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La Chanson de Roland
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Chant IV

Mort est Roland, son ame est devant Dieu!

L'empereur rentre en ceste douloureuse vallée de Roncevaux. Il n'est chemin ni sentier, il n'est pas une aune, pas un pied de terrain que ne recouvre le cadavre de quelque payen ou François. Charlemagne s'escrie: "Où estes-vous, beau neveu? Où est l'archevesque et le comte Olivier? Où est Gérin et Gérer, son compagnon? Où est Othon, le comte Bérenger, Ive et Ivore, que je tenois si chers? Et le gascon Angelier, qu'est-il devenu? Et le duc Sanche? et le brave Anséis? Où est Gérard de Roussillon, le vieux? Mes douze pairs que j'avois laissés après moi, où sont-ils?" Las! que servent ce deuil et ces cris? nul d'entre eux ne respond! "Dieu! dit le roi, je me puis bien désoler que je n'estois au choc de ce combat!" Il s'arrache la barbe en homme au désespoir; avec lui tous ses braves chevaliers pleurent, desquels vingt milliers tombent pasmés à terre; dont le duc Naime en sent moult grand'pitié!

Il n'est chevalier ni baron qui de pitié moult tendrement ne pleure. Pleurent leur fils, leurs frères, leurs neveux, et leurs amis et leurs liges-seigneurs; la pluspart gisent pasmés contre terre. Alors le duc Naimes a fait en homme sage; tout de prinsaut a dit à l'empereur: "Regardez en avant de nous jusqu'à deux lieues; vous pouvez voir les grands chemins poudreux, car assez y a de la race payenne! chevauchez donc, vengez ceste douleur!"

- "Hé Dieu! dit Charles, ils sont déjà si loin, si loin!... Conseillez-moi selon le droit et l'honneur: ils m'ont tollu la fleur de nostre douce France!"

Le roi donne l'ordre à Othon et Gébuin, à Thibaut de Reims et au comte Milon: "Gardez le champ, les monts et les vallées; laissez gésir les morts tout ainsi comme ils sont: que n'y viennent toucher lions ni d'autres bestes; que n'y touchent non plus escuyers ni varlets; je vous défends que personne n'y touche!... qu'à l'heure où Dieu voudra qu'en ce lieu revenions." Les nobles barons respondent avec docilité: "Droit empereur, cher sire, ainsi ferons-nous." Et y retiennent mille chevaliers de leur suite.

Ensuite l'empereur fait sonner ses hautbois, puis bravement chevauche avecque sa grande ost; des Sarrazins d'Espagne qui leur tournent le dos, ils tiennent le pourchas d'une commune ardeur.

Mais lorsque l'empereur vit descendre le soir, il met pied à terre en un pré, s'agenouille, et, le front prosterné dans l'herbe verte, il demande au seigneur Dieu de faire pour lui arrester le soleil, retarder la nuit et durer la lumière. Or voici descendre un ange bien connu de l'empereur, qui lui dit en paroles rapides: "Chevauche, roi; la clarté ne te manque! Tu as perdu la fleur de la France, Dieu le sait: va te venger de la gent criminelle!" Charlemagne remonte aussitost à cheval.

Pour Charlemagne Dieu fit moult beau miracle, car le soleil s'est arresté immobile! Les payens s'enfuient, les François les vont poursuivant; les ont rejoints dans le val ténébreux; vers Sarragosse on les pousse, on les chasse; à coups pleniers les va-t-on massacrant. Les fuyards se voient la retraite coupée; ils ont devant eux l'eau de l'Ebre, rapide à merveille et profonde, et rien pour la passer, ni barge, ni dromon, ni chalan. Les payens alors réclament un de leurs dieux, Tervagant, puis sautent dans le fleuve, où ne trouvent guères de refuge, car les adoubés, qui sont les plus pesans, coulent à fond pour la pluspart; les autres vont flottant au fil de l'eau; les plus heureux ont bu d'autant; enfin, tous sont noyés avec angoisses infinies: ce que voyant les nostres, crioient: "Roland! à la male heure!"

Quand Charles voit destruite toute l'ost Sarrasine, aucuns occis et la pluspart noyés (dont moult grand butin en ont ses chevaliers), le sage empereur a mis pied à terre et s'est prosterné pour rendre grace à Dieu. Quand il se relève, le soleil est couché. Alors il dit: "C'est l'heure d'héberger; il est aujourd'hui trop tard pour retourner à Boncevaux; puis nos chevaux sont las et ennuyés: ostez-leur donc la selle et le frein de leur bouche, et par ces prés les laissez rafraischir." - Respondent les François: "Sire, vous dites bien."

L'empereur a pris ses quartiers. Les François descendent en la terre déserte, desbarrassent les chevaux de leurs selles, de leurs freins d'or et de leurs testières, puis leur livrent les prés à souhait d'herbe fraische; on n'eust scen leur en faire davantage. Le soldat trop fatigué s'endort contre terre; et l'on oublia pour ceste nuit de poser un guet.

L'empereur s'est couché sur le pré, son grand espieu à son chevet, le brave, car ceste nuit ne se veut-il désarmer. Doncques s'endort avec son blanc haubert à franges, son heaume en teste, où luit l'or ciselé; Joyeuse au flanc qui n'eut onc son égale, et fait par jour briller trente reflets. Nous avons souvent ouï parler de la lance dont Jésus nostre seigneur fut navré sur la croix; Charlemagne en possède le fer, grace à Dieu! lequel il a fait enfermer dans la poignée en or de son espée; et pour cest honneur et ceste bonté, l'espée reçut le nom de Joyeuse. Les barons françois ne doivent l'oublier, car ils en ont retenu leur cri de guerre: Monjoie! qui fait que nulle gent ne peut tenir contre eux.

Claire est la nuit et la lune luisante: Charles est couché, mais son coeur est en deuil de Roland! Le regret d'Olivier, des douze pairs et des soldats françois rudement lui pèse! en Roncevaux a laissé tant de morts! il ne se peut tenir d'en pleurer et s'agiter, et recommande à Dieu leurs ames. Charlemagne succombe, car trop lourde est la peine; s'est endormi, n'en pouvant plus porter. Tout parmi les prés dorment aussi les François; n'y a cheval qui puisse se tenir debout: celui qui a faim d'herbe, il la prend estendu. Le plus dur au labeur s'y rend encore savant!

Charles repose en homme travaillé de souci: l'ange Gabriel fut envoyé d'en haut, à qui Dieu commet la garde de l'empereur. L'ange se tient toute la nuit au chevet, et par une vision fait connoistre à Charlemagne une bataille à quoi se doit attendre; l'ange en donna sombre signifiance: Charles, regardant là-haut au fond du ciel, voyoit les tonnerres et les vents et les gelées; orages noirs, merveilleuses tempestes, flammes et feux en terrible appareil.

Soudainement tout pleut sur son armée! ardent ces lances de fresne et de pommier, et ces escus jusqu'aux boucles d'or pur; le fust se rompt à ces tranchans espieux; l'acier gémit des hauberts et des heaumes. En grand'douleur il voit ses chevaliers: ours, léopards les voulant dévorer! guivres, serpens, dragons, monstres affreux! et des griffons, plus de trente milliers! il n'est celui qui n'attaque un François, et les François: "Charlemagne, au secours!" dont sent le roi deuil et compassion; veut y courir, mais il est empesché: d'une forest s'eslance un grand lion, le plus cruel, orgueilleux et féroce, attaque, assaut Charlemagne lui-mesme! Tous deux à bras se prennent pour lutter; mais on ne sait lequel terrasse l'autre!

Et l'empereur ne se resveille pas.

A ceste vision une autre succède. Charlemagne se voit en France, sur un perron d'Aix-la-Chapelle, où d'une double chaine il tenoit un ourson. Du costé des Ardennes voit accourir trente ours, chacun parlant ainsi qu'une personne, et lui disoient ces ours: "Sire, rendez-le-nous! ce n'est le droit que vous nous le gardiez! Nous devons secourir un parent!" Mais du palais un jeune lévrier lancé contre les ours, assaillit le plus grand de la troupe sur l'herbe verte, près de ses compagnons. Là le roi vit un merveilleux combat! mais il ne sait lequel triomphe ou non.

Ainsi l'ange de Dieu descouvroit l'avenir au héros. Et Charlemagne dort jusqu'à l'endemain grand jour...

Le roi Marsille s'enfuit en Surragosse; met pied à terre à l'ombre d'un olivier; rend aux serviteurs son espée, son heaume, sa cuirasse, et sur le vert gazon piteusement se couche: il a perdu sa main droite coupée; à voir son sang qui coule, il se pasme d'angoisse, et devant lui sa femme Bramimonde, qui pleure et crie, et se désole! Là sont aussi plus de trente mille hommes, tous maudissant Charlemagne et nostre chère France. Ils s'en courent vers une grotte, où loge leur Apollon, et le criant à qui mieux mieux, l'outragent de vilains propos: "Ah! mauvais Dieu, qui nous fais telle honte! c'est nostre roi, pourquoi l'as-tu laissé confondre? Qui trop te sert, mauvais loyer en tire!" Et tout d'un temps, sceptre et couronne lui arrachent, par ses deux mains l'accrochent au pilier, et puis l'ayant foulé, trespigné, trestourné, lui baillent vertueusement les estrivières! A Tervagan ostent son escarboucle, et boutent Mahomet au fin fond d'un fossé, où la chienaille et les cochons à leur plaisir le mordent et salissent!

De pasmoison Marsille est revenu; se fait porter en sa chambre voultée, enluminée de peintures et d'inscriptions de toutes couleurs. Là pleure sur son espoux la reine Bramimonde, s'arrachant les cheveux et criant: "Malheureuse que je suis!

"Ah! Sarragosse, aujourd'hui despourvue du noble roi qui t'avoit en gouverne! nos mauvais dieux lui ont fait félonie, qui ce matin au combat lui faillirent! Mais l'émir fera bien couardis s'il ne combat cette race intrépide et fière, où l'on n'a cure de sa vie ni de sa mort! Leur empereur à la barbe fleurie, il est moult preux et téméraire! s'il a bataille, il ne s'enfuira mie! Ah! c'est grand deuil que n'est qui nous l'occie!"

L'empereur Charlemagne, par sa grande puissance, s'est maintenu en Espagne sept années pleines, prenant castels et nombre de cités. Le roi Marsille s'en tient fort en cervelle. Au bout du premier an, fait sceller une épistre qu'il envoie en Babylone à Baligant, le vieil émir, qui passe d'antiquité Virgile et Homère, lui mandant de lui venir aider en Sarragosse; et s'il n'y vient, que lui Marsille quittera ses dieux et ses idoles qu'il souloit adorer, et recevra la sainte loi chrestienne, et se mettra d'accord à Charlemagne. Mais Babylone est loin, et c'est un long retard! Au reçu des lettres, l'émir appelle les gouverneurs de quarante de ses royaumes; ses grands dromonds, barges, esquifs, galères et nefs, il fait tout apprester. Alexandrie possède un port sur la mer: là Baligant fait assembler sa flotte. Ce fut en mai, le premier jour d'esté, qu'il lança toutes ses forces en mer.

Grande est l'escadre de cette race ennemie; ils cinglent fort et nagent et gouvernent. Au sommet de ces masts et de ces hautes vergues brillent tant de lumignons et lanternes, que la lueur sur les eaux espandue dans la profonde nuit fait voir la mer plus belle. Quand ils approchent du rivage d'Espagne, tout le pays en reluit et s'esclaire! Les nouvelles en courent jusqu'à Marsille.

La gent payenne, sans prendre aucun repos, quitte la mer pour entrer en eau douce; ils laissent derrière eux Marbrise et Marbrouse, et tournent leurs navires en amont dans l'embouchure de l'Ebre. Assez y a de lanternes, de feux et de flammes, pour illuminer la nuit; tant et si bien que ce mesme jour ils entrent dedans Sarragosse.

Le jour est clair et le soleil luisant; l'émir est descendu de son navire: Espaneliz l'escorte, marchant à sa droite et dix-sept rois les suivant. Des comtes et des ducs, je n'en sais pas le nombre. Sous un laurier, au milieu d'un pré, on jette un satin blanc sur l'herbe verte; on y pose ensuite un fauteuil d'ivoire, où s'est assis le sarrazin Baligant. Tout le surplus est demeuré debout. Leur maistre parla le premier: "Or entendez, francs chevaliers vaillans, Charles le roi, l'empereur des François, ne doit manger si je ne le permets! Par toute Espagne il m'a fait moult grand'guerre: en France douce aussi l'irai-je querir, sans arrester jamais mais jour de ma vie qu'il ne soit mort ou se rende à merci!" Et pour confirmer ceste parole, l'émir sur son genouil frappe le gant de sa main droite.

Ce mot une fois prononcé, Baligant s'y obstinera: tout l'or d'ici-bas ne le feroit pas se déprendre d'aller voir Aix, où Charles tient ses plaids. Tout son monde l'encourage et l'affermit en ce dessein. L'émir appelle deux de ses chevaliers, l'un Clarifan et l'autre Clarien: "Vous estes fils au bon roi Mautrayen, qui tels messages faisoit moult volontiers: Je vous commande aller en Sarragosse, au roi Marsille annoncez de ma part que je lui viens aider contre les François. Si je les joins, y aura grand'bataille! assurez-l'en par ce gant brodé d'or, que lui ferez en sa dextre chausser; ajoutez-y ceste once d'or pur, et qu'il me vienne faire hommage pour son fief. J'irai en France guerroyer Charles; et s'il en ma merci ne se couche à mes pieds, et n'abandonne pas la loi de ses Chrestiens, je lui retirerai la couronne du chef." Tous les payens ont respondu: "Sire, c'est très-bien dit!"

Après dit Baligant: "Or chevauchez, barons! Que l'un porte le gant, et l'autre le baston." - "Nous vous obéissons, cher sire," ont-ils respondu.

A force de chevaucher, les voilà devant Sarragosse; ils passent dix portes, traversent quatre ponts, et toutes les rues où les bourgeois habitent. En approchant le haut de la cité, vers le palais, ils ouïrent grand tumulte: c'estoit une tourbe innumérable de ceste payenne gent, pleurant, criant, démenant grand'douleur: ils plaignent leurs dieux Tervagant et Mahomet, aussi leur Apollon, dont il ne reste miette. Chacun dit à l'autre: "Ah, malheureux! que deviendrons-nous? Voici que nous advient male confusion, car nous avons perdu le roi Marsille: le preux Roland, hier, lui trancha le poing droit; il ne reste plus rien de Jurfaleu le Blond; toute l'Espagne leur est aujourd'hui abandonnée!"

Alors les deux messagers descendent au perron. Sous une olive ils laissent leurs chevaux, lesquels deux Sarrazins prirent par les resnes. Les envoyés, se tenant par leurs manteaux, sont montés au plus haut du palais. En entrant dans la chambre voultée, ils saluent d'un visage plein d'affection: "Que Mahomet qui nous tient en gouverne, et Tervagant et Apollon nostre sire, sauvent le roi et protégent la reine!" La reine dit: "Ce sont tous vains discours! ces dieux que vous nommez sont lasches, sans vertu; en Roncevaux ont changé leur courage: nos chevaliers y ont laissé périr; ils ont failli dans la bataille au roi mon seigneur que voici. Il a perdu le poing de la main droite, que lui trancha le lier comte Roland. Toute l'Espagne sera la proie de Charles; que deviendrai-je, hélas, douloureuse chétive! Hélas, que n'ai-je un homme qui m'occie!"

- "Madame, lui dit Clarien, ne parlez mie ainsi. Nous sommes messagers du sarrazin Baligant, qui défendra, dit-il, le roi Marsille; et pour gage, voici son baston et son gant. Dans l'Ebre nous avons quatre mille chalans, barges, esquifs et galères rapides, et des dromonds, je ne sais pas combien! Nostre émir est riche et puissant: en France ira poursuivre Charlemagne pour le tuer ou l'amener à grace." La reine dit: "Il n'ira pas si loin: plus près d'ici vous pourrez trouver les François en ceste terre ils ont passé sept ans; leur empereur est brave et grand guerrier, prest à mourir plutost qu'à fuir du champ; roi n'est çà-bas qu'il prise au-dessus d'un enfant; Charles ne craint ame qui vive."

- "Laissez tout cela," dit le roi Marsille; ensuite aux messagers: "Seigneurs, parlez à moi. Vous me voyez en destresse de mort: je n'ai ni fils, ni fille, ni héritier; j'en avais un, hier soir il fut tué! Dites à mon seigneur qu'il me vienne ici voir. L'émir a des droits sur l'Espagne; veut-il l'avoir? Or bien, je la lui quitte. Qu'il la défende ensuite des François. Je lui dirai sur Charles un bon conseil, par où il l'aura dompté de ce jour en un mois. Reportez-lui les clefs de Sarragosse, et lui direz de ma part, s'il veut m'en croire, de ne s'éloigner point. - "Vous avez raison, sire."

- "Charles, continua Marsille, qui m'a tué tous mes soldats, dévasté mon royaume et violé mes villes, Charles ceste nuit a campé sur les rives de l'Èbre: j'ai calculé qu'il n'y a que sept lieues. Dites à l'émir d'y conduire son ost: je lui mande par vous qu'il y donne bataille." Ayant ainsi parlé, le roi payen leur livre les clefs de Sarragosse. Les deux envoyés le saluent, prennent congé, et retournent vers l'émir Baligant.

Les deux envoyés s'estant remis en selle, sortent promptement de la ville, vont, pleins de trouble, rejoindre l'émir, et lui présentent les clefs de Sarragosse. "Et qu'avez-vous trouvé? leur demande Baligant; où est le roi qu'ici j'avois mandé?" - "Il est, respond Clarien, blessé mortellement. Hier l'empereur gagnoit les desfilés pour s'en retourner dans sa chère France; par grand honneur il se fit suivre d'une arrière-garde où resta le comte Roland son neveu, et Olivier, et tous les douze pairs, et vingt mille François adoubés de leurs armes. Le brave Marsille les attaqua de sa personne: lui et Roland s'abordant sur le champ de bataille, de Durandal Roland frappa tel coup, qu'il abattit la main droite à Marsille. De plus, lui a tué son fils tant chéri, et les barons qu'il avoit amenés. Le roi s'enfuit, ne pouvant plus tenir, et l'empereur l'a pourchassé bien loin. Le roi vous mande que vous le secouriez: il vous quitte hautement le royaume d'Espagne."

Baligant alors demeure pensif: du deuil qu'il a peu s'en faut qu'il n'endève.

"Seigneur émir, reprend Clarien, en Roncevaux hier fut une bataille; mort est Roland et le comte Olivier, et les douze pairs tant chéris de l'empereur; de leurs François y sont morts vingt milliers! Le roi Marsille y perdit sa main droite, et l'empereur l'a pourchassé bien loin. En ce pays n'est resté chevalier qui ne soit occis ou dans l'Èbre noyé. Dessus la rive hébergent les François, si près de nous que, s'il vous plaist, vous leur rendrez le départ bien cruel!"

A ce mot, le regard de Baligant s'allume: il sent au fond du coeur une secrète joie; de son fauteuil il se redresse en pieds, s'escriant: "Barons, ne tardez plus! sortez des nefs; en selle! chevauchez! S'il ne s'enfuit, le vieux Charlemagne, le roi Marsille ce jour sera vengé: je lui payerai pour sa main une teste!"

Les payens d'Arabie sont sortis des nefs; puis, montés sur mulets et chevaux, ils cheminent sans retard. L'émir de qui la voix les a tous excités, parle à un sien favori appelé Gémanfin: "Je te fie en mon absence le soin de toutes mes armées." Ce disant, il monte sur son cheval Baibrun, emmenant avec soi quatre de ses généraux.

Tant chevaucha qu'il arrive en Sarragosse; mit pied à terre au grand perron de marbre, où quatre comtes lui tinrent l'estrier; par les degrés il monte au palais, et la reine Bramidone accourt à leur rencontre, s'escriant: "Hélas, malheur à moi! Sire, à grand'honte ai-je perdu mon seigneur!" Et tombe aux pieds de l'émir qui la relève. En la chambre d'en haut sont venus tristes et dolens.

Lorque le roi Marsille vit entrer Baligant, il appela deux Sarrazins Espagnols: "Prenez-moi à bras et me dressez en séant." Alors de sa main gauche prenant un de ses gants: "Prince émir, dit Marsille, mon seigneur, je vous remets ici toutes mes terres, et Sarragosse et son domaine entier. Je me suis perdu, et tout mon peuple avec moi." L'émir respond: "Tant suis-je plus dolent! Je ne puis long tems avec vous parler: Charles s'en va son chemin sans m'attendre; ce néantmoins je reçois vostre gant." Sur ceste parole il sort de la chambre, et redescend le degré du palais, pleurant de pitié; monte à cheval et pique vers son camp. Tant il estrive qu'il passe le premier de sa bande, et des uns aux aultres galope, criant: "Alerte, Sarrazins! les François nous eschappent!"

De bon matin, à la petite pointe de l'aube, l'empereur Charlemagne s'est resveillé. L'ange Gabriel, qui de part Dieu le garde, lève la main et fait sur sa teste le saint signe de la croix. L'empereur se lève, despouille ses armes, toute l'ost suit son exemple, puis on monte à cheval et l'on chevauche hastivement par ces longs détours et ces larges chemins; ils s'en vont voir le merveilleux dommage de Roncevaux, là où fut la bataille.

Charlemagne est rentré dans Roncevaux; des morts qu'il treuve, il commence à pleurer: "Seigneurs, dit-il aux François, ralentissez un peu le pas, car il convient que seul j'aille en avant pour chercher mon neveu. Un jour, dans Aix, à une feste annuelle, mes vaillans chevaliers racontoient leurs batailles, leurs forts combats pleniers: là j'ouïs Roland tenir ce propos, que s'il mouroit en pays estrange, son corps gésiroit en avant de ses soldats et de ses pairs, le front tourné vers la terre ennemie; qu'ainsi conquerramment il finiroit, le brave!"

Parlant ainsi, Charlemagne seul de sa troupe s'avance l'intervalle, ou un peu plus, que vous pourriez lancer un bastonnet, et gravit un pic.

Quand l'empereur en cherchant son neveu trouva le pré couvert d'herbe et de fleurs envermeillées du sang de nos barons, il n'en peut retenir des larmes de tendresse. Charles arrive sous deux arbres, et là parvenu, reconnut les coups de Durandal marqués sur les trois perrons; sur l'herbe verte vit gésir son neveu. Ce n'est merveille s'il en a grand'douleur; descend à pied, s'y rend à pleine course, de ses deux mains soulève le cadavre, et sur lui se pasme d'angoisse extresme.

L'empereur de sa pasmoison resveillé, le duc Naymes et le comte Acelin, Geoffroy d'Anjou et son frère Henri le prennent, le dressent sous un pin; Charles jetant les yeux contre bas, voit son neveu tout du long estendu, et doucement se prit à le regretter en ceste manière:

"Ami Roland, Dieu t'ait en sa merci! oncques nul ici-bas ne vit tel chevalier pour les grandes batailles assembler et gagner. Ores s'est donc tourné mon honneur à déclin!" Ayant dit, Charles ne se peut empescher de retomber pasmé.

Le roi Charles se resveille de pasmoison; quatre de ses barons le tiennent par les mains; met l'oeil à terre, y voit Roland gésir, entier de corps, mais la couleur perdue, les yeux tournés et remplis de ténèbres. Charles le plaint d'une fidèle amour: "Ami Roland, Dieu mette ton ame dans les fleurs de son paradis, avec celles des glorieux saints! Comme en Espagne, hélas, tu vins à la male heure! pour moi, jamais un jour n'ira sans te pleurer! Ah! comme va déchoir ma force et mon audace! Et qui meshui soustiendra mon empire? Je ne cuide avoir un ami sous le ciel, pas un seul! si j'ai parens encore, aucun de ta valeur!" Charlemagne à pleines mains arrache ses cheveux, et cent mille assistans en ont douleur si poignante, qu'il n'est celui qui ne se fonde en larmes.

"Ami Roland, je vais rentrer en France. Quand nous serons à Laon, ma bonne ville, les gens viendront de maint pays estrange me demander: Où est le capitaine? Je leur dirai qu'il est mort en Espagne. En chagrin désormais tiendrai-je mon royaume; jamais ne sera jour que je n'en pleure et plaigne!

"Ami Roland, brave et belle jeunesse, quand je serai dans Aix, à ma chapelle, viendront les gens, demanderont nouvelles; je les dirai cruelles à merveille! il est mort, mon cher neveu, qui m'a tant gagné de terres! ores se vont rebeller contre moi tant de peuples divers: Saxons, Bougres, Hongrois, Romagnols, Polonois et tous ceux de Palerme; et ceux d'Afrique,et ceux de Califerne; ils accroistront ma peine et ma souffrance. Qui guidera maintenant mes armées d'une égale auctorité, quand est mort celui-là qui tous nous commandoit? Ah! France, doux pays, tu restes orpheline! J'ai si grand deuil que je ne voudrois estre!"

Charlemagne, sur ce mot, arrache sa barbe blanche, puis à deux mains les cheveux de sa teste; ce que voyant, cent mille François se pasment contre terre.

"Ami Roland, Dieu merci te fasse, et soit ton ame en son saint paradis! qui t'a tué, il a blessé la France mortellement. Ah! quand je vois pour moi périr ma race, tel est mon deuil que je n'y veux survivre! Accordez-moi, Jésus, fils de sainte Marie, que devant ma venue aux derniers desfilés, mon ame soit de mon corps despartie et mise avec les leurs, et soit ma chair auprès d'eux enterrée!" Ce disant, il pleuroit, tirant sa blanche barbe. "Ah, dit le vieux duc Nayme, Charlemagne est en grand'douleur!"

- "Sire empereur, ce dit Geoffroy d'Anjou, ceste douleur ne la menez si fort. Par tout le champ faites querir les nostres que ceux d'Espagne en bataille ont tués; en un charnier commandez qu'on les porte." - "Soit fait, respond le roi; sonnez en vostre cor."

Geoffroy d'Anjou son clairon a sonné; les François se rassemblent, et Charles leur a donné ses ordres: tous leurs amis qu'ils ont rencontrés morts, en un charnier d'abord les ont portés. Assez y a d'évesques et d'abbés, moines, chanoines, prouvaires à tonsure, lesquels les ont absous et bénis de part Dieu; on brusle de la myrrhe et toute sorte de parfums; on encense bravement les morts, on les enterre en grande pompe, et puis on les abandonne. Hélas! qu'en eussent-ils fait aultre?

Mais l'empereur fait mettre à part Roland, Olivier et l'archevesque Turpin; en sa présence il les a fait ouvrir, et leurs coeurs recueillir en un beau drap de soie; et dépose-t-on leurs reliques en un cercueil de marbre blanc. On vient ensuite aux corps des barons, lesquels, lavés de piment et de vin, sont par les seigneurs mis et renfermés en des cuirs de cerf. Le roi commande Thibaut, Gébuin, le comte Milon et le marquis Othon: sur trois charrettes les trois corps sont chargés, bien abrités d'un riche drap de soie.

L'empereur Charlemagne estoit sur le point de son despart, quand des payens il voit sourdre l'avant-garde. Deux messagers se destachant du front, annoncent que l'émir apporte la bataille: "Prince orgueilleux, ce n'est droit que tu eschappes. Voici Baligant qui chevauche après toi; grande est son ost qu'il amène d'Arabie! Nous verrons aujourd'hui quel est ton grand courage!"

Le roi Charles, au souvenir du désastre et de son malheur, s'arrachoit sa barbe blanche; soudain il jette sur tout son monde un regard de fierté, et s'escrie d'une voix terrible: "Barons françois, aux armes! à cheval!"

L'empereur est le premier à s'adouber: allégrement a vestu sa cuirasse, lacé son heaume, à son flanc met Joyeuse, dont mesme le soleil n'esteint pas les reflets, pend à son col un escu de Biterne, tient son espieu dont il brandit la hampe, et monte sur son bon cheval Tencedor, qu'il conquit aux gués sous Marsone, en ayant jeté mort Maupalin de Narbonne. Il rend la main, broche des esperons, et prend son élan devant deux cent mille hommes, réclamant Dieu et le pape.

Par tout le camp les François se répandent: cent mille et plus en mesme temps s'adoubent: ont fournimens au gré de leurs souhaits: chevaux légers, nobles armures; puis sont en selle et s'y montrent habiles. Vienne à présent l'occasion, ils sont prests à rendre bataille. Leurs gonfanons sur les heaumes descendent. Charles, à l'aspect de si belles contenances, interpellant Jozeran de Provence, le vieux duc Nayme et Anthelme le Mayençois: "En tels guerriers, dit-il, on se peut confier. Désespérer au milieu d'eux, il faudroit doncques estre fou! Si les payens ne changent de courage, s'ils viennent, la mort de Roland, je cuide la leur vendre cher!" Nayme respond: "Dieu nous en doint la grace!"

S'adressant ensuite à Rabel et Guinemant, le roi leur dit: "Seigneurs, voici mon ordre: vous remplacez Olivier et Roland: que l'un porte l'espée, et l'autre l'olifant, et chevauchez ensemble au premier front de l'armée; avecque vous seront quinze mille François, tous jeunes et des plus vaillans; quinze mille autres soldats viendront ensuite, guidés par Richard de Normandie, le duc Nayme et le preux Josseran." On establit aussitost ces cohortes, et puis vienne l'instant, le combat sera rude!

De François sont les premières cohortes; après les deux, on establit la tierce: dans celle-là les braves de Bavière; on l'estime à vingt mille chevaliers. La bataille desjà ne manquera point par leur faute! Race n'est sous le ciel que Charles ait plus chère, hors les François, conquérans des royames. Le comte Ogier le Danois, ce héros, les guidera, car la compagnie est superbe!

Nostre empereur a desjà trois cohortes: le vieux duc Nayme establit la suivante de tels barons dont on sait la bravoure: sont Allemands, du vrai coeur d'Allemagne, en tout vingt mille hommes, très-bien garnis et de chevaux et d'armes; devant la mort ils ne lascheront pied. Leur capitaine, Hermann, le duc de Thrace, plus dispos à mourir qu'à faire couardise.

Nayme le duc et le preux Josseran la cinquième cohorte ont faite de Normands; ils sont vingt mille au compte des François, bel et bien armés et montés pareillement; jà pour mourir ceux-là ne se rendront; rien d'égal aux Normands sur un champ de bataille! Le vieux Richard sera leur capitaine, et fera bien de son espieu tranchant.

La sixième cohorte est faite de Bretons: ils sont bien trente mille chevaliers qui bravement chevauchent, avec leurs lances peintes et leurs banderolles fottantes. Leur seigneur s'appelle Eudes; mais il choisit le comte Nevelon, Thibaut de Reims et le marquis Othon: "Guidez ma troupe, je vous en fais le don."

Nostre empereur a six cohortes faites. Nayme le duc establit la septième de Poitevins et des barons d'Auvergne: ils peuvent estre quarante mille chevaliers, ont bons chevaux et les armes moult belles! se tiennent à par eux, en un val, sur un tertre. Charlemagne les a bénis de sa main droite: Josseran et Gauselme les guideront.

Nayme establit la huitième cohorte: c'est des Flamands et des barons de Frise; ont chevaliers plus de quarante mille, par qui le champ ne sera déserté. "Je suis seur, dit le roi, d'en estre bien servi! Raimbault et Hamon de Galice se partageront le soin de les guider en dignes chevaliers."

Entre le vieux duc Nayme et le comte Josseran, la neuvième cohorte est faite de vaillans: c'est de Lorrains et de ceux de Bourgogne. On y compte cinquante mille chevaliers, heaumes lacés et cuirasses vestues, ont forts espieux dont courtes sont les hampes. Les Sarrazins ne tardent à venir: s'ils s'exposent aux coups, ceux-ci ne les manqueront pas! Pour guide ils ont Thierry, le duc d'Argonne.

La dixième cohorte est des barons de France: cent mille y sont de nos bons capitaines, grands corps gaillards et fières contenances, la barbe blanche et la teste fleurie, hauberts vestus, les cuirasses doublées, au flanc l'espée Françoise ou Espagnole, nobles escus peints de divers symboles; ils montent à cheval, demandant la bataille et criant Monjoie! Avec eux est Charlemagne; Geoffroy d'Anjou leur porte l'oriflamme: c'estoit du tems passé l'estendart de saint Pierre, qui pour lors avoit nom Romaine; mais illec le changea pour celui de Monjoie.

L'empereur Charlemagne ayant mis pied à terre, s'est prosterné sur l'herbe verte, le visage tourné vers le soleil levant, du fond du coeur fait à Dieu sa prière: "Nostre vrai père, aujourd'hui défends-moi, qui protégeas Jonas dans la baleine, et sauvas le roi de Ninive, et Daniel dans la fosse aux lions, les trois enfans dans la fournaise ardente. Que ton amour aujourd'hui m'accompagne; accorde-moi, s'il te plaist, par ta grace, que je puisse venger mon cher neveu Roland!"

Ayant fini, l'empereur se relève, signant son chef des vertus de la croix, et se remet sur son coursier rapide, Naymes et Josseran lui tenant l'estrier. Il saisit son escu, son espieu bien tranchant; son noble corps, gaillard et bien séant, le visage serein et de bonne apparence, il chevauche de grande ardeur. Le clairon sonne et derrière et devant; par-dessus tout rebondit l'olifant; le soldat pleure en pitié de Roland.

Moult noblement nostre empereur chevauche; sur sa cuirasse il a sorti sa barbe; l'armée entière a suivi son exemple, dont cent mille François en sont reconnoissables. Ils franchissent ces pics et ces rochers terribles, ces profondes vallées, ces desfilés sinistres. Les voilà hors des ports et de la solitude; ils s'avancent devers l'Espagne; dans une plaine ont pris leur campement.

A Baligant ses esclaireurs reviennent; son messager Syrien lui rend compte: "Nous avons vu cest orgueilleux roi Charles: intrépides sont ses soldats, et de lui faillir n'ont envie! Tenez-vous prest, car vous aurez tout maintenant bataille." - "Voici, dit Baligant, l'heure de la vaillance! Sonnez clairons, avertissez mes braves Sarrazins!"

Par toute l'ost les tambours retentissent, et la trompette et ces hautbois moult clairs. Payens pour s'adouber ont posé pied à terre; leur émir ne s'amuse pas: sa cuirasse il revest tout alentour frangée, lace son heaume luisant d'or, au flanc senestre attache son espée, à qui son arrogance a descouvert un nom. Par envie de la Joyeuse de Charlemagne dont il ouït parler si souvent, il a fait appeler la sienne Précieuse. Précieuse est son cri sur le champ de bataille; il fait pousser ce cri par tous ses chevaliers. Pend à son col son escu grand et large; l'ombilic est en or, et le liteau formé de pierreries; la guiche en est d'un bon satin rayé. Il tient son espieu qu'il a baptisé Mautet, dont le manche est une vraie massue, et le fer feroit seul la charge d'un mulet! Sur son destrier Baligant est monté, Marculfe d'outre-mer lui tenant l'estrier. Ce vaillant chef a l'enfourchure grande, les flancs minces, les reins solides, vaste poitrine: un homme bien moulé! Large d'espaule, avec le teint moult clair; fier le visage et la teste annelée; aussi blanc comme fleur d'esté, et de valeur mainte fois esprouvée. Dieu! quel baron, s'il fust chrestienné! Il pique son cheval dont le sang jaillit clair; prend son élan et franchit un fossé de cinquante pieds de largeur! Les payens s'escrient: "Un bon défenseur de nos marches! Il n'est François venant à lui jouster, bon gré, mal gré, qui n'y laisse sa vie; Charles est fou de n'estre point parti!"

L'émir a bien la mine d'un baron: la barbe blanche, on diroit une fleur! Il est le plus savant dans sa loi Sarrazine, et sur le champ de bataille intrépide et fier. Son fils Mauprime est moult chevalereux et grand et fort, retirant à ses pères. Il dit à l'émir: "Seigneur, chevauchons; mais je m'esmerveille fort si nous voyons Charles." - "Si, respond Baligant, si, car il est moult preux! en plus d'une chronique il en est fait grand cas; mais comme il a perdu son bon neveu Roland, possible n'aura-t-il la force de tenir contre nous.

"Beau fils Mauprime, poursuit-il, l'autre jour fut occis le bon guerrier Roland, et Olivier le preux et le vaillant, et les douze pairs si cher à Charlemagne, et vingt mille soldats François; tout le surplus, je ne le prise un gant! L'empereur revient sur nous, j'en suis certain: mon espion Syrien vient de me l'annoncer. Charles a partagé son monde en dix grandes cohortes; il est moult preux, celui qui sonne l'olifant! son camarade lui respond d'un clair hautbois; et en ceste guise chevauchent-ils en teste d'un corps de quinze mille jeunes François, que Charlemagne appelle ses enfans. Après ceux-là, il en vient bien autant, et tous ensemble frapperont en désespérés!" Mauprime dit: "J'en demande le coup!"

- "Mon fils, lui respond Baligant, je vous octroye vostre requeste: vous irez doncques le premier férir sur les François; avecques vous ira Torleu, le roi de Perse, et Dapamort, roi de Lithuanie. Si vous pouvez mater ceste insolence extresme, je vous promets un pan de mes estats: de Chériant jusques au Val-Marquis." - "Merci, mon seigneur," dit Mauprime; il passe avant, le don en recueillit; c'estoit l'ancien domaine au roi Fleuri; mais de ceste heure Mauprime ne le revit oncques; l'investiture et la saisine n'en purent jamais avoir lieu.

L'émir chevauche parmi l'ost; son fils le suit, un géant par la taille; ensuite les deux rois Torleus et Dapamort. On establit tantost trente cohortes, car ils avoient force bons chevaliers. La moindre bande estoit de quinze mille. En la première sont les gens de Butentrot; la seconde a ceux de Micène, aux testes énormes plantées sur leur eschine au milieu du dos; comme pourceaux ils sont couverts de soies.

La troisième cohorte est de Nubles et de Blos; la quatrième de Bruns et d'Esclavons; la cinquième de Sorbres et de Sors; la sixième de Mores et d'Arméniens; la septième est de ceux de Jéricho; la huitième de Nègres; la neuvième de Gros, et la dixième de Balide la forte; c'est une race qui oncques ne voulut le bien.

L'émir tant qu'il peut adjure Mahomet et sa puissance: "Charles de France, dit-il, chevauche comme un insensé! la bataille s'approche, et s'il ne s'en despart, il ne portera plus au front couronne d'or!"

On establit ensuite dix cohortes: la première est de luminiers (laïques, s'entend): ils sont venus traversant Vaufleury; l'autre est de Turcs; la troisième de Perses: la quatrième de Perses et de Pinceneis; la cinquième de Solteras et d'Avares; la sixième d'Ormaleus et d'Eugiez; la septième de la gent Samuel; la huitième de Bruise; la neuvième d'Esclaves, et la dixième d'Ociant-la-Déserte. C'est une gent qui ne sert le bon Dieu; de plus félons onc n'entendrez parler. Ils ont le cuir aussi dur que du fer, partant n'ont cure de hauberts ni de heaumes; dans le combat traistres et furieux.

L'émir, lui-mesme, en compose dix autres: la première est des géans de Mauperse; l'autre est de Huns; la troisième de Hongres; la quatrième vient de Baudise la longue; la cinquième est de ceux de Vaupeneuse; la sixième vient de Marise et de Maruse; la septième est de leudes d'Estrymogne; la huitième d'Argouille, et la neuf de Clarbone, et la dixième est des Barbus de Fronde; c'est une gent qui jamais n'aima Dieu. Le Gesta Francorum compte trente cohortes.



























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