maudissant le maire et le préfet,
à moins que, comme nous, aimant l'allégorie,
Vous ne restiez pour voir la fantasmagorie.
C'est un spectacle heureux et d'un effet hardi.
Il ne vous montre pas la lune en plein midi,
Mais il donne le droit d'éteindre les chandelles.
L'amour est libre alors et vole à tire-d'ailes,
Et l'on peut souhaiter un endroit écarté
Où de n'être pas chaise on ait la liberté.
Serrez-vous contre moi, chère évohé, ma muse !
Voici l'heure où bientôt l'habit qui les abuse
Va devenir utile, abominablement.
Trois fois heureux encor si ce déguisement,
à dessein médité pour ce moment critique,
Peut éloigner de vous ce public éclectique !
Donc, à ces cris que pousse en mourant la vertu,
Honteuse de mourir sans avoir combattu,
Au bruit de ces soupirs qu'un faible écho répète,
Sauvons-nous au hasard sans tambour ni trompette !
Allons chez nous, ma mie, ô ma Muse à l'il bleu !
Et, la main dans la main, lisons au coin du feu,
Cependant qu'au dehors le vent siffle et détonne,
Les Chants du crépuscule et Les Feuilles d'automne.
Car, tandis que là-bas l'enfance, sous le fouet,
à de honteux vieillards sert de honteux jouet,
Il est doux de revoir, dans les odes écloses,
Les beaux petits enfants sourire avec les roses,
Et la mère au beau front pour ce charmant essaim
Répandre sans compter les perles de son sein ;
Et d'écouter en soi chanter avec les heures
L'harmonieux concert des voix intérieures !

Décembre 1845.


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L'opéra turc



Chère évohé, voici le carnaval qui vient,
Et l'on danse à la fin du mois, s'il m'en souvient.
Je voulais vous montrer une chose divine,
Un domino charmant que Gavarni dessine,
Une surprise, enfin ! Pourquoi venir le soir ?
Nous n'avons même pas le temps de nous asseoir,
Quand j'aurais, pour rester sur ces divans sublimes,
Encor plus de raisons que vous n'avez de rimes !
Il faut partir. Prenez votre châle, évohé.
Si je ne vous savais un cur très dévoué,
Et de l'esprit à flots, si vous étiez bégueule,
Je vous engagerais à rester toute seule ;
Car je crois qu'il s'agit d'aller, à pas de loup,
Attaquer un défaut que vous avez beaucoup.
Vous voyez trop souvent votre amie au king's-Charles...
Mais je ne veux savoir que ce dont tu me parles !
Tortille tes cheveux avec des tresses d'or,
ô ma Muse, et volons sur l'aile d'un condor
Jusqu'au pays féerique où les blanches sultanes
Baignent leurs corps polis à l'ombre des platanes,
Et s'enivrent le cur aux chansons du harem
Sous les rosiers de Perse et de Jérusalem,
Tandis qu'en souriant, les esclaves tartares
Arrachent des soupirs à l'âme des guitares.
Il était à Stamboul un théâtre enchanteur,
Dont le sultan lui-même était le directeur :
La Musique et ses voix, l'altière Poésie,
Les danses de l'Espagne et de la molle Asie
Enchantaient, par l'accord des rhythmes bondissants,
Ce palais ébloui de feux resplendissants.
Or, le sultan, naguère, en ses jours d'allégresse,
Avait dormi longtemps chez les filles de Grèce,
Et, versant des parfums sous le ciel embaumé,
Ainsi que Magdeleine avait beaucoup aimé.
Mais quand l'âge eut glacé tristement cette lave,
Il fut, à son hiver, l'esclave d'une esclave
Qui lui chantait le soir de doux airs espagnols,
D'une voix douce à faire envie aux rossignols.
Elle avait les langueurs des filles de la Gaule,
Soit qu'elle soupirât la romance du Saule,
Ou quelque chant d'amour plaintif ou singulier,
Sous l'habit provocant d'un jeune cavalier.
Mais sa pourpre, fatale aux amours des captives,
Buvait le sang vermeil des blanches et des Juives,
Et ses regards, emplis de force et de douceur,
Demandaient chaque mois la tête d'un danseur.
Lorsque la Favorite, avec ses airs de reine,
Apparaissait, portant la couronne sereine
Dont les lys enflammés ruisselaient en marchant,
Tout le peuple ébloui du ballet et du chant
Tremblait devant son doigt noyé dans la dentelle.
Un seul avait trouvé sa grâce devant elle,
Ardent comme un lion ou comme le simoun,
Un habile chanteur qu'on appelait Medjnoun.
Or, ce jeune homme avait la perle des maîtresses,
Une blanche houri qui, par ses longues tresses,
Jetait aux quatre vents tous les parfums d'Ophir,
Paupière aux sourcils noirs, prunelles de saphir,
Gazelle pour la grâce indolente des poses,
Nourmahal, dont la lèvre enamourait les roses.
Medjnoun se demandait quel ange au firmament
Avait fondu pour lui des curs de diamant,
Lorsque, par une nuit claire d'astres sans nombre,
Errant par les sentiers du jardin comme une ombre,
Près d'un kiosque doré, que les pâles jasmins
Et les lys aux yeux d'or entouraient de leurs mains,
Et sur lequel aussi dormaient dans la nuit brune
Les blancs rosiers baignés des blancs rayons de lune,
Par la fenêtre ouverte il entendit deux voix.
L'une disait (c'était la Favorite) : " Oh ! vois,
Ma Nourmahal ! jamais le cur des jeunes hommes
Ne s'attendrit ; mais nous, ma chère âme, nous sommes
Douces ; nos longs cheveux sur nos seins endormis
Ont l'air en se mêlant de deux fleuves amis ;
Les rayons de la nuit argentent nos pensées,
Lorsque, dans un hamac mollement balancées,
Entrelaçant nos bras, nous chantons deux à deux,
Ou que, nous confiant à des flots hasardeux,
Et laissant l'eau d'azur baiser nos gorges blondes,
Nous en dérobons l'or sous la moire des ondes. "
La Favorite alors, les yeux noyés de pleurs,
Voyait à chaque mot éclore mille fleurs
Sur le sein de l'enfant rougissante et sans voiles,
Et, le regard perdu dans ses yeux pleins d'étoiles
Comme les océans du ciel oriental,
était agenouillée aux pieds de Nourmahal,
Et Nourmahal honteuse, au bout de chaque phrase,
Ramenait sur son cou sa tunique de gaze.
- " Permettez, dit Medjnoun, entrant à la Talma,
Qu'ici je vous salue, et que j'emmène ma
Maîtresse ; il se fait tard, et notre chambre est prête. "
Medjnoun fut le jour même admis à la retraite.
ô frères de don Juan ! dompteurs des flots amers,
Qui dérobez la perle au sein meurtri des mers,
Vous dont l'ardente lèvre eût bu jusqu'à la lie
Les mystères sacrés de Gnide et d'Idalie,
Avec vos doigts sanglants fouillez l'uvre de Dieu,
Et vous ne trouverez jamais, sous le ciel bleu,
Si chaste lèvre, encor pleine de fleurs mi-closes,
Dont la pâle Amitié n'ait effeuillé les roses !
Toi qui, depuis longtemps, avec ton pied vainqueur,
As foulé pas à pas les replis de mon cur,
Blonde évohé ! tu sais si j'aime le théâtre.
Polichinelle seul peut me rendre idolâtre,
Et, lorsque nous prenons des billets au bureau,
C'est pour voir, par hasard, Giselle ou Deburau.
Pour la grande musique, elle est notre ennemie ;
Les Lauriers sont coupés et J'aime mieux ma mie,
Avec la Kradoudja, suffisent à nos vux,
Et le moindre trio fait dresser nos cheveux.
Eh bien ! ma pauvre fille, il faut parler musique !
La basse foudroyante et le ténor phthisique
Nous font l'il en coulisse et demandent nos vers ;
Duègne au nez de rubis, ingénue aux bras verts,
Ciel rouge, galonné de quinquets pour la frange,
Il faut décrire tout, jusqu'aux arbres orange.
La clarinette aspire à des canards écrits,
Et le bugle naissant nous réclame à grands cris.
Donc, samedi prochain nous dirons à l'Europe
Comme tombe le cèdre au niveau de l'hysope,
Et comment, et par quels joueurs d'accordéon,
L'Opéra, devenu pareil à l'Odéon,
A vu, depuis trois ans, aux stalles dédaignées,
S'empiler en monceau les toiles d'araignées ;
Et comment il a fait, pour trouver un ténor,
Des voyages plus longs que tous ceux d'Anténor.
Après tous nos malheurs et ton frac mis en loques,
Tu dois haïr Thalie et toutes ses breloques ;
Mais si tu peux encor me suivre sans frémir,
Je te promets ce soir ce bijou de Kashmir
Qu'un faible vent d'été ride comme les vagues,
Et qui passe aux travers des plus petites bagues.

Décembre 1845.


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Académie royale de musique



ô Parnasse lyrique ! Opéra ! palais d'or !
Salut ! L'antique Muse, en prenant son essor,
Fait traîner sur ton front ses robes sidérales
Et défiler en Chœur les danses sculpturales.
Peinture ! Poésie ! arts encore éblouis
Des rayons frissonnants du soleil de Louis !
Musique, voix divine et pour les cieux élue,
ô groupe harmonieux, Beaux-Arts, je vous salue !
ô souvenirs ! c'est là le théâtre enchanté
Où Molière et Corneille et Mozart ont chanté.
C'est là qu'en soupirant la Mort a pris Alceste ;
Là, Psyché, tout en pleurs pour son amant céleste,
A croisé ses beaux bras sur le rocher fatal ;
Là, naïade orgueilleuse aux palais de cristal,
Versailles, reine encore, a chanté son églogue ;
Là, parmi les détours d'un charmant dialogue,
Angélique et Renaud, Cybèle avec Atys
Ont cueilli la pervenche et le myosotis,
Et la Muse a suivi d'un long regard humide
Les amours d'Amadis et les amours d'Armide.
Là, Gluck avec Quinault, Quinault avec Lulli
Ont chanté leurs beaux airs pour un siècle poli :
Là, Rossini, vainqueur des lyres constellées,
Fit tonner les clairons de ses grandes mêlées,
Et fit naître à sa voix ces immortels d'hier,
Ces vieux maîtres : Auber, Halévy, Meyerbeer.
C'est là qu'Esméralda, la danseuse bohème,
Par la voix de Falcon nous a dit son poème,
Et que chantait aussi le cygne abandonné
Dont le suprême chant ne nous fut pas donné.
Ici Taglioni, la fille des sylphides,
A fait trembler son aile au bord des eaux perfides,
Puis la Danse fantasque auprès des mêmes flots
A fait carillonner ses grappes de grelots.
ô féerie et musique ! ô nappes embaumées
Qu'argentent les wilis et les pâles almées !
ô temple ! clair séjour que Phébus même élut,
Parnasse ! palais d'or ! grand Opéra, salut !
Le cocher s'est trompé. Nous sommes au Gymnase.
Un peuple de bourgeois, nez rouge et tête rase,
étale des habits de Quimper-Corentin.
Un notaire ventru saute comme un pantin,
Auprès d'un avoué chauve, une cataracte
D'éloquence ; sa femme est verte et lit L'Entr'acte.
Elle arbore de l'or et du strass à foison,
Et renifle, et sa gorge a l'air d'une maison.
Auprès de ce sujet, dont la face verdoie,
S'étalent des cous nus, pelés comme un cou d'oie
Plumée ; et, pêle-mêle, au long de tous ces bancs
Traînent toute l'hermine et tous les vieux turbans
Qui, du Rhin à l'Indus, aient vieilli sur la terre.
J'apprends que l'un des cous est fille du notaire.
ô ciel ! voici, parmi ces gens à favoris,
Un vieux monsieur qui porte un habit de Paris.
Il a l'air fort honnête et reste bouche close ;
Adressons-nous à lui pour savoir quelque chose.
C'est une occasion qu'il est bon de saisir.

Moi

Monsieur, voudriez-vous me faire le plaisir
De me dire quels sont ces cous d'oie et ces hommes
Jaunes, et dans quel lieu de la terre nous sommes ?
Je me suis égaré, cette dame est ma sur.
Où suis-je ?

Le monsieur qui a l'air honnête

à l'Opéra.

Moi

Vous êtes un farceur !

Le notaire ventru

Oui, biche, le rideau que tu vois représente
Le roi Louis Quatorze en seize cent soixante-
Douze. Il portait, ainsi que l'histoire en fait foi,
Une perruque avec des rubans. Le grand roi,
Entouré des seigneurs qui forment son cortège,
Donne à Lulli, devant sa cour, le privilège
De l'Opéra, qu'avait auparavant l'abbé
Perrin.

Un des cous

Papa, je crois que mon gant est tombé.

Le notaire ventru

Ça se nettoie avec de la gomme élastique.

L'avoué

Oui, madame, j'assigne et voilà ma tactique.

Un avocat

On l'appelait au Mans maître Pichu minor.
Et moi maître Pichu major.

M. Josse

Le Koh-innor...

Un lampiste à lunettes d'or

Silence !

Le bâton du régisseur

Pan ! pan ! pan !

L'avoué

Je ne suis pas leur dupe !

Second cou

Maman, ce gros monsieur veut s'asseoir sur ma jupe.

La dame verte

Pince-le.

Le notaire ventru

Je ne sais où sera le nouvel
Opéra. C'est, dit-on, à l'ancien que Louvel...

L'orchestre

Tra, la, la, la, la ; ta, la, la, la, lère.

Moi

Qu'est-ce
Que ce bruit-là, monsieur ? qu'a donc la grosse caisse
Contre ces violons enrhumés du cerveau ?
Et pourquoi préluder à l'opéra nouveau
Par " J'ai du bon tabac " ?

Le monsieur qui a l'air honnête

Monsieur, c'est l'ouverture
De Guillaume Tell.

Moi

Ah !

L'avocat

Madame, la nature
De la pomme de terre est d'aimer les vallons.
Elle atteint dans le Puy la grosseur des melons.

Premier cou

Mon corset me fait mal.

M. Canaple sur la scène

" Il chante et l'Helvétie
Pleure sa liberté ! "

L'avocat

Que la démocratie
S'organise, on verra tous les partis haineux
Fondre leurs intérêts.

Chœur général sur la scène

" Célébrons les doux nuds ! "

Second cou

Mon cothurne est cassé.

M. don Juan dans la loge infernale

Veux-tu nous aimer, Gothe ?
Soupons-nous à l'Anglais ?

Mlle Gothe sur la scène

Non, c'est une gargote.

Chœur des Suisses sur la scène

" Courons armer nos bras ! "

Un triangle égaré

Ktsin !

Une clarinette retardataire

Trum !

Chœur de femmes sur la scène

" Toi que l'oiseau
Ne suivrait pas ! "

L'avoué

Monsieur, ma femme est un roseau
Pour la douceur.

Un violon méchant

Vzrumz ! vzrumz !

M. Arnoux sur le théâtre

Hou ! hou !

M. Obin sur le théâtre

Tra, tra.

Premier cou

Titine,
Le monsieur met son pied le long de ma bottine.

M. Arnoux sur le théâtre

La hou, la hou, la ha.

M. Obin sur le théâtre

Tra trou, trou tra, trou, trou !

Le notaire ventru

Monsieur, que pensez-vous du Genest de Rotrou ?

Chœur des Suisses sur la scène

" Le glaive arme nos bras ! "

L'avoué

Mais ! la pièce est baroque.
Ce n'est pas tout à fait dans les murs de l'époque.
Elle aurait eu besoin d'un bon coup de ciseau.

Le notaire ventru

Hum ! c'est selon.

M. Arnoux sur le théâtre

Hou ! hou !

M. Obin sur le théâtre

Tra ! tra !

Chœur de femmes sur la scène

" Toi que l'oiseau !... "

Chœur de femmes sur la scène

" Toi qui n'es pas... "

M. Arnoux sur le théâtre

Hou ! hou !

M. Obin sur le théâtre

Tra ! tra !

La dame verte

J'ai chaud aux joues.

Le triangle égaré

Ktsin !

La clarinette retardataire

Trum !

Le notaire ventru

Bibiche, c'est le morceau que tu joues
Sur ton piano.

Premier cou

Ça !

L'avoué

J'ai dit à Ducluzeau
Ce que c'est que l'affaire.

M. Arnoux sur le théâtre

Hou ! hou !

Chœur de femmes sur la scène

" Toi que l'oiseau !... "



ô ma blonde évohé, ma muse au chant de cygne,
Regarde ce qu'ils font de ce théâtre insigne.
ô pudeur ! autrefois, dans ces décors vivants
Où l'il voyait courir le souffle ailé des vents,
L'eau coulait en ruisseau dans les conques de marbre,
Et le doigt du zéphyr pliait les feuilles d'arbre.
L'orchestre frémissant envoyait à la fois
Son harmonie à l'air comme une seule voix ;
Tout le corps de ballet marchait comme une armée :
Les déesses du chant, troupe jeune et charmée,
Belles comme Ophélie et comme Alaciel,
Avaient dans le gosier tous les oiseaux du ciel ;
La danse laissait voir tous les trésors de Flore
Sous les plis de maillots, vermeils comme l'aurore ;
C'était la vive Elssler, ce volcan adouci,
Lucile et Carlotta, celle qui marche aussi
Avec ses pieds charmants, armés d'ailes hautaines,
Sur la cime des blés et l'azur des fontaines.
L'audace d'une femme, arrêtant ce concours,
A remis une bande au bas des jupons courts
Et plongé les ténors au sein de la banlieue.
Cruelle éris, déesse à chevelure bleue,
Déesse au dard sanglant, déesse au fouet vainqueur,
Change mon encre en fiel ; mets autour de mon cur
L'armure adamantine, et dans mon front évoque,
Mètre de clous armé, l'ïambe d'Archiloque !
L'ïambe est de saison, l'ïambe et sa fureur,
Pour peindre dignement ces spectacles d'horreur
Et les sombres détails de ce cloaque immense.
Vous, mesdames, prenez vos flacons, je commence.
Un fantôme d'Habneck, honteux de son déchet,
Agite tristement un fantôme d'archet ;
L'harmonieux vieillard est quinteux et morose :
Il est devenu gai comme Louis Monrose.
Ses violons fameux que l'on voyait, dit-on,
Pleins d'une ardeur si noble, obéir au bâton,
L'archet morne à présent et la corde lâchée,
Semblent se conformer à sa mine fâchée ;
Et tout l'orchestre, avec ses cuivres en chaudrons,
Ainsi qu'un vieux banquier poursuivant les tendrons,
Ou qu'un vers enjambant de césure en césure,
Lui-même se poursuit de mesure en mesure.
La musique sauvage et le drôle de cor
Qui guide au premier mai la famille Bouthor ;
Chez notre Deburau, les trois vieillards épiques
Qui font grincer des airs pointus comme des piques ;
Le concert souterrain des aveugles ; enfin
L'antique piano qui grogne à Séraphin
Et l'orchestre des chiens qu'on montre dans les foires,
Auprès de celui-là charment leurs auditoires.
Mais si rempli qu'il soit de grincements de dents,
Quels que soient les canards qui barbotent dedans,
Si féroce qu'il semble à toute oreille tendre,
Il vaut mieux que le chant qu'il empêche d'entendre.
Les choristes, rangés en affreux bataillons,
Marchent ad libitum en traînant des haillons ;
Les femmes, effrayant le dandy qu'elles visent,
Chantent faux des vers faux ; même, elles improvisent !
ô ruines ! leurs dents croulent comme un vieux mur,
Et ces divinités, toutes d'un âge mûr,
Dont la plus séduisante est horriblement laide,
Font rêver par leurs os aux dagues de Tolède.
Leurs jupons évidés marchent à grands frous-frous,
Et leur visage bleu, percé de mille trous,
S'étale avec orgueil comme une vieille cible.
Les hommes sont plus laids encor, si c'est possible.
Triste fin ! si l'on songe, en voyant ces objets,
Que ce Chœur endurci vaut les premiers sujets !
Plus de ténors ! Leur si demande un cataplasme,
Et l'ut, le fameux ut, tombe dans le marasme.
En vain Pillet tremblant envoya ses zélés
Parcourir l'Italie avec leurs pieds ailés ;
En vain ils ont fouillé Rome, ville papale,
Naples, où la princesse à la pâleur fatale
Donne des rendez-vous aux jeunes cavaliers,
Et, courtisane avec des palais en colliers,
Venise, où lord Byron, deux fois vainqueur des ondes,
Poussait son noir coursier le long des vagues blondes,
Et Florence, où l'Arno, parmi ses flots tremblants,
Mêle l'azur du ciel avec les marbres blancs ;
Jusqu'au golfe enchanteur qu'un paradis limite,
L'ut ne veut plus lutter, le ténor est un mythe.
Seul, ô Duprez ! toujours plus grand, toujours vainqueur,
Toujours lançant au ciel ton chant qui sort du cur,
Fièrement appuyé sur ta large méthode
Qui reste, comme l'art, au-dessus de la mode,
ô Duprez ! ô Robert ! Arnold ! éléazar !
En voyant les cailloux qu'on met devant ton char,
Et les rivaux honteux que la haine te donne
Lorsque ta voix sublime à la fin t'abandonne,
Toujours maître de toi, tu luttes en héros,
Toujours roi, toujours fort, tandis que tes bourreaux
Inventent vingt ténors devant qui l'on s'incline,
Et qui durent un an, comme la crinoline.
Ah ! du moins nous avons la Danse, un art divin !
Et l'homme le plus fait pour être un écrivain,
Célébrât-il Louis et portât-il perruque,
Fût-il Caton, fût-il Boileau, fût-il eunuque,
Ne pourrait découvrir l'ombre d'un iota
Pour défendre à ses vers d'admirer Carlotta.
Son corps souple et nerveux a de suaves lignes ;
Vive comme le vent, douce comme les cygnes,
L'aile d'un jeune oiseau soutient ses pieds charmants,
Ses yeux ont des reflets comme des diamants,
Ses lèvres à l'éden auraient servi de portes ;
Le jardin de Ronsard, de Belleau, de Desportes,
Devant Cypre et Chloris toujours extasiés,
A, pour les embellir, donné tous ses rosiers.
Elle va dans l'azur, laissant flotter ses voiles,
Conduire en souriant la danse des étoiles,
Poursuivre les oiseaux et prendre les rayons ;
Et, par les belles nuits, d'en bas nous la voyons,
Dans les plaines du ciel d'ombre diminuées,
Jouer, entrelacée à ses surs les nuées,
Ouvrir son éventail et se mirer dans l'eau.
Qu'auriez-vous pu trouver à redire, ô Boileau ?
Une chose bien simple, hélas ! La jalousie
Nous cache tout ce luxe et cette poésie,
De même qu'autrefois, par un crime impuni,
Les mêmes envieux cachaient Taglioni,
Cet autre ange charmant des cieux imaginaires.
Sombre Junon ! Les Dieux ont-ils de ces colères ?
Aimez-vous les décors ? On n'en met nulle part.
Les vieux servent toujours, percés de part en part,
Et, par la main du Temps noircis comme des forges,
Ils pendent en lambeaux comme de vieilles gorges.
Les arbres sont orange, et, dans Guillaume Tell,
La montagne est percée à jour comme un tunnel.
Le temple de Robert, ses colonnes en loques,
S'agite aux quatre vents comme des pendeloques,
Et le couvent a l'air de s'être bien battu.
Dans La Muette enfin, mirabile dictu !
L'éruption se fait avec du papier rouge
Derrière lequel brille un lampion qui bouge.
Le machiniste, un sage, ennemi des succès,
Imite à tour de bras le Théâtre-Français.
Les travestissements, les changements à vue,
Les transformations sont comme une revue
De la garde civique : on les manque toujours.
Les Français, l'Odéon, sont les seules amours
Du machiniste en chef ; il a cette coutume
D'étrangler les acteurs en tirant leur costume.
Quelques-uns sont vivants ; s'ils en ont réchappé,
C'est que le machiniste une fois s'est trompé,
Et rêvait d'Abufar, qu'il voit chaque dimanche.
C'est un homme d'esprit qui prendra sa revanche.
Enfin, on voit maigrir, comme un corps de ballet,
Des marcheuses, des rats, peuple jaune et fort laid,
Qui n'ont jamais dansé qu'à la Grande-Chartreuse,
Et qui, réjouissant de leur maigreur affreuse
Les lions estompés au cosmétique noir,
Prennent des rendez-vous pour le souper du soir.
Nous qui ne sommes pas danseurs, prenons la fuite.
Allons souper aussi, mon cur, mais tout de suite,
Et tâchons d'oublier, en buvant de bons vins,
Cet hospice fameux, rival des Quinze-Vingts.

Décembre 1845.


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L'amour à Paris.



Fille du grand Daumier ou du sublime Cham,
Toi qui portes du reps et du madapolam,
ô Muse de Paris ! toi par qui l'on admire
Les peignoirs érudits qui naissent chez Palmyre,
Toi pour qui notre siècle inventa les corsets
à la minute, amour du puff et du succès !
Toi qui chez la comtesse et chez la chambrière
Colportes Marivaux retouché par Barrière,
Précieuse évohé ! chante, après Gavarni,
L'amour et la constance en brodequin verni.
Dans ces pays lointains situés à dix lieues,
Où l'Oise dans la Seine épanche ses eaux bleues,
Parmi ces Saharas récemment découverts,
Quand l'indigène ému voit passer dans nos vers
Ces mots déjà caducs : rat, grisette ou lorette,
Il se cabre, on l'entend fredonner : Turlurette !
Et, l'il dans le ciel bleu, ce naturel naïf
évacue un sonnet imité de Baïf.
Il voit dans le verger qu'il eut en patrimoine
Tourbillonner en Chœur les cauchemars d'Antoine ;
Le voilà frémissant et rouge comme un coq ;
Il rêve, il doute, il songe, et tout son Paul de Kock
Lui revient en mémoire, et, pendant trois semaines,
Fait partir à ses yeux des chandelles romaines
Et dans son cur troublé met tout en désarroi,
Comme un feu d'artifice à la fête du roi.
La grisette ! Il revoit la petite fenêtre.
Les rayons souriants du jour qui vient de naître,
à leur premier réveil, comme un cadre enchanteur,
Dorent les liserons et les pois de senteur.
Une tête charmante, un ange, une vignette
De ce gai reposoir agace la lorgnette.
En voyant de la rue un rire triomphant
Ouvrir des dents de perle, on dirait qu'un enfant
Ou quelque sylphe, épris de leurs touffes écloses,
A fait choir, en jouant, du lait parmi les roses.
Elle va se lacer en chantant sa chanson,
Lisette ou L'Andalouse ou bien Mimi Pinson,
Puis tendre son bas blanc sur sa jambe plus blanche ;
Les plis du frais jupon vont embrasser sa hanche
Et cacher cent trésors, et du cachot de grès
La naïade aux yeux bleus glissera sans regrets
Sur sa folle poitrine et sur son col, que baigne
Un doux or délivré des morsures du peigne.
Ce poème fini, dans un grossier réseau
Elle va becqueter son déjeuner d'oiseau,
Puis, son ouvrage en main, sur sa chaise de paille,
La folle va laisser, tandis qu'elle travaille,
L'aiguille aux dents d'acier mordre ses petits doigts
Et, comme un frais méandre égaré dans les bois,
Elle entrelacera, modeste poésie,
Les fleurs de son caprice et de sa fantaisie.
C'est ce que l'on appelle une brodeuse. Hélas !
Depuis qu'en ses romans, faits pour le doux Hylas,
Paul de Kock embellit, d'une main paternelle,
Cette fleur d'amourette en soulier de prunelle,
Combien ces frais croquis, plus faux que des jetons,
Ont fait dans notre ciel errer de Phaétons !
La grisette, doux rêve ! Elle avait ses apôtres,
Balzac et Gavarni mentaient comme les autres ;
Mais, un jour, Roqueplan, s'étant mis à l'affût,
Dit un mot de génie, et la Lorette fut !
Hurrah ! les Aglaé ! les Ida, les charmantes,
En avant ! Le champagne a baptisé les mantes !
Déchirons nos gants blancs au seuil de l'Opéra !
Après, la Maison-d'Or ! Corinne chantera,
Et puis, nous ferons tous, comme c'est nécessaire,
Des mots qui paraîtront demain dans Le Corsaire !
Des mots tout neufs, si bien arrachés au trépas,
Qu'ils se rendent parfois, mais qu'ils ne meurent pas !
écoutez Pomaré, reine de la folie,
Qui chante : Un général de l'armée d'Italie !
Ah ! bravo ! c'est épique, on ne peut le nier.
Quel aplomb ! je l'avais entendu l'an dernier.
Vive Laïs ! Corinthe existe au sein des Gaules !
Ah ! nous avons vraiment les femmes les plus drôles
De Paris ! Périclès vit chez nous en exil,
Et nous nous amusons beaucoup. Quelle heure est-il ?
évohé ! toi qui sais le fond de ces arcanes,
Depuis la Maison-d'Or jusqu'au bureau des cannes,
Toi qui portas naguère avec assez d'ardeur
Le claque enrubanné du fameux débardeur,
Apparais ! Montre-nous, ô femme sibylline,
La pâle Vérité nue et sans crinoline,
Et convaincs une fois les faiseurs de journaux
De complicité vile avec les Oudinots.
Descends jusques au fond de ces hontes immenses
Qui sont le paradis des auteurs de romances,
Dis-nous tous les détours de ces gouffres amers,
Et si la perle en feu rayonne au fond des mers,
Et quels monstres, avec leurs cent gueules ouvertes,
Attendent le nageur tombé dans les eaux vertes.
Mène-nous par la main au fond de ces tombeaux !
Montre ces jeunes corps si pâles et si beaux
D'où la beauté s'enfuit, désespérée et lasse !
Fais-nous voir la misère et l'impudeur sans grâce !
Parcours, en exhalant tes regrets superflus,
Ces beaux temples de l'âme où le dieu ne vit plus,
Sans craindre d'y salir ta cheville nacrée.
Tu peux entrer partout, car la Muse est sacrée.
Mais du moins, évohé, si la jeune Laïs,
Avec ses cheveux d'or, blonds comme le maïs,
N'enchaîne déjà plus son amant Diogène ;
Dans ces murs, d'où s'enfuit l'esprit avec la gêne,
Si leur Alcibiade et leur sage Phryné
Abandonnent déjà ce siècle nouveau-né ;
Si dans notre Paris Athènes est bien morte,
Dans les salons dorés où se tient à la porte
La noble Courtoisie, il est plus d'un grand nom
Qui dérobe la grâce et l'esprit de Ninon.
Là, l'amour est un art comme la poésie :
Le Caprice aux yeux verts, la rose Fantaisie
Poussent la blanche nef que guident sur son lac
Anacréon, Ovide et le divin Balzac,
Et mènent sur ces flots, où le doux zéphyr passe,
La Volupté plus belle encore que la Grâce !
ô doux mensonge ! Avec tes ongles déjà longs,
Tâche d'égratigner la porte des salons,
Et peins-nous, s'il se peut, en paroles courtoises,
Les amours de duchesse et les amours bourgeoises !
Dis l'enfant Chérubin tenant sur ses genoux
Sa marraine aujourd'hui moins sévère ; dis-nous
La nouvelle Phryné, lascive et dédaigneuse,
Instruisant les d'Espard après les Maufrigneuse ;
Dis-nous les nobles seins que froissent les talons
Des superbes chasseurs choisis pour étalons ;
Et comment Messaline, encore extasiée,
Au matin rentre lasse et non rassasiée,
Pâle, essoufflée, en eau, suivant l'ombre du mur,
Tandis que son époux, orateur déjà mûr,
Dans son boudoir de pair désinfecté par l'ambre,
Interpelle un miroir en attendant la Chambre !
Ah ! posons nos deux mains sur notre cur sanglant !
Ce n'est pas sans gémir qu'on cherche, en se troublant,
Quelle plaie ouvre encor, dans l'éternelle Troie,
L'implacable Cypris attachée à sa proie !
Quand il parle d'amour sans pleurer et crier,
Le plus heureux de nous, quel que soit le laurier
Ou le myrte charmant dont sa tête se ceigne,
Sent grincer à son flanc la blessure qui saigne,
Et se plaindre et frémir, avec un ris moqueur,
L'ouragan du passé dans les flots de son cur !

Janvier 1846.


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Une vieille lune



Moi

Chère infidèle ! eh bien, qu'êtes-vous devenue ?
Depuis quinze grands jours vous n'êtes pas venue !
Chaque nuit, à l'abri du rideau de satin,
Ma bougie en pleurant brûle jusqu'au matin ;
Je m'endors sans tenir votre main adorée,
Et lorsque vient l'Aurore en voiture dorée,
Je cherche vainement dans les plis des coussins
Les deux nids parfumés où s'endorment vos seins,
Comme de doux oiseaux sur le marbre des tombes.
Qu'en faisiez-vous là-bas de ces blanches colombes ?
Et tu ne m'aimes plus.

évohé

Je vous aime toujours.

Moi

Que faisais-tu, rivale en fleur des Pompadours ?
Un corset un peu juste, une étroite chaussure
Ont-ils égratigné d'une rose blessure
Tes beaux pieds frissonnants comme des lys pâlis ?
Un drap trop dur, froissé par tes ongles polis,
A-t-il enfin meurtri, dans ses neiges tramées,
Ces bijoux rougissants, pareils à des camées ?
As-tu brisé ta lyre en chantant Kradoudja ?
Ou bien, dans ces doux vers que l'on aimait déjà,
Ta soubrette Cypris a-t-elle, d'aventure,
En te frisant le soir, plié ta chevelure ?
As-tu perdu ta voix et ton gazouillement ?

évohé

Je suis harmonieuse et belle, ô mon amant !
Le drap tissu de neige et la chaussure noire
N'a pas mordu mes pieds ni mes ongles d'ivoire ;
Ma soubrette Cypris, qui m'aime quand je veux,
N'a pas coupé nos vers pour plier mes cheveux ;
On admire toujours les cent perles féeriques
Et les purs diamants de mes écrins lyriques :
Les éros voletants me servent d'échansons,
Et ma lyre d'argent est pleine de chansons.

Moi

Pourquoi donc as-tu fui la guerre, qui s'aggrave ?
On reprend Abufar et Lucrèce, on te brave !
Pends-toi, grillon ! Lucrèce, enfin deux Abufar !
Et ce Bache espagnol ivre de nénuphar,
Damon, ce grand auteur dont la muse civile
Enchanta si longtemps et Lecourt et Clairville,
Est photographié pour ses talents divers.
Le Tarn au loin gémit et demande tes vers.

évohé

N'as-tu donc point appris la fameuse nouvelle
Que l'aveugle Déesse, en enflant sa grande aile,
Emporte aux quatre coins de l'univers connu ?

Moi

Non.

évohé

Tremblez, terre et cieux ! Le maître est revenu.
Némésis-Astronome assemble ses vieux braves,
Barberousse s'abat au milieu des burgraves,
Barthélemy rayonne, allumant son fanal,
Cloué, dernier pamphlet, à son dernier journal !
Sa muse a, réveillant la satire latine,
Comme un Titan vaincu foudroyé Lamartine ;
Pareille aux grands parleurs d'Homère et de Hugo,
Des rocs du feuilleton, la dure virago
Sur ce cygne plus doux que les cygnes d'Athènes
Fait couler à grand bruit ces paroles hautaines :
" Rimeur, que viens-tu faire au milieu du forum ?
Cet acte audacieux blesse le décorum.
Reste avec tes pareils ! Les gens de ta séquelle
Ne sont bons qu'à rimer une ode, telle quelle !
Tu chantes l'avenir ! le présent est meilleur.
Ce qui te convenait, ô divin rimailleur,
C'était, ambitieux du laurier de Pindare,
D'aller au mont Horeb pincer de la guitare
Pour ton roi légitime, ou plutôt d'arranger
Des vers de confiseur au Fidèle-Berger.
Mais ta loi sociale est une rocambole,
Et Fourier n'est qu'un âne à côté de Chambolle.
Tombe ! et, le front meurtri par mon divin talon,
Souviens-toi désormais d'admirer Odilon. "
Ainsi par ses gros vers, Némésis-Astronome,
Du poète sacré, déjà plus grand qu'un homme,
A brisé fièrement les efforts superflus.

Moi

Tiens ! je n'en savais rien.

évohé

Lamartine non plus.
Bois, ô mon jeune amant ! les larmes que je pleure.
Si Némésis renaît, il faut donc que je meure ?

Moi

Ta lèvre a le parfum du rosier d'Orient
Où l'Aurore a caché ses perles en riant ;
Cette bouche folâtre est pleine de féeries,
Et, comme un voyageur dans des plaines fleuries,
Mon cur s'est égaré parmi ses purs contours.

évohé

Si je chantais encor, m'aimeriez-vous toujours ?

Moi

Eh ! que nous fait à nous Némésis-Astronome ?
Nous, et Barthélemy que le siècle renomme,
Nous avons deux tréteaux dressés sous le ciel bleu,
Deux magasins d'esprit : le sien ressemble à feu
Le Théâtre-Français ; une loque de toile
Y représente Rome ou bien l'Arc-de-l'étoile,
Au choix. Sur le devant, de lourds alexandrins,
Portant tout le harnois classique sur les reins,
Casaques abricot, casques de tragédie,
Déclament, et s'en vont quand on les congédie :
Ce genre sérieux n'a pas un grand succès ;
On y bâille parfois, mais c'est l'esprit français ;
Cela craque partout, mais c'est la bonne école,
Et cela tient toujours avec un peu de colle.
Si quelque spectateur pourtant semble fâché,
On lui répond : Voltaire ! et le mot est lâché.
Mais nous, nous travaillons pour un peuple folâtre.
En haillons ! En plein vent ! Nous sommes le théâtre
à quatre sous, un bouge. Aux regards des titis
Nous offrons éléphants, diables et ouistitis :
Dans notre drame bleu, la svelte Colombine
à cent mille oripeaux pour cacher sa débine.
Ses paillettes d'argent et son vieux casaquin
éblouissent encor ce filou d'Arlequin ;
On y mord, et parfois la gorge peu sévère
Sort de la robe, et luit sous les colliers de verre.
Sur ce petit théâtre où le bon goût n'est pas,
L'invincible Pierrot se démène à grands pas ;
Et quand le vieux Cassandre y passe à l'étourdie,
Au lieu de feindre un peu, comme la Tragédie,
De percer d'un poignard ce farouche barbon,
Il lui donne des coups de trique, pour de bon !
Sur cette heureuse scène, on voit le saut de carpe
Après le saut du sourd ; et Rose, sans écharpe,
S'y montre à ce public trois fois intelligent,
Faisant la crapaudine au fond d'un plat d'argent.
La fée Azur, tenant le diable par les cornes,
Y court dans son char d'or attelé de licornes ;
L'ange y dévore en scène un cervelas ; des feux
De Bengale, des feux charmants, roses et bleus,
Embrasent de rayons cette aimable folie,
Et l'on y voit passer Rosalinde et Célie !

évohé

Eh bien ! donc, à vos rangs, Guignols et Bilboquets !
Ouvrons la grande porte ! allumons les quinquets !
Mets ton collier de strass, reine de Trébizonde !
Entrez, entrez, messieurs ! Entrez ! suivez le monde !
Hurrah, la grosse caisse, en avant ! Patapoum !
Zizi, boumboum ! Zizi, boumboum ! Zizi, boumboum !
Venez voir Colombine et le Génie, ou l'Hydre
En mal d'enfant ! Orgeat, de la bière, du cidre !

Février 1846.


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