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Théodore de Banville

Odes funambulesques

Gaietés


Avertissement de la deuxième édition. - 1859
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Gaietés


La corde roide.
La ville enchantée
La belle Véronique
Mascarades
Premier soleil
La voyageuse


La corde roide.



Du temps que j'en étais épris,
Les lauriers valaient bien leur prix.
à coup sûr on n'est pas un rustre
Le jour où l'on voit imprimés
Les poèmes qu'on a rimés :
Heureux qui peut se dire illustre !

Moi-même un instant je le fus.
J'ai comme un souvenir confus
D'avoir embrassé la Chimère.
J'ai mangé du sucre candi
Dans les feuilletons du lundi :
Ma bouche en est encore amère.

Quittons nos lyres, érato !
On n'entend plus que le râteau
De la roulette et de la banque ;
Viens devant ce peuple qui bout
Jouer du violon debout
Sur l'échelle du saltimbanque !

Car, si jamais ses yeux vermeils
Ne sont las de voir les soleils
Sans baisser leurs fauves paupières,
Le poète n'est pas toujours
En train de réjouir les ours
Et de civiliser les pierres.

En vain les accords de sa voix
Ont charmé les monstres ; parfois
Loin des flots sacrés il émigre,
Las, sinon guéri de prêcher
L'amour aux côtes du rocher
Et la douceur aux dents du tigre.

Il se demande s'il n'est plus,
Sous les vieux arbres chevelus
De cette France que nous sommes,
De l'Océan au pont de Kehl,
Un déguisement sous lequel
On puisse parler à des hommes ;

Et, voulant protester du moins
Devant les immortels témoins
En faveur des Dieux qu'on renie,
Quoique son âme soit ailleurs,
Il te prend tes masques railleurs
Et ton rire, ô sainte Ironie !

Alors, sur son triste haillon
Il coud des morceaux de paillon,
Pour que dans ce siècle profane,
Fût-ce en manière de jouet,
On lui permette encor le fouet
De son aïeul Aristophane.

Et d'une lieue on l'aperçoit
En souliers rouges ! Mais qu'il soit
Un héros sublime ou grotesque ;
Ô Muse ! qu'il chasse aux vautours,
Ou qu'il daigne faire des tours
Sur la corde funambulesque,

Tribun, prophète ou baladin,
Toujours fuyant avec dédain
Ces pavés que le passant foule,
Il marche sur les fiers sommets
Ou sur la corde ignoble, mais
Au-dessus des fronts de la foule.

Septembre 1856.

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La ville enchantée



Il est de par le monde une cité bizarre,
Où Plutus en gants blancs, drapé dans son manteau,
Offre une cigarette à son ami Lazare,
Et l'emmène souper dans un parc de Wateau.

Les centaures fougueux y portent des badines ;
Et les dragons, au lieu de garder leur trésor,
S'en vont sur le minuit, avec des baladines,
Faire un maigre dîner dans une maison d'or.

C'est là que parle et chante avec des voix si douces,
Un essaim de beautés plus nombreuses cent fois,
En habit de satin, brunes, blondes et rousses,
Que le nombre infini des feuilles dans les bois !

Ô pourpres et blancheurs ! neiges et rosiers ! L'une,
En découvrant son sein plus blanc que la Jung-Frau,
Cause avec Cyrano, qui revient de la lune,
L'autre prend une glace avec Cagliostro.

C'est le pays de fange et de nacre de perle ;
Un tréteau sur les fûts du cabaret prochain,
Spectacle où les décors sont peints par Diéterle,
Cambon, Thierry, Séchan, Philastre et Despléchin ;

Un théâtre en plein vent, où, le long de la rue,
Passe, tantôt de face et tantôt de profil,
Un mimodrame avec des changements à vue,
Comme ceux de Gringore et du céleste Will.

Là, depuis Idalie, où Cypris court sur l'onde
Dans un coupé de nacre attelé d'un dauphin,
Vous voyez défiler tous les pays du monde
Avec un air connu, comme chez Séraphin.

La Belle au bois dormant, sur la moire fleurie
De la molle ottomane où rêve le chat Murr,
Parmi l'air rose et bleu des feux de la féerie
S'éveille après cent ans sous un baiser d'amour.

La Chinoise rêveuse, assise dans sa jonque,
Les yeux peints et les bras ceints de perles d'Ophir,
D'un ongle de rubis rose comme une conque
Agace sur son front un oiseau de saphir.

Sous le ciel étoilé, trempant leurs pieds dans l'onde
Que parfument la brise et le gazon fleuri,
Et d'un bois de senteur couvrant leur gorge blonde,
Dansent à s'enivrer les bibiaderi.

Là, belles des blancheurs de la pâle chlorose,
Et confiant au soir les rougeurs des aveux,
Les vierges de Lesbos vont sous le laurier-rose
S'accroupir dans le sable et causer deux à deux.

La reine Cléopâtre, en sa peine secrète,
Fière de la morsure attachée à son flanc,
Laisse tomber sa perle au fond du vin de Crète,
Et sa pourpre et sa lèvre ont des lueurs de sang.

Voici les beaux palais où sont les hétaïres,
Sveltes lys de Corinthe et roses de Milet,
Qui, dans des bains de marbre, au chant divin des lyres,
Lavent leurs corps sans tache avec un flot de lait.

Au fond de ces séjours à pompe triomphale,
Où brillent aux flambeaux les cheveux de maïs,
Hercule enrubanné file aux genoux d'Omphale,
Et Diogène dort sur le sein de Laïs.

Salut, jardin antique, ô Tempé familière
Où le grand Arouet a chanté Pompadour,
Où passaient avant eux Louis et La Vallière,
La lèvre humide encor de cent baisers d'amour !

C'est là que soupiraient aux pieds de la dryade,
Dans la nuit bleue, à l'heure où sonne l'angelus,
Et le jeune Lauzun, fier comme Alcibiade,
Et le vieux Richelieu, beau comme Antinoüs.

Mais ce qui me séduit et ce qui me ramène
Dans la verdure, où j'aime à soupirer le soir,
Ce n'est pas seulement Phyllis et Dorimène,
Avec sa robe d'or que porte un page noir.

C'est là que vit encor le peuple des statues
Sous ses palais taillés dans les mélèzes verts,
Et que le chur charmant des Nymphes demi-nues
Pleure et gémit avec la brise des hivers.

Les Naïades sans yeux regardent le grand arbre
Pousser de longs rameaux qui blessent leurs beaux seins,
Et, sur ces seins meurtris croisant leurs bras de marbre,
Augmentent d'un ruisseau les larmes des bassins.

Aujourd'hui les wagons, dans ces steppes fleuries,
Devancent l'hirondelle en prenant leur essor,
Et coupent dans leur vol ces suaves prairies,
Sur un ruban de fer qui borde un chemin d'or.

Ailleurs, c'est le palais où Diane se dresse
Ayant sur son front pur la blancheur des lotus,
Pour lequel Titien a donné sa maîtresse,
Où Phidias a mis les siennes, ses Vénus !

Et maintenant, voici la coupole féerique
Où, près des flots d'argent, sous les lauriers en fleurs,
Le grand Orphée apporte à la Grèce lyrique
La lyre que Sappho baignera dans les pleurs.

Ô ville où le flambeau de l'univers s'allume !
Aurore dont l'il bleu, rempli d'illusions,
Tourné vers l'Orient, voit passer dans sa brume
Des foyers de splendeur étoilés de rayons !

Ce théâtre en plein vent bâti dans les étoiles,
Où passent à la fois Cléopâtre et Lola,
Où défile en dansant, devant les mêmes toiles,
Un peuple chimérique en habit de gala ;

Ce pays de soleil, d'or et de terre glaise,
C'est la mélodieuse Athènes, c'est Paris,
Eldorado du monde, où la fashion anglaise
Importe deux fois l'an ses tweeds et ses paris.

Pour moi, c'est dans un coin du salon d'Aspasie,
Sur l'album éclectique où, parmi nos refrains,
Phidias et Diaz ont mis leur fantaisie,
Que je rime cette ode en vers alexandrins.

Septembre 1845.


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La belle Véronique


Ce fut un beau souper, ruisselant de surprises.
Les rôtis, cuits à point, n'arrivèrent pas froids ;
Par ce beau soir d'hiver, on avait des cerises
Et du johannisberg, ainsi que chez les rois.

Tous ces amis joyeux, ivres, fiers de leurs vices,
Se renvoyaient les mots comme un clair tambourin ;
Les dames, cependant, suçaient des écrevisses
Et se lavaient les doigts avec le vin du Rhin.

Après avoir posé son verre encore humide,
Un tout jeune homme, épris de songes fabuleux,
Beau comme Antinoüs, mais quelque peu timide,
Suppliait dans un coin sa voisine aux yeux bleus.

Ce fut un grand régal pour la troupe savante
Que cette bergerie, et les meilleurs plaisants
Se délectaient de voir un fou croire vivante
Véronique aux yeux bleus, ce joujou de quinze ans.

Mais l'heureux couple avait, parmi ce monde étrange,
L'impassibilité des Olympiens ; lui,
Savourant la démence et versant la louange,
Elle, avalant sa perle avec un noble ennui.

L'ardente causerie agitait ses crécelles
Sur leurs têtes ; pourtant, quoi qu'il en pût coûter,
Ils avaient les regards si chargés d'étincelles
Que chacun à la fin se tut pour écouter.

- " Vraiment ? jusqu'à mourir ! " s'écriait Véronique,
En laissant flamboyer dans la lumière d'or
Ses dents couleur de perle et sa lèvre ironique ;
" Et si je vous disais : " Je veux le Koh-innor ? "

(Elle jetait au vent sa tête fulgurante,
Pareille à la toison d'une angélique miss
Dont l'aile des steam-boats à la mer de Sorrente
Emporte avec fierté les cargaisons de lys !)

- " Chère âme, " répondit le rêveur sacrilège,
" J'irais la nuit, tremblant d'horreur sous un manteau,
Blême et pieds nus, voler ce talisman, dussé-je
Ensuite dans le cur m'enfoncer un couteau. "

Cette fois, par exemple, on éclata. Le rire,
Sonore et convulsif, orageux et profond,
Joyeux jusqu'à l'extase et gai jusqu'au délire,
Comme un flot de cristal montait jusqu'au plafond.

C'est un hôte ébloui, qui toujours nous invite.
La fille d'ève eut seule un éclair de pitié ;
Elle baisa les yeux de l'enfant, et bien vite
Lui dit, en se penchant dans ses bras à moitié :

- " Ami, n'emporte plus ton cur dans une orgie.
Ne bois que du vin rouge, et surtout lis Balzac.
Il fut supérieur en physiologie
Pour avoir bien connu le fond de notre sac.

Ici, comme partout, l'expérience est chère.
Crois-moi, je ne vaux pas la bague de laiton
Si brillante jadis à mon doigt de vachère,
Dans le bon temps des gars qui m'appelaient Gothon ! "

Novembre 1858.

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Mascarades


Le Carnaval s'amuse !
Viens le chanter, ma Muse,
En suivant au hasard
Le bon Ronsard !

Et d'abord, sur ta nuque,
En dépit de l'eunuque,
Fais flotter tes cheveux
Libres de nuds !

Chante ton dithyrambe
En laissant voir ta jambe
Et ton sein arrosé
D'un feu rosé.

Laisse même, ô Déesse,
Avec ta blonde tresse,
Le maillot des Keller
Voler en l'air !

Puisque je congédie
Les vers de tragédie,
Laisse le décorum
Du blanc peplum,

La tunique et les voiles
Semés d'un ciel d'étoiles,
Et les manteaux épars
à Saint-Ybars !

Que ses vierges plaintives,
Catholiques ou juives,
Tiennent des sanhédrins
D'alexandrins !

Mais toi, sans autre insigne
Que la feuille de vigne
Et les souples accords
De ton beau corps,

Laisse ton sein de neige
Chanter tout le solfège
De ses accords pourprés,
Mieux que Duprez !

Ou bien, mon adorée,
Prends la veste dorée
Et le soulier verni
De Gavarni !

Mets ta ceinture, et plaque
Sur le velours d'un claque
Les rubans querelleurs
Jonchés de fleurs !

Fais, sur plus de richesses
Que n'en ont les duchesses,
Coller jusqu'au talon
Le pantalon !

Dans tes lèvres écloses
Mets les cris et les poses
Et les folles ardeurs
Des débardeurs !

Puis, sans peur ni réserve,
Réchauffant de ta verve
Le mollet engourdi
De Brididi,

Sur tes pas fiers et souples
Traînant cent mille couples,
Montre-leur jusqu'où va
La redowa,

Et dans le bal féerique,
Hurle un rhythme lyrique
Dont tu feras cadeau
à Pilodo !

Tapez, pierrots et masques,
Sur vos tambours de basques !
Faites de vos grelots
Chanter les flots !

Formidables orgies,
Suivez sous les bougies
Les sax aux voix de fer
Jusqu'en enfer !

Sous le gaz de Labeaume,
Hurrah ! suivez le heaume
Et la cuirasse d'or
De Mogador !

Et madame Panache,
Dont le front se harnache
De douze ou quinze bouts
De marabouts !

Au son de la musette
Suivez Ange et Frisette,
Et ce joli poupon,
Rose Pompon !

Et Blanche aux belles formes,
Dont les cheveux énormes
Ont été peints, je crois,
Par Delacroix !

De même que la Loire
Se promène avec gloire
Dans son grand corridor
D'argent et d'or,

Sa chevelure rousse
Coule, orgueilleuse et douce ;
Elle épouvanterait
Une forêt.

Chantez, Musique et Danse !
Que le doux vin de France
Tombe dans le cristal
Oriental !

Pas de pudeur bégueule !
Amis ! la France seule
Est l'aimable et divin
Pays du vin !

Laissons à l'Angleterre
Ses brouillards et sa bière !
Laissons-la dans le gin
Boire le spleen !

Que la pâle Ophélie,
En sa mélancolie,
Cueille dans les roseaux
Les fleurs des eaux !


Que, sensitive humaine,
Desdémone promène
Sous le saule pleureur
Sa triste erreur !

Qu'Hamlet, terrible et sombre
Sous les plaintes de l'ombre,
Dise, accablé de maux :
" Des mots ! des mots ! "

Mais nous, dans la patrie
De la galanterie,
Gardons les folles murs
Des gais rimeurs !

Fronts couronnés de lierre,
Gardons l'or de Molière,
Sans prendre le billon
De Crébillon !

C'est dans notre campagne
Que le pâle champagne
Sur les coteaux d'Aï
Mousse ébloui !

C'est sur nos tapis d'herbe
Que le soleil superbe
Pourpre, frais et brûlants,
Nos vins sanglants !

C'est chez nous que l'on aime
Les verres de Bohême
Qu'emplit d'or et de feu
Le sang d'un Dieu !

Donc, ô lèvres vermeilles,
Buvez à pleines treilles
Sur ces coteaux penchants,
Pères des chants !

Poésie et Musique,
Chantez l'amour physique
Et les curs embrasés
Par les baisers !

Chantons ces jeunes femmes
Dont les épithalames
Attirent vers Paris
Tous les esprits !

Chantons leur air bravache
Et leur corset sans tache
Dont le souple basin
Moule un beau sein ;

Leur col qui se chiffonne
Sur leur robe de nonne,
Leurs doigts collés aux gants
Extravagants ;

Leur chapeau dont la grâce
Pour toujours embarrasse,
Avec son air malin,
Vienne et Berlin ;

Leurs peignoirs de barège
Et leurs jupes de neige
Plus blanches que les lys
D'Amaryllis ;

Leurs épaules glacées,
Leurs bottines lacées
Et leurs jupons tremblants
Sur leurs bas blancs !

Chantons leur courtoisie !
Car ni l'Andalousie,
Ni Venise, les yeux
Dans ses flots bleus,

Ni la belle Florence
Où, dans sa transparence,
L'Arno prend les reflets
De cent palais,

Ni l'odorante Asie,
Qui, dans sa fantaisie,
Tient d'un doigt effilé
Le narghilé,

Ni l'Allemagne blonde
Qui, sur le bord de l'onde,
Ceint des vignes du Rhin
Son front serein,

N'ont dans leurs rêveries
Vu ces lèvres fleuries,
Ces croupes de coursier,
Ces bras d'acier,

Ces dents de bête fauve,
Ces bras faits pour l'alcôve,
Ces grands ongles couleur
De rose en fleur,

Et ces amours de race
Qu'Anacréon, Horace
Et Marot enchantés,
Eussent chantés !

Janvier 1846.

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Premier soleil



Italie, Italie, ô terre où toutes choses
Frissonnent de soleil, hormis tes méchants vins !
Paradis où l'on trouve avec des lauriers-roses
Des sorbets à la neige et des ballets divins !

Terre où le doux langage est rempli de diphthongues !
Voici qu'on pense à toi, car voici venir mai,
Et nous ne verrons plus les redingotes longues
Où tout parfait dandy se tenait enfermé.

Sourire du printemps, je t'offre en holocauste
Les manchons, les albums et le pesant castor.
Hurrah ! gais postillons, que les chaises de poste
Volent, en agitant une poussière d'or !

Les lilas vont fleurir, et Ninon me querelle,
Et ce matin j'ai vu mademoiselle Ozy
Près des Panoramas déployer son ombrelle :
C'est que le triste hiver est bien mort, songez-y !

Voici dans le gazon les corolles ouvertes,
Le parfum de la sève embaumera les soirs,
Et devant les cafés, des rangs de tables vertes
Ont par enchantement poussé sur les trottoirs.

Adieu donc, nuits en flamme où le bal s'extasie !
Adieu, concerts, scotishs, glaces à l'ananas ;
Fleurissez maintenant, fleurs de la fantaisie,
Sur la toile imprimée et sur le jaconas !

Et vous, pour qui naîtra la saison des pervenches,
Rendez à ces zéphyrs que voilà revenus,
Les légers mantelets avec les robes blanches,
Et dans un mois d'ici vous sortirez bras nus !

Bientôt, sous les forêts qu'argentera la lune,
S'envolera gaîment la nouvelle chanson ;
Nous y verrons courir la rousse avec la brune,
Et Musette et Nichette avec Mimi Pinson !

Bientôt tu t'enfuiras, ange Mélancolie,
Et dans le Bas-Meudon les bosquets seront verts.
Débouchez de ce vin que j'aime à la folie,
Et donnez-moi Ronsard, je veux lire des vers.

Par ces premiers beaux jours la campagne est en fête
Ainsi qu'une épousée, et Paris est charmant.
Chantez, petits oiseaux du ciel, et toi, poète,
Parle ! nous t'écoutons avec ravissement.

C'est le temps où l'on mène une jeune maîtresse
Cueillir la violette avec ses petits doigts,
Et toute créature a le cur plein d'ivresse,
Excepté les pervers et les marchands de bois !

Avril 1854.

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La voyageuse


Masques et visages...
Gavarni.

à Caroline Letessier.

Au temps des pastels de Latour ...
Au fait, vous avez donc été ...

I

Au temps des pastels de Latour,
Quand l'enfant-dieu régnait au monde
Par la grâce de Pompadour,
Au temps des beautés sans seconde ;

Au temps féerique où, sans mouchoir,
Sur les lys que Lancret dessine
Le collier de taffetas noir
Lutte avec la mouche assassine ;

Au temps où la Nymphe du vin
Sourit sous la peau de panthère,
Au temps où Wateau le divin
Frète sa barque pour Cythère ;

En ce temps fait pour les jupons,
Les plumes, les rubans, les ganses,
Les falbalas et les pompons ;
En ce beau temps des élégances,

Enfant blanche comme le lait,
Beauté mignarde, fleur exquise,
Vous aviez tout ce qu'il fallait
Pour être danseuse ou marquise.

Ces bras purs et ce petit corps,
Noyés dans un frou-frou d'étoffes,
Eussent damné par leurs accords
Les abbés et les philosophes.

Vous eussiez aimé ces bichons
Noirs et feu, de race irlandaise,
Que l'on porte dans les manchons
Et que l'on peigne et que l'on baise.

La neige au sein, la rose aux doigts,
Boucher vous eût peinte en Diane
Montrant sa cuisse au fond du bois
Et pliant comme une liane,

Et Clodion eût fait de vous
Une provocante faunesse
Laissant mûrir au soleil roux
Les fruits pourprés de sa jeunesse !

Car sur les lèvres vous avez
La malicieuse ambroisie
De tous ces paradis rêvés
Au siècle de la fantaisie,

Et, nonchalante Dalila,
Vous plaisez par la morbidesse
D'une nymphe de ce temps-là,
Moitié nonne et moitié déesse.

Vos cheveux aux bandeaux ondés
Récitent de leur onde noire
Des madrigaux dévergondés
à votre visage d'ivoire,

Et, ravis de ce front si beau,
Comme de vertes demoiselles,
Tous les enfants porte-flambeau
Vous suivent en battant des ailes.

Tous ces petits culs-nus d'Amours,
Groupés sur vos pas, Caroline,
Ont soin d'embellir vos atours
Et d'enfler votre crinoline,

Et l'essaim des Jeux et des Ris,
Doux vol qui folâtre et se joue,
Niche sous la poudre de riz
Dans les roses de votre joue.

Vos sourcils touffus, noirs, épais,
Ont des courbes délicieuses
Qui nous font songer à la paix
Sous les forêts silencieuses,

Et les écharpes de vos cils
Semblent avoir volé leurs franges
à la terre des alguazils,
Des manolas et des oranges.

II

Au fait, vous avez donc été,
Loin de nos boulevards moroses,
Pendant tout ce dernier été,
Sous les buissons de lauriers-roses ?

Le fier soleil du Portugal
Vous tendait sa lèvre obstinée
Et faisait son meilleur régal
Avec votre peau satinée.

Mais vous, tordant sur l'éventail
Vos petits doigts aux blancheurs mates
Vous découpiez Scribe en détail
Pour les rois et les diplomates ;

Et, digne d'un art sans rivaux,
Pour charmer les chancelleries,
Vous avez traduit Marivaux
En mignonnes espiègleries.

C'est au mieux ! L'astre des cieux clairs
Qui fait grandir le sycomore
Vous a donné des jolis airs
De Bohémienne et de More.

Vous avez pris, toujours riant,
Dans cet éternel jeu de barres,
La volupté de l'Orient
Et le goût des bijoux barbares,

Et vous rapportez à Paris,
Ville de toutes les décences,
Les molles grâces des houris
Ivres de parfums et d'essences.

C'est bien encor ! même à Turin
Menez Clairville, puisqu'on daigne
Nous demander un tambourin
La-bàs, chez le roi de Sardaigne.

Mais pourtant ne nous laissez pas
Nous consumer dans les attentes !
Arrêtez une fois vos pas
Chez nous, et plantez-y vos tentes.

Tout franc, pourquoi mettre aux abois
Cet éden, où le lion dîne
Chaque jour de la biche au bois
Et soupe de la musardine ?

Valets de cur et de carreau
Et boyards aux fourrures d'ourses,
Loin de vous, sachez-le, Caro,
Tout s'ennuie, au bal comme aux courses.

Vous nous disputez les rayons
Avec des haines enfantines,
Et jamais plus nous ne voyons
Que les talons de vos bottines.

Songez-y ! Vous cherchez pourquoi
Ma muse, qui n'est pas méchante,
M'ordonne de me tenir coi
Et ne veut plus que je vous chante ?

C'est que vos regards inhumains
Ont partout des intelligences,
Et tout le long des grands chemins
Vont arrêter les diligences.

Février 1858.

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