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Théodore de Banville

Les Cariatides 1839-1842

Livre deuxième


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puce La nuit de printemps
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puce La renaissance
puce Trois femmes à la tête blonde...
puce La déesse
puce Sachons adorer...
puce Idolâtrie
puce Même en deuil pour cent trahisons...
puce Amour angélique
puce Loys
puce Bien souvent je revois..
puce Leïla
puce Vénus couchée
puce Pourquoi, courtisane...
puce Le stigmate
puce Prosopopée d'une Vénus
puce L'auréole
puce Les imprécations d'une cariatide

Livre deuxième


Ceux qui meurent et ceux qui combattent



épisodes et fragments

Qui faut-il plaindre, ceux qui meurent ou ceux qui combattent ?
Sans doute, c'est triste de voir un poète de vingt ans qui s'en va,
une lyre qui se brise, un avenir qui s'évanouit ;
mais n'est-ce pas quelque chose aussi que le repos ?

Victor Hugo, Littérature et Philosophie mêlées.

puce La lyre morte
puce La mort du poète
puce Les deux frères
puce Une nuit blanche
puce La vie et la mort
puce Nostalgie

La lyre morte



Ce que je veux rimer, c'est un conte en sixains.
Surtout n'y cherchez pas la trace d'une intrigue.
L'air est sans fioriture et le fond sans dessins.
D'abord j'ai de tout temps exécré la fatigue,
Puis je n'ai jamais eu que des goûts fort succincts
Pour l'intérêt nerveux que le vulgaire brigue.

La Chimère est debout : marche, Bellérophon !
Quel est donc mon sujet ? Je l'avais dans la tête.
Ah ! voici. Le héros, Madame, est un poète,
C'est-à-dire ce monstre oublié par Buffon
Dans la liste des ours, dont on fait un bouffon
Pour égayer son hôte à la fin d'une fête.

C'était un pauvre hère. Il s'appelait Henri.
Il n'était pas marquis, ni gendarme, ni comte.
C'était un de ces nains au regard aguerri
Dont l'orgueil est coulé dans un moule de fonte,
Gueux de peu de valeur qui rimaillent sans honte,
Et que vous laissez là pour le chat favori.

Et vous faites fort bien. Mais nous, c'est autre chose :
Une larme du cur est pour nous un trésor.
Notre âme en pleurs s'éveille au parfum d'une rose
Et tressaille au zéphyr où passe un chant de cor,
Sur l'oreiller de pierre où notre front se pose.
Tout ce que nous touchons a des paillettes d'or.

Excusez donc, par grâce, une douce manie.
Je reprends mon langage. Au fait, il m'en coûtait.
L'huissier a bien le droit d'écrire son protêt
Dans un hideux patois que l'univers renie :
Je puis jeter le masque, et mon héros était
Ce que nous appelons un homme de génie.

Il vivait seul chez lui comme un vieux hobereau,
N'ayant jamais voulu de femme pour maîtresse.
Mais il avait sa Muse et la folle paresse,
Et près de sa fenêtre un bouquet de sureau :
Pour employer son temps, il mettait son ivresse
à noircir du papier devant un vieux bureau.

Une telle existence est pour tous un mystère
Que je veux expliquer, et que je devrais taire.
Quand on est ainsi fait, on vit bien autrement
Que ne vit le prochain sur cette pauvre terre :
La douleur est pour l'âme un fécond aliment,
Et l'âme est un foyer qui s'endort rarement.

Le poète est tordu comme était la Sibylle.
Quand un livre sincère est jusqu'à moitié fait,
On sent qu'on a besoin d'air et qu'on étouffait.
On va se promener en courant par la ville,
Car l'inspiration, brisant le front débile,
Pour celui qui la porte a le poids d'un forfait.

On sent que comme l'aigle on domine la foule,
Qu'on est le vrai lien de la terre et du ciel,
Qu'on retient seul du doigt la croyance qui croule
Et qu'on mourra pourtant comme les deux Abel,
Car on a comme eux deux un sang divin qui coule
Pour teindre le gibet et pour laver l'autel.

Puis, on ne comprend pas qu'une hymne aussi parfaite
Ait mûri jusqu'au bout dans ce cadavre humain.
On se demande alors qui vous a fait prophète
Et qui vous conduisait dans cet ardent chemin,
Vous, travailleur obscur, à qui les grands, du faîte,
Jetteraient une obole, en passant, dans la main !

Henri s'entortillait dans cette étrange trame,
Sur le bitume gris, près du Diorama,
Lorsque vint à passer, dans sa gloire, une femme
Dont l'attrait merveilleux le prit et le charma,
Comme s'il eût pu voir Hélène de Pergame.
Il regarda longtemps cette femme, et l'aima.

Elle avait, cher lecteur, une fort belle gorge,
Un cachemire noir souple comme un collier,
Brodé d'argent et d'or dans un goût singulier,
Des doigts fins et longs, tels que l'Amour grec en forge,
Et de plus, le profil superbe et régulier
Comme l'avait jadis mademoiselle George.

Son front païen eût mis Corinthe en désarroi ;
Ses cheveux étaient longs " comme un manteau de roi, "
Son nez beaucoup plus pur qu'on ne se l'imagine ;
Ses pieds savaient conter toute son origine,
Enfin, cette autre Isis des bas-reliefs d'égine
Avait la lèvre rouge à donner de l'effroi.

Je ne veux pas conter une bonne fortune.
Ces histoires d'amour font un énorme bruit ;
En somme cependant, quand on en connaît une,
On peut savoir à quoi le reste se réduit.
Je ne dirai donc pas comment la belle brune
Prit Henri pour amant un jour, non, une nuit.

Henri vers le bonheur s'avança les mains pleines,
Il courut à l'amour comme au cirque un martyr.
Venant comme quelqu'un qui ne doit pas partir,
Il y jeta d'un coup ses bonheurs et ses haines,
Comme aux marbres du bain les bacchantes romaines
Leurs essences d'émèse et leurs parfums de Tyr.

Dans la Vénus de chair qu'il avait asservie
Il trouva sa parure et son rhythme et sa vie,
Et s'en enveloppa comme d'un vêtement.
Toute félicité nous est trop tôt ravie !
Il s'aperçut un soir, oh rien ! tout bonnement
Que son rhythme et sa vie avait un autre amant.

Comme il ne singeait pas l'Othello de banlieue,
Il ne tua personne. Hélas ! à pas comptés
Il sortit sans courroux, fit une bonne lieue,
Rentra, puis, allumant sa cigarette bleue,
La maîtresse qu'on a sans infidélités,
Se dit, je sais encor ce qu'il dit : écoutez !

Puisque la seule enfant qui pouvait sur la terre
étreindre ma pensée et toutes ses splendeurs
A refusé sa lèvre au fruit qui désaltère
Et comme un vieux haillon rejeté mes grandeurs,
J'achèverai tout seul ma course solitaire,
Et nul ne connaîtra mes sourdes profondeurs.

Passez autour de moi, femmes riches et belles !
Je pourrais d'un seul mot conserver ces appas
Qui jauniront demain sous vos blanches dentelles ;
Mais ce mot infini qui vous rend immortelles
Est mon secret à moi que je ne dirai pas,
Et la droite du Temps effacera vos pas !

ô lutteurs gangrenés ! mourantes populaces !
Je sais sous quel fardeau se courbent vos audaces,
Et ma parole d'or allégerait vos pas.
Je pourrais ramener le bonheur sur vos places
Et sécher la sueur qui mouille vos repas ;
Mais ce mot qui guérit, je ne le dirai pas !

Je veux voir le vieux monde élaborer le crime
Sous le marteau pesant de la Fatalité,
Seul, muet, dédaigneux de l'éternelle cime,
Avare de ma force et de ma liberté,
Ne me souciant plus que le vol de la Rime
Emporte mes héros dans l'immortalité !

Mais comment achever le tableau que j'ébauche,
Et que se passa-t-il entre sa muse et lui ?
C'est de la nuit profonde, où nul rayon n'a lui.
Un serpent le rongeait sous la mamelle gauche.
Ont-ils fait de l'amour ou bien de la débauche ?
Je ne le savais pas, je le sais aujourd'hui.

Un jour la pâle Mort vint frapper à sa porte ;
Il la fit rafraîchir, rajusta son bonnet,
Et la complimenta si bien, qu'il fit en sorte
Avec son agrément, de finir un sonnet.
Puis il offrit sa main pour lui servir d'escorte ;
Ce fut au mieux. Voilà tout ce qu'on en connaît.

Or, ce pauvre Henri, dont la mémoire est vide,
Fut le dernier chanteur à qui l'Aganippide
Montrait sa chair de neige et sa fauve toison,
Et nous sommes restés pour fermer la maison.
Aussi, quand vous raillez notre horde stupide,
Vous autres gens d'esprit, vous avez bien raison !

 


La mort du poète



Le Poète sentant son âme ouvrir ses ailes
Pour s'envoler enfin,
S'enchantait de gravir les cimes éternelles
Et de n'avoir plus faim.

Des souvenirs confus et des heures fanées
Où l'espoir avait lui,
Comme des compagnons de ses jeunes années
Se groupaient devant lui.

Il revoyait le temps où, dans la fange immonde,
Il cherchait sur ses pas
La Gloire, cette fleur qu'il rêvait en ce monde,
Et qu'on n'y cueille pas !

Et le moment fatal où tous ceux de la terre,
De la plaine et des monts,
Avaient dit : Tu n'es pas, ô rêveur solitaire,
De ceux que nous aimons !

Parfois un souvenir des heures amoureuses
Illuminait ses traits,
Comme passent le soir des pourpres vaporeuses
Entre les noirs cyprès.

Il retrouvait la chère et fugitive image,
Et de son il hagard
Il croyait l'entrevoir à travers le nuage
Qui voilait son regard.

Oh ! non, se disait-il, tu mens, pâle Agonie !
Un fantôme trompeur
Me charmait ; la Misère est là, tout me renie :
La Misère fait peur !

L'ingrat ne savait pas que, malgré son blasphème,
Son rêve s'achevait,
Et que la jeune fille était, vivant poème,
Assise à son chevet.

Sur le front du mourant elle posa sa tête,
Pour y dormir un peu
Avant que l'Ange prît cette âme de poète
Pour la mener à Dieu.

Or, c'était une chose étrange et sérieuse
Que d'unir sans remord
Aux lèvres d'un mourant cette lèvre rieuse,
Cette vie à la mort !

Je ne sais quel espoir passa sur ce délire
Dans l'ombre enseveli,
Mais voilà ce que dit l'âme à la douce lyre,
Au chaste front pâli :

Pourquoi douter ainsi de l'avenir immense
Et rester abattu ?
Où l'homme voit finir son pouvoir, Dieu commence ;
Il nous aime, vois-tu !

Il conserve à ta vie ardemment dépensée
Le ciel de bien des jours,
Où s'épanouiront les fleurs de ta pensée
Fidèle à nos amours.

- Oh ! dit-il, mots divins ! Amour et Poésie !
Ineffable trésor !
Je vous ai savourés comme un flot d'ambroisie
Dans une coupe d'or !

Comme j'aimais alors les bois et les prairies,
Le ciel, tableau changeant,
Les oiseaux veloutés, les fleurs de pierreries,
Les rivières d'argent !

Mon rêve était partout. Je disais : Je t'adore !
à l'aubépine en fleurs ;
Au feuillage : Sens-moi tressaillir. à l'Aurore
Humide : Vois mes pleurs !

Je remplissais d'espoir mon âme fécondée
Et mes désirs sans frein,
Comme un sculpteur emplit avec sa large idée
Les marbres et l'airain :

J'aimais la Liberté, cette déesse antique
Dont les flancs sont blessés,
Et qui chantait jadis un radieux cantique
Sur ses fils trépassés ;

Cette mère dont l'âme à tous nos vux se mêle ;
Qui, les deux bras ouverts,
étreint les nations, et, comme une Cybèle,
Allaite l'univers !

Je saluais déjà l'aurore de la gloire.
Mais, ô deuil ! ô terreur !
à présent une nuit silencieuse et noire
M'enveloppe d'horreur.

Car, lorsque brille au loin dans un horizon sombre
Un éclat vif et beau,
Tous ceux qui sur nos fronts ne règnent que par l'ombre
éteignent le flambeau.

Toute clarté leur jette, innocente ou hardie,
Un désespoir amer ;
En effet, l'étincelle est tout un incendie,
La source est une mer !

Aussi lorsqu'ils ont vu nos astres sur leur route
Avoir mille rayons,
Ils ont appesanti l'épais brouillard du doute
Sur ce que nous croyons.

Lorsque nous leur disions nos chants, des chants sublimes
Qu'ils ne comprenaient pas,
Ils les examinaient, ces éplucheurs de rimes,
Avec leur froid compas !

Lorsque nous demandions les vierges diaphanes
Dont le maître étoila
Notre ciel obscurci, de viles courtisanes
Répondaient : Nous voilà !

Mais j'en ai trouvé deux plus froides que les autres
Dans leur satiété,
Deux, l'Envie et la Faim, les plus dignes apôtres
De la société !

Si bien que j'ai creusé mon sillon dans ce monde
égoïste et mauvais,
Lorsque l'autre patrie était seule féconde :
Mais celle-là, j'y vais !

- Non, dit-elle, vivons, ô mon idolâtrie !
Seigneur, rends-lui sa foi.
Ou si vraiment son âme irritée et meurtrie
A déjà soif de toi,

Si tu veux délivrer cette blanche colombe,
Seigneur, si tu le veux !
Fais-moi mourir aussi. Pour linceul dans sa tombe
Il aura mes cheveux.

Or, Dieu prêta l'oreille à ces voix de la terre.
Des deux enfants liés
Il ne resta plus rien, qu'un tombeau solitaire
Et des chants oubliés.

 


Les deux frères
 


Patientez encor pour une autre folie.
Les temps sont si mauvais, que pour son pauvre amant
La Muse n'a gardé que sa mélancolie.
Donc naguères vivaient, sous l'azur d'Italie,
Deux frères de Toscane au langage charmant,
Qui n'avaient qu'eux au monde et s'aimaient saintement.

Deux lutteurs aguerris, formidables athlètes
Jetés dans le champ clos de la société,
Deux nobles parias, en un mot deux poètes,
Fouillant dans la nature avec avidité.
Mêlant tout, leurs douleurs stériles et leurs fêtes,
Ils se cachaient ainsi, l'un sous l'autre abrité.

Oui, frères en effet ! J'ai dit qu'ils étaient frères :
Je ne sais s'ils avaient sucé le même lait
Ou s'ils s'étaient pendus aux gorges de deux mères,
Mais ils craignaient de même et la honte et le laid.
Tous deux comme un bonheur s'étaient pris au collet
Pour s'être rencontrés le soir aux réverbères.

Ils s'appelaient César et Sténio. Ce point
éclairci, leurs passés faut-il que je les dise ?
Le plus âgé des deux c'était César. La bise
Avait connu longtemps les trous de son pourpoint,
Comme la pauvreté son lit. De Cidalise,
Ayant aimé trop tôt, je pense, il n'en eut point.

Au fait, son existence avait été bizarre,
Car il était né bon dans un siècle de fer.
Rêveur dépaysé dont la folle guitare
Câlinait le passant pour lui dire un vieil air,
Le monde l'accabla de sa rigueur avare,
Et le fit, de son ciel, rouler dans un enfer.

Tout enfant, il aima sa mère, une danseuse
De Parme, qui louait à tout prix son coton.
Or, un jour, au sortir d'une nuit amoureuse
Avec un Nelleri, seigneur d'assez haut ton,
Comme il trouvait l'enfant d'une mine joyeuse,
Elle le lui vendit pour cent ducats, dit-on.

Ce seigneur l'aima fort trois jours. Mais sa maîtresse,
Femme blonde aux yeux noirs, qui le tenait en laisse,
Choya de préférence un horrible épagneul.
Si bien qu'en un collège hostile à sa paresse,
Par un beau soir d'été, César se trouva seul
Comme un chevalier mort dans son rude linceul.

Dans ces groupes d'enfants, compagnons de servage,
Qui l'entouraient, cherchant son âme dans ses yeux,
César ne se dit rien, sinon que sous les cieux
Rien ne vaudrait pour lui sa liberté sauvage,
Sa course vagabonde aux sables du rivage
Et les enivrements de son cur soucieux.

Quoiqu'il fût ennemi de toute amitié fausse,
Un d'entre eux, fin matois qu'on nommait Annibal,
Par instants lui fit croire à ces rêves qu'exauce
L'être à qui le soleil fait un manteau royal.
Donc, voilà son ami qui le baisse et le hausse
Comme un polichinelle au bout d'un fil d'archal.

Plus tard il pend sa vie aux lèvres d'une femme
Vénitienne, horrible et charmant amalgame
De feux voluptueux dans un cur endormi ;
Et lorsque enfin Thisbé l'appelait : son Pyrame,
Il trouve un soir la belle ivre, et nue à demi,
Qui rêve son remords aux bras de son ami.

C'est ainsi qu'il était, malheureux et tranquille,
Songeant aux vrais plaisirs si rares et si courts,
Le front pâli déjà par la débauche vile,
Et le cur encor plein de ses jeunes amours,
Quand, près de la taverne où s'écoulaient ses jours,
Il vint à rencontrer Sténio par la ville.

Papillon de la rose et frère de l'oiseau,
C'était un doux jeune homme enivré d'ambroisie,
Amoureux du repos et de la fantaisie,
Laissant courir sa barque aux effluves de l'eau,
Et dans les bras nerveux de sa Muse choisie
Couché nonchalamment, comme dans un berceau.

La vaste Poésie est faite avec deux choses :
Une âme, champ brûlé que fécondent les pleurs,
Puis une Lyre d'or, écho de ces douleurs,
Dont la corde se plie à ses métamorphoses,
Et vibre sous la peine et sous les amours roses,
Comme sous le baiser du vent un arbre en fleurs.

Oh ! lorsqu'on prend un livre et que l'on daigne lire
Une riche pensée écrite en nobles vers,
On ne sait pas combien la page et le revers
Ont pu coûter souvent de farouche délire
Et combien le gazon a de gouffres ouverts !
C'est César qui fut l'âme, et Sténio la Lyre.

C'était un assemblage étrange, et que je veux
Vous peindre : l'un riant d'un sourire nerveux
Et sentant chaque jour le désespoir avide
Graver sur son front large une nouvelle ride,
Et l'autre, frais et rose avec de blonds cheveux,
Et foudroyant le mal de son doute candide.

Pareilles à deux fleurs au parfum pénétrant,
Ils avaient confondu leurs deux âmes jumelles,
Si bien que la souffrance avec de sombres ailes
Emportait le bonheur pour le faire plus grand,
Noyant sa douce voix dans les plaintes mortelles,
" Comme un flot de cristal dans un sombre torrent. "

C'est ainsi que César dans ses longues veillées
Disait à Sténio ses désillusions,
Ses premiers jours de foi, diaprés de rayons,
Ses espoirs, et comment sans relâche éveillées,
Des haines, par la nuit et l'enfer conseillées,
Souillent de leur venin tout ce que nous croyons.

Encore extasié de sa jeunesse franche,
Pleine d'enthousiasme et de rêves touchants,
Amoureuse des bois, de la nuit et des champs,
Et de l'oiseau craintif qui chante sur la branche,
Il lui parlait de l'homme, et disait ce qui tranche
Les fils de soie et d'or de l'amour et des chants.

Il lui disait comment, après des nuits de joie
Où l'amour étoilé semble un firmament bleu,
On s'éloigne à pas lents de la couche de soie,
Emportant dans son cur la jalousie en feu,
Et comment à genoux, quand ce spectre flamboie,
On frappe sa poitrine, en criant : ô mon Dieu !

Mais Sténio, pressant son âme parfumée
Et blanche jusqu'au fond comme une jeune fleur,
Enveloppait César de la foi de son cur.
Il disait, entouré d'une blanche fumée,
Et caressant toujours sa cigarette aimée :
Si c'est un rêve, ami, je veux rêver bonheur.

Je veux croire à l'amour, à la nature, à l'ange,
Au doux baiser fidèle, au serrement de main,
Au rhythme harmonieux, au nectar sans mélange,
Aux amantes qui font la moitié du chemin,
Et penser jusqu'au bout que leur blonde phalange,
En nous quittant le soir, espère un lendemain.

Je croirai que le monde est une grande auberge
Où l'hospitalité sans défiance héberge
Comme le grand seigneur, le passant hasardeux,
Et leur prête son lit sans se soucier d'eux.
César, calme et pensif, répondait : ô cur vierge !
Et, la main dans la main, ils souriaient tous deux.

Mais lorqu'ils se quittaient, c'était comme une trêve
Où chacun dans son cur changeant de souvenir,
Y sentait circuler une nouvelle sève
Et comme un feu divin la force revenir.
Car ils rêvaient tous deux, sans s'avouer leur rêve,
Sténio de douleur, et César d'avenir !

Et quand César voulait attendre sur sa route
Le coursier de Lénore et le saisir aux crins,
Il se disait en lui, comme l'homme qui doute :
Qui soustraira mon frère aux dangers que j'ai craints ?
Je lui dois ma douleur, et je la lui dois toute,
Et j'en garde pour lui les splendides écrins.

Mais lorsque Sténio fut complet, que la gloire
L'eut porté rayonnant à son temple d'ivoire,
César pensa tout bas : ô mort que je rêvais !
Puisque j'ai pour toujours assuré sa mémoire
Et qu'il sait à présent tout ce que je savais,
Je n'ai plus rien à dire au monde et je m'en vais !

J'étais le piédestal de sa blanche statue :
Les peuples aujourd'hui la lèvent de leurs fronts.
Puisque la seule foi que ma pensée ait eue
Marche dans son triomphe, à l'abri des affronts,
Je serai tombé seul sous le coup qui me tue,
Et le repos m'attend dans la tombe : mourons !

Oui, mourons aujourd'hui. Car si ma douleur cesse,
Je laisse l'agonie à celle que j'aimais.
Au milieu des plaisirs, du bruit, de la paresse,
Des chants dont la splendeur ne s'éteindra jamais
Avec tes pleurs divins lui rediront sans cesse :
Regarde, ô lâche cur, la tombe où tu le mets !

Par malheur, Sténio ne savait pas maudire.
Il perdit, le poète à la coupe de miel !
Ces vers mélodieux pleins de rage et de fiel.
Je cherche en vain, dit-il, mon superbe délire,
Car moi, je n'étais rien que la voix d'une lyre,
Et mon âme vivante est remontée au ciel !

 


Une nuit blanche
 


La ville, mer immense, avec ses bruits sans nombre,
A sur les flots du jour replié ses flots d'ombre,
Et la Nuit secouant son front plein de parfums,
Inonde le ciel pur de ses longs cheveux bruns.
Moi, pensif, accoudé sur la table, j'écoute
Cette haleine du soir que je recueille toute.
Plus rien ! ma lampe seule, en mon réduit obscur
De son pâle reflet inondant le vieux mur,
Dit tout bas qu'au milieu du sommeil de la terre
Travaille une pensée étrange et solitaire.
Et cependant en proie à mille visions,
Mon esprit hésitant s'emplit d'illusions,
Et mes doigts engourdis laissent tomber ma plume.
C'est le sommeil qui vient. Non, mon regard s'allume,
Et, comme avec terreur, ma chair a frissonné.
Quel est ce bruit lointain ? Ah ! l'horloge a sonné !
Et la page est encor vierge. Mon corps débile
Se débat sous le feu d'une fièvre stérile.
J'attends en vain l'idée et l'inspiration.
Comme tu me mentais, splendide vision
Qui venais me bercer d'une espérance vaine !
être impuissant ! n'avoir que du sang dans la veine !
Avoir voulu d'un mot définir l'univers,
Et ne pouvoir trouver l'arrangement d'un vers !
Me suis-je donc mépris ? Dans mon cur qui ruisselle
Dieu n'avait-il pas mis la sublime étincelle ?
Oh ! si, je me souviens. En mes désirs sans frein,
Enfant, j'ai vu de près les colosses d'airain ;
Je cherchais dans la forme ardemment fécondée
Le moule harmonieux de toute large idée ;
J'allais aux géants grecs demander tour à tour
Quelle grâce polie ou quel rude contour
Fait vivre pour les yeux la synthèse éternelle.
Esprit épouvanté, je me perdais en elle,
Tâchant de distinguer dans quels vastes accords
Se fondent les splendeurs des âmes et des corps,
Et méditant déjà comment notre génie
Impose une enveloppe à la chose infinie.
Hélas ! amants d'un soir, en vain nous enlaçons
La morne Galatée et ses divins glaçons.
Pourquoi m'as-tu quitté, Muse blanche ? ô ma lyre !
Quel ouragan t'a pris ton suave délire ?
Quelle foudre a brisé votre prisme éclatant,
ô mes illusions de jeunesse ? Pourtant
J'aime encor les longs bruits, le ciel bleu, le vieil arbre,
Les lointains discordants, et ma strophe de marbre
Sait encor rajeunir la grande Antiquité.
ô Muse que j'aimais, pourquoi m'as-tu quitté ?
Pourquoi ne plus venir sur ma table connue
Avec tes bras nerveux t'accouder chaste et nue ?
Jetons les yeux sur nous, vieillards anticipés,
Curs souillés au berceau, parleurs inoccupés !
Ce qui nous perdra tous, ce qui corrode l'âme,
Ce qui dans nos curs même éteint l'ardente flamme,
C'est notre lâche orgueil, spectre qui devant nous
Illumine les fronts de la foule à genoux ;
Le poison qui décime en un jour nos phalanges,
C'est ce désir de gloire et de vaines louanges
Qui fait bouillir le sang vers le cur refoulé.
Oh ! nous avons l'orgueil superbement enflé,
Nous autres ! travailleurs qui voulons le salaire
Avant l'uvre, et montrons une sainte colère
Pour saisir les lauriers avant la lutte ! Enfants
Qui, le cigare en main, nous rêvons triomphants,
Vierges encor du glaive et du champ de bataille !
Nains au front dédaigneux qui haussons notre taille
Sur les calculs étroits de notre ambition,
Qui, blasés sans avoir connu la passion,
Croyons sentir en nous cette verve stridente
Que l'enfer avait mis dans la plume du Dante,
Ou le doute fatal qui réveillait Byron,
Comme un cheval fouetté par le vent du clairon !
Devant nous ont passé quelques sombres génies
Qui vous jetaient aux vents, farouches harmonies
Dont nous psalmodions une note au hasard !
Tout fiers d'avoir produit un pastiche bâtard,
D'avoir éparpillé quelques syllabes fortes,
Fous, ivres, éperdus, nous assiégeons les portes
Des Panthéons bâtis pour la postérité !
C'est un aveuglement risible en vérité !
Quand nous aurons longtemps sur les livres antiques
Interrogé le sens des choses prophétiques,
Lu sur les marbres saints d'égine et de Paros
Le sort des Dieux, jouet mystérieux d'éros ;
Dans le livre du monde, à la page où nous sommes,
Quand nous épellerons le noir secret des hommes ;
Quand nous aurons usé sans relâche nos fronts
Sous l'étude, et non pas sous de justes affronts,
ô lutteurs, nous pourrons de notre voix profonde
Dire au monde : C'est nous, et remuer le monde.
Mais jusque-là, sans trêve, aux Zoïles méchants
Voilant avec amour l'ébauche de nos chants,
étreignons la nature, et mesurons sans crainte
Ce bas-relief géant dont nous prenons l'empreinte !

 


La vie et la mort
 


J'ai vu ces songeurs, ces poètes,
Ces frères de l'aigle irrité,
Tous montrant sur leurs nobles têtes
Le signe de la Vérité.

Et près d'eux, comme deux statues
Qui naquirent d'un même effort,
Se tenaient, de blancheur vêtues,
Deux vierges, la Vie et la Mort.

J'ai vu le mendiant Homère,
Le grand Eschyle au cur sans fiel,
Chauve, et dans sa vieillesse amère
Insulté par le vent du ciel ;

J'ai vu le lyrique Pindare,
L'élève divin de Myrtis
Dont un roi prenait la cithare,
Comme le chevreau broute un lys ;

J'ai vu mon père Aristophane
Blessé par des mots odieux,
Et devant le peuple profane
Défendant Eschyle et ses Dieux ;

J'ai vu buvant la sombre lie
De ses calices triomphants,
Sophocle, accusé de folie
Et maltraité par ses enfants ;

J'ai vu portant l'affreux stigmate,
Ovide fugitif, buvant
Le lait d'une jument sarmate
Au désert glacé par le vent ;

J'ai vu Dante en exil, et Tasse
Abandonné par sa raison,
Collant sa face morne et lasse
Aux noirs barreaux de sa prison.

Pareil au lion qui soupire
Sous le vil fouet de ses gardiens,
Hélas ! j'ai vu le dieu Shakspere
Aux gages des comédiens ;

J'ai vu Cervantes, pauvre esclave,
Au bagne exhalant ses sanglots,
Et Camoëns sanglant et hâve
Luttant dans l'écume des flots ;

J'ai vu, tant le destin se joue
En des caprices insensés,
Corneille marchant dans la boue
Avec ses souliers rapiécés,

Et Racine, cet idolâtre,
Tombant les regards éblouis
Par le tonnerre de théâtre
Que lançaient les yeux de LOUIS,

Et Chénier, dont le trait rapide
Atteignait sa victime au flanc,
Versant sur l'échafaud stupide
La belle pourpre de son sang.

Brillant de la splendeur première,
Tous ces grands exilés des cieux,
Tous ces hommes porte-lumière
Avaient des astres dans leurs yeux.

Lorsqu'elle frappait notre oreille
Avec le bruit du flot amer,
Leur voix immense était pareille
à la tumultueuse mer,

Et leur rire plein d'étincelles
Semblait lancer dans l'aquilon
Des flèches pareilles à celles
De l'archer Phbus Apollon.

Pourtant sans foyer et sans joie,
Sous les cieux incléments et froids
Ils traînaient leur misère, proie
De la foule, ou jouet des rois.

Et dans ses colères, la Vie,
Brisant ce qui leur était cher,
D'une dent folle, inassouvie,
Mordait cruellement leur chair.

Les mettant dans la troupe vile
Des mendiants que nous raillons,
Elle les poussait dans la ville
Affublés de sombres haillons ;

Sur eux acharnée en sa rage,
Et voulant les réduire enfin,
Elle leur prodiguait l'outrage,
La pauvreté, l'exil, la faim,

Et les pourchassait, misérables
Qui n'espèrent plus de rachats,
Ayant tous leurs fronts vénérables
Souillés de ses impurs crachats !

Mais enfin la compagne sûre
Venait ; la radieuse Mort
Lavait tendrement la blessure
De leurs seins exempts de remord.

Ainsi que les mères farouches
Qui sont prodigues du baiser,
Elle les baisait sur leurs bouches
Doucement, pour les apaiser.

Sous leurs pas, ainsi qu'une Omphale,
Elle étendait au grand soleil
La rouge pourpre triomphale
Pour leur faire un tapis vermeil,

Et sur leurs fronts brillants de gloire
Devant le peuple meurtrier,
Avec ses belles mains d'ivoire
Elle attachait le noir laurier.

 


Nostalgie
 


Oh ! lorsque incessamment tant de caprices noirs
S'impriment à la rame,
Et que notre Thalie accouche tous les soirs
D'un nouveau mélodrame ;

Que les analyseurs sur leurs gros feuilletons
Jettent leur sel attique,
Et, tout en disséquant, chantent sur tous les tons
Les devoirs du critique ;

Que dans un bouge affreux des orateurs blafards
Dissertent sur les nègres,
Que l'actrice en haillons étale tous ses fards
Sur ses ossements maigres ;

Qu'au bout d'un pont très lourd trois cents provinciaux
Tout altérés de lucre,
Discutent gravement en des termes si hauts
Sur l'avenir du sucre ;

Que de piètres Phbus au regard indigo
Flattent leur Muse vile,
Encensent d'Ennery, jugent Victor Hugo,
Et font du vaudeville ;

Lorsque de vieux rimeurs fatiguent l'aquilon
De strophes chevillées,
Que sans nulle vergogne on expose au Salon
Des femmes habillées ;

Que chez nos miss Lilas, entre deux verres d'eau,
Un grand renom se forge,
Que nos beautés du jour, reines par Cupido,
N'ont pas même de gorge ;

Qu'entre des arbres peints, à ce vieil Opéra
Dont on dit tant de choses,
Les fruits du cotonnier qu'un lord Anglais paiera
Dansent en maillots roses ;

Que ne puis-je, ô Paris, vieille ville aux abois,
Te fuir d'un pas agile,
Et me mêler là-bas, sous l'ombrage des bois,
Aux bergers de Virgile !

Voir les chevreaux lascifs errer près d'un ravin
Ou parcourir la plaine,
Et, comme Mnasylus, rencontrer, pris de vin,
Le bon homme Silène ;

Près des saules courbés poursuivre Amaryllis
Au jeune sein d'albâtre,
Voir les nymphes emplir leurs corbeilles de lys
Pour Alexis le pâtre ;

Dans les gazons fleuris, au murmure de l'eau,
Dépenser mes journées
à dire quelques chants aux filles d'Apollo
En strophes alternées ;

Pleurer Daphnis ravi par un cruel destin,
Et, fuyant nos martyres,
Mieux qu'Alphesibus en dansant au festin
Imiter les Satyres !

Février 1842.


 

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