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Théodore de Banville

Les Cariatides 1839-1842

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puce Les cariatides
puce Dernière angoisse
puce La voie lactée
puce Les baisers de pierre

à ma Mère,
Madame élisabeth Zélie de Banville

ô ma mère, ce sont nos mères
Dont les sourires triomphants
Bercent nos premières chimères
Dans nos premiers berceaux d'enfants.

Donc reçois, comme une promesse,
Ce livre où coulent de mes vers
Tous les espoirs de ma jeunesse,
Comme l'eau des lys entr'ouverts !

Reçois ce livre, qui peut-être
Sera muet pour l'avenir,
Mais où tu verras apparaître
Le vague et lointain souvenir

De mon enfance dépensée
Dans un rêve triste ou moqueur,
Fou, car il contient ma pensée,
Chaste, car il contient mon cur.
 

Juillet 1842.

 


Les cariatides



C'est un palais du dieu, tout rempli de sa gloire.

Cariatides surs, des figures d'ivoire
Portent le monument qui monte à l'éther bleu,
Fier comme le témoin d'une immortelle histoire.

Quoique l'archer Soleil avec ses traits de feu
Morde leurs seins polis et vise à leurs prunelles,
Elles ne baissent pas les regards pour si peu.

Même le lourd amas des pierres solennelles
Sous lesquelles Atlas plierait comme un roseau,
Ne courbera jamais leurs têtes fraternelles.

Car elles savent bien que le mâle ciseau
Qui fouilla sur leurs fronts l'architrave et les frises
N'en chassera jamais le zéphyr et l'oiseau.

Hirondelles du ciel, sans peur d'être surprises
Vous pouvez faire un nid dans notre acanthe en fleur :
Vous n'y casserez pas votre aile, tièdes brises.

ô filles de Paros, le sage ciseleur
Qui sur ces médaillons a mis les traits d'Hélène
Fuit le guerrier sanglant et le lâche oiseleur.

Bravez même l'orage avec son âpre haleine
Sans craindre le fardeau qui pèse à votre front,
Car vous ne portez pas l'injustice et la haine.

Sous vos portiques fiers, dont jamais nul affront
Ne fera tressaillir les radieuses lignes,
Les héros et les Dieux de l'amour passeront.

Les voyez-vous, les uns avec des folles vignes
Dans les cheveux, ceux-là tenant contre leur sein
La lyre qui s'accorde au chant des hommes-cygnes ?

Voici l'aïeul Orphée, attirant un essaim
D'abeilles, Lyaeus qui nous donna l'ivresse,
éros le bienfaiteur et le pâle assassin.

Et derrière Aphrodite, ange à la blonde tresse,
Voici les grands vaincus dont les curs sont brisés,
Tous les bannis dont l'âme est pleine de tendresse ;

Tous ceux qui sans repos se tordent embrasés
Par la cruelle soif de l'amante idéale,
Et qui s'en vont au ciel, meurtris par les baisers,

Depuis Phryné, pareille à l'aube orientale,
Depuis cette lionne en quête d'un chasseur
Qui but sa perle au fond de la coupe fatale,

Jusqu'à toi, Prométhée, auguste ravisseur !
Jusqu'à don Juan qui cherche un lys dans les tempêtes !
Jusqu'à toi, jusqu'à toi, grande Sappho, ma sur !

J'ai voulu, pour le jour des éternelles fêtes
Réparer, fils pieux de leur gloire jaloux,
Le myrte et les lauriers qui couronnent leurs têtes.

J'ai lavé de mes mains leurs pieds poudreux. Et vous,
Plus belles que le chur des jeunes Atlantides,
Alors qu'ils vous verront d'un il terrible et doux,

Saluez ces martyrs, ô mes Cariatides !

Juillet 1842.


 

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 Dernière angoisse



Au moment de jeter dans le flot noir des villes
Ces choses de mon cur, gracieuses ou viles,
Que boira le gouffre sans fond,
Ce gouffre aux mille voix où s'en vont toutes choses,
Et qui couvre d'oubli les tombes et les roses,
Je me sens un trouble profond.

Dans ces rhythmes polis où mon destin m'attache
Je devrais servir mieux la Muse au front sans tache ;
Au lieu de passer en riant,
Sur ces temples sculptés dont l'éclat tourbillonne
Je devrais faire luire un flambeau qui rayonne
Comme une étoile à l'Orient ;

Rebâtir avec soin les histoires anciennes,
à chaque monument redemander les siennes,
Dont le souvenir a péri ;
Chanter les dieux du Nord dont la splendeur étonne,
à côté de Vénus et du fils de Latone
Peindre la Fée et la Péri ;

Ranimer toute chose avec une syllabe,
L'ogive et ses vitraux de feu, le trèfle arabe,
Le cirque, l'église et la tour,
Le château fort tout plein de rumeurs inouïes,
Et le palais des rois, demeures éblouies
Dont chacune règne à son tour ;

Les murs Tyrrhéniens aux majestés hautaines,
Les granits de Memphis et les marbres d'Athènes
Qu'un regard du soleil ambra,
Et des temps révolus éveillant le fantôme,
Faire briller auprès d'un temple polychrome
Le Colisée et l'Alhambra !

J'aurais dû ranimer ces effroyables guerres
Dont les peuples mourants s'épouvantaient naguères,
Meurtris sous un rude talon,
Dire Attila suivi de sa farouche horde,
Charlemagne et César, et celui dont l'exorde
Fut le grand siège de Toulon !

Puis, après tous ces noms, sur la page choisie
écrire d'autres noms d'art et de poésie,
Dont le bataillon espacé
Par des poèmes d'or, dont la splendeur enchaîne
L'époque antérieure à l'époque prochaine,
Illumine tout le passé !

Dans ce grand Panthéon, des dalles jusqu'aux cintres
Graver des noms sacrés de chanteurs et de peintres,
D'artistes rêvés ardemment ;
à chacun, soit qu'il cherche un poème sous l'arbre,
Ou qu'il jette son cur dans la note ou le marbre,
Faire une place au monument !

Dire Moïse, Homère à la voix débordante
Qui contenait en lui Tasse, Virgile et Dante ;
Dire Gluck, penché vers l'éden,
Mozart, Gthe, Byron, Phidias et Shakspere,
Molière, devant qui toute louange expire,
Et Raphaël et Beethoven !

Montrer comment Rubens, Rembrandt et Michel-Ange
Mélangeaient la couleur et pétrissaient la fange
Pour en faire un Jésus en croix ;
Et comment, quand mourait notre Art paralytique
Apparurent, guidés par l'instinct prophétique,
Le grand Ingres et Delacroix !

Comment la Statuaire et la Musique aux voiles
Transparents, ont porté nos curs jusqu'aux étoiles ;
Nommer David, sculptant ses Dieux,
Rossini, gaieté, joie, ivresse, amour, extase,
Et Meyerbeer, titan ravi sur un Caucase
Dans l'ouragan mélodieux !

Mais surtout dire à tous que tu grandis encore,
ô notre chêne ancien que le vieux gui décore,
Arbre qui te déchevelais
Sur le front des aïeux et jusqu'à leur épaule,
Car Gautier et Balzac sont encore la Gaule
De Villon et de Rabelais !

Montrer l'Antiquité largement compensée,
Et comparant de loin ces uvres de pensée
Qu'un sublime destin lia,
Répéter après eux, dans leur langage énorme,
Ce que disent les vers de Marion Delorme
Aux chapitres de Lélia !

Pas à pas dans son vers suivre chaque poème,
Chaque création arrachée au ciel même,
Et surtout le vers de Musset,
Fantasio divin, qui, soit qu'il se promène
Dans les rêves du ciel ou la souffrance humaine,
Devient un vers que chacun sait !

Enfin, pour un moment traînant mes Muses blanches
Sur les hideux tréteaux et les sublimes planches,
Aller demander au public
Les noms de ceux qui font sa douleur ou son rire,
Puis, avant tous ces noms, sur le feuillet inscrire
George, Dorval et Frédérick !

Ainsi, des temps passés relevant l'hyperbole,
Et, comme un pèlerin, apportant mon obole
à tout ce qui luit fort et beau,
J'aurais voulu bâtir sur l'arène mouvante
Un monument hardi pour la gloire vivante,
Pour la gloire ancienne un tombeau !

Hélas ! ma folle Muse est une enfant bohème
Qui se consolera d'avoir fait un poème
Dont le dessin va de travers,
Pourvu qu'un beau collier pare sa gorge nue,
Et que, charmante et rose, une fille ingénue
Rie ou pleure en lisant ses vers.

Juillet 1842.


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 La voie lactée


Est via sublimis clo manifesta sereno,
Lactea nomen habet, candore notabilis ipso.
Hac iter est superis ad magni tecta tonantis,
Regalemque domum.


Ovide, Métamorphoses, livre I.



à Victor Perrot

Déesse, dans les cieux éblouissants, la Voie
Lactée est un chemin de triomphe et de joie,
Et ce flot de clarté qui dans le firmament
Jette parmi l'azur son blanc embrasement
Semble, dans sa splendeur en feu qui s'irradie,
Produit par un foyer unique d'incendie.
Mais quand notre regard dans l'éther empli d'yeux
Monte vers l'Océan céleste que les Dieux
Font rouler des Gémeaux de flamme au Sagittaire,
Il y voit flamboyer des astres dont la terre
Admire en pâlissant la sereine splendeur,
Et dans le vaste flot sacré dont la candeur
éclate et de la nuit blanchit les sombres voiles,
Il voit s'épanouir des millions d'étoiles.
Telle est la Poésie : à travers le lointain
Des âges, qui s'enfuit, comme au riant matin
Devant les flèches d'or à vaincre habituées
S'enfuit le triste chur frissonnant des Nuées,
Elle nous apparaît d'abord confusément,
Lueur, flambeau, clarté, vaste éblouissement
De porteurs de lauriers et de porteurs de lyre
à l'homme encor sauvage enseignant leur délire ;
Puis nous reconnaissons parmi des spectres vains
Les inventeurs sacrés, les beaux géants divins,
Pareils à des lions dont la fauve crinière
Embrase leurs fronts d'or que baise la lumière.
ô Calliope ! muse aux chastes bras de lys,
Avant tous, dans les jours lointains je vois ton fils
Orphée, et je salue au riant crépuscule
Ce roi héros qui fut le compagnon d'Hercule.
Je le vois sur l'Argo ; déjà courbant leurs fronts,
Jason, Téphys, Idas de leurs gais avirons
Frappent les flots ; mais lui, tenant la lyre, il chante.
Tous les monstres marins sur la mer qu'il enchante
Montent, heurtant leurs flancs vermeils et se pressant
Pour suivre le vaisseau rapide en bondissant ;
Et cherchant le héros avec un doux murmure,
Le vent caressant fait voler sa chevelure.
Puis je le vois, plus tard, soumettant à sa voix
L'âpre désert, vainqueur des antres et des bois ;
Car, ô Déesse, alors sur les monts du Rhodope
Ou sur le sombre Hémus que la nue enveloppe,
Attirés par ses chants, pins, yeuses, cyprès,
Les arbres pour venir l'écouter de plus près
Déchiraient follement en leurs fureurs divines
La terre qui tenait captives leurs racines ;
Et, sans songer à fuir leurs souffles arrogants
Restant pour l'écouter dans les noirs ouragans,
La colombe des cieux laissait tomber sa plume
Sur le flot irrité du torrent blanc d'écume ;
Les aigles oubliaient de prendre leur essor ;
La tigresse tournait une prunelle d'or
Vers ses regards voilés par ses longues paupières,
Et sa voix éveillait des âmes dans les pierres.
Temps quatre fois heureux où des vers ont changé
Une arène infertile en éden ombragé !
Au haut de la colline, une plaine déserte
Et sans ombre, étalait son tapis d'herbe verte.
Sitôt que le poète issu du sang des Dieux
Y vint, et que la corde aux sons mélodieux
Résonna sous ses doigts, alors l'ombre prochaine
Accourut. Ni ton arbre, ô Chaon ! ni le chêne
Touffu ne manqua, ni le frêne meurtrier,
Ni l'érable qui saigne et le chaste laurier.
Puis le tilleul ami, l'héliade pleureuse,
Les tendres noisetiers et la tremblante yeuse
Groupèrent leurs rameaux près du sapin sans nuds
Et du hêtre, étonnés de trouver auprès d'eux
Le saule et le lotus amants des blondes rives ;
Puis le myrte léger, le buis aux teintes vives
Qui bravent tous les deux le souffle des hivers,
Et, le figuier poreux qui s'orne de fruits verts,
Et le mûrier portant sa récolte sanglante,
Et le prix immortel d'une victoire lente,
La palme. Vous aussi vous vîntes, enlaçant
L'ormeau, lierre aux cent mains, la vigne en l'embrassant !
Et près de vous le pin, dont la tête se mêle
Aux blancheurs de la nue, arbre aimé de Cybèle
Depuis que son écorce emprisonna la chair
Du bel Attis, et prit l'enfant qui lui fut cher ;
Enfin, suivant aussi le charme qui le guide,
Le cyprès, des forêts mouvante pyramide,
Arbre aujourd'hui, jadis ami du dieu changeant
Dont la cithare est d'or et dont l'arc est d'argent.
Et dès que sous ce dôme ombragé le poète
Eut doré de ses chants la paisible retraite
Et que l'archet frémit, tout l'univers créé
Vint rafraîchir sa lèvre à ce torrent sacré ;
Le lion, dont les yeux lancent la mort, cet hôte
De la caverne sombre et de la forêt haute,
Cessa pour un moment de répandre l'effroi,
Le tigre dépouilla ses colères de roi,
Et se laissa bercer dans un tendre vertige ;
Bien plus, en ce moment, ineffable prodige !
Les stériles rochers où l'oiseau fait son nid
Quittèrent la montagne et ses flancs de granit ;
La brise tut ses chants, l'aigle quitta son aire,
Le ruisseau ralentit sa démarche légère,
Et dans l'arbre amoureux les Dryades des bois
Turent leurs vagues chants pour la première fois.
Dans cet enivrement, les muses Aonides
Quittèrent sans regret les demeures splendides
Où l'écho retentit d'harmonieux accords,
Et le mont verdoyant où les lys de leur corps
Font comme une guirlande à la noire fontaine,
Où le Permesse tombe et meurt dans l'Hippocrène,
Où le sombre Olmius, avec un doux fracas,
Bleuit d'un long baiser leurs membres délicats ;
Et les Dieux, sur l'Olympe où la jeune Déesse
Leur verse à flots vermeils l'éternelle jeunesse
Avec les vins sanglants par l'amour embrasés,
Oublièrent enfin les immortels baisers.
Chacun prêta l'oreille aux premiers chants du cygne :
Celui qui ralentit les nuages d'un signe,
Mercure ailé, Junon si belle en son courroux,
Lyaeus accoudé sur les grands lions roux,
Puis la blonde Aphrodite à la prunelle noire,
Thétis, dont un rayon, baise les pieds d'ivoire,
Mars, Diane, Pallas aux yeux profonds et bleus,
Et Phébus rayonnant dans l'azur nébuleux.
Sous ce profond regard de la voûte étoilée
Le poète eût senti son âme consolée,
S'il n'eût été choisi pour la grande douleur
Que les Dieux immortels égalent à la leur,
Et s'il n'eût regretté ce type insaisissable
Comme une goutte d'eau dans un désert de sable,
Ce spectre qui de loin vous fait voir un sein nu
Et fuit, vierge, un amant qui ne l'a pas connu.
Oh ! pour que dans mes vers ton doux nom resplendisse,
Victime aux pieds légers, réponds, jeune Eurydice !
Le ciel t'envoyait-il à notre humanité
Pour montrer qu'ici-bas l'éternelle Beauté
Ne se révèle à nous que dans l'éclair d'un rêve ?
Blonde et rieuse enfant, douce comme notre ève,
N'étais-tu pas, avec ton front chaste et divin,
L'image du bonheur que nous touchons en vain,
Qui nous apparaît tel que nos vux le choisissent,
Et qui s'évanouit quand nos mains le saisissent ?
Qu'avais-tu fait aux Dieux ? à quoi pensait la Mort,
Quand les bois gémissant la virent, sans remord
Sur ta lèvre surprise éteignant la parole,
Fermer ta bouche en fleur ainsi qu'une corolle ?
Eurydice ! pendant que de son pas léger
Elle fuyait les cris d'un insolent berger,
Courant éperdûment dans les vertes campagnes
De la Thrace, avec les Naïades ses compagnes,
Elle tomba, mordue au pied par un serpent.
Déroulant ses anneaux et dans l'herbe rampant,
Le monstre au cou livide et qu'une bave arrose,
Furtif, avait rampé vers son talon de rose,
Et mis ses crocs affreux dans cette jeune chair.
Les Dryades, pleurant son front qui leur fut cher,
Crurent qu'en la perdant la terre était changée.
On entendit gémir la cime du Pangée ;
Le dur géant Rhodope eut de longs désespoirs ;
Des sanglots éclataient parmi ses rochers noirs,
Et le ciel vit les pleurs de la froide Orithye.
Pour Orphée, anxieux et l'âme anéantie,
Sur son front portant l'ombre ainsi qu'un noir vautour,
De l'aube à la nuit noire il chantait son amour,
Pâle, effrayant, en proie au sinistre délire,
Et des cris douloureux s'échappaient de sa lyre.
Enfin, brûlant toujours de feux inapaisés,
Cherchant la vierge enfant ravie à ses baisers,
Il pénétra parmi les gorges du Ténare ;
Il entra dans le bois où la lumière avare
Se voile et meurt, où les vains spectres par milliers
Se pressent, comme font des oiseaux familiers
Qui vont rasant la terre et dont le vol hésite.
Il apaisa le flot bouillonnant du Cocyte,
Et même il vit au fond de l'enfer souterrain
Les Dieux de l'ombre assis sur leurs trônes d'airain.
Il chantait, voix mêlée à la lyre divine ;
Les Dieux voyaient l'Amour vivant dans sa poitrine ;
Sans doute ils eurent peur qu'en leur morne tombeau
L'archer Désir lui-même avec son clair flambeau
Ne parût, et domptant le Styx aux vagues sombres,
Ne redonnât la vie au vain peuple des Ombres.
Muse ! tu sais comment, subjugué par ses vers,
Pluton qui règne, assis près des gouffres ouverts
Et des pics trop brûlés pour que l'herbe y verdisse,
Rendit au roi chanteur la tremblante Eurydice,
Et comment, ô douleur ! vaincu par son amour
Orphée, en arrivant presque aux portes du jour
Se retourna pour voir plus tôt la bien-aimée.
Elle s'évanouit en légère fumée.
La mort couvrait de nuit son visage riant,
Et, triste, elle appelait Orphée en s'enfuyant
Vers le gouffre béant et d'où sortaient des râles,
Tendant encor vers lui ses mains froides et pâles,
Et repassant déjà le fleuve au noir limon.
Pendant sept mois entiers, sur les bords du Strymon,
Orphée en pleurs, de tous évitant les approches,
Dans les antres glacés vécut parmi les roches.
Parmi les durs frimas où fleurissent les lys
De l'âpre neige, aux bords glacés du Tanaïs
Il erra, savourant le funeste délice
De sa douleur, toujours chantant son Eurydice.
Les Ménades hurlant dans leurs terribles jeux,
L'aperçurent un jour du haut d'un mont neigeux.
Les tigres à ses pieds se couchaient pleins d'ivresse,
Et les chênes, suivant sa voix enchanteresse,
Venaient vers le divin poète en se mouvant.
L'une d'elles, sauvage et les cheveux au vent,
S'écria : Le voilà, celui qui nous méprise !
Et les cris furieux se mêlaient dans la brise,
Et le son de la flûte et le bruit des tambours
épouvantaient la nue, et devant les Dieux sourds,
Rouges, à coups de thyrse, à coups de branches d'arbre,
Lui jetant de la terre et des rochers de marbre,
Même pour l'en frapper, dans les sillons bourbeux
Arrachant follement les cornes des grands bufs,
Comme un farouche essaim, les Ménades hurlantes
Déchirèrent son corps avec leurs mains sanglantes,
Et leurs cris étouffaient ses plaintes et sa voix
Impuissante à charmer pour la première fois,
Car un dieu dans leurs curs avait mis cette fièvre,
Et l'âme du héros s'échappa de sa lèvre.
Les oiseaux, les lions, les rochers et les bois
Te pleurèrent, Orphée ! Attirée à ta voix
Si souvent, la forêt laissa comme une veuve
L'ornement de son front pour te pleurer ; le fleuve
Crût de ses pleurs ; voilant son sein de toutes parts
Avec son deuil, la nymphe eut les cheveux épars.
Le corps gît en lambeaux ; et prodige ! quand l'Hèbre
Roule avec lui la tête et la lyre célèbre,
La lyre cherche un son plaintif, qu'en expirant
La voix plaintive mêle aux plaintes du torrent.
On dit qu'en ce moment, par un instinct de mère,
Calliope sentit une douleur amère ;
Que sa voix tressaillit dans son essor vainqueur,
Et que son divin sang reflua vers son cur.
Saluant du regard ses légères compagnes,
Elle vole dans l'air, plane sur les campagnes,
Et pâle, ses cheveux dénoués sur son flanc,
Touche enfin, mais trop tard, au rivage de sang.
Elle ne pleura pas, la mère douloureuse !
Mais regarda longtemps le flot que le flot creuse,
Et laissant retomber ses voiles, montra nu
Le chef-d'uvre sacré de son corps inconnu.
C'en est fait, ce beau corps a roulé sous la vague,
Le fleuve soulevé pousse un murmure vague,
Fait briller son il glauque, et, trois fois agité
De caresser dans l'ombre une divinité,
Cherche dans son transport une force nouvelle
Pour meurtrir follement cette chair immortelle.
Ivre, le vent gémit, et les arbres dans l'air
Font craquer sourdement leurs grands rameaux ; l'éclair
Enveloppe le ciel d'un sanglant crépuscule,
Et frissonnant, le jour s'épouvante et recule,
Et toute la Nature, émue en ce moment,
Jette de sa poitrine un long gémissement.
Les hommes, effrayés et baissant la paupière,
Brûlent un encens pur dans leurs temples de pierre,
Jusqu'à ce que le ciel, en essuyant ses pleurs,
Déroule avec Iris l'écharpe aux sept couleurs,
Et que l'onde calmée où ce rayon s'argente
Couvre son dos uni d'une moire changeante.
Alors, le regard trouble et la bouche en sanglots,
La Muse reparaît sur l'écume des flots,
Non telle qu'autrefois Cypris, la vierge blonde,
Jaillit dans la clarté sur l'écume de l'onde,
Mais farouche, plaintive, et sur un sein de lys
Te serrant, douce Lyre, échappée à son fils !
Puis elle alla s'asseoir aux sables du rivage,
Les yeux illuminés d'une terreur sauvage,
Les cheveux dénoués et mêlés de roseaux,
Et l'épaule bleuie à l'étreinte des eaux.
Là, pleine d'amertume en son âme qui saigne,
Et regardant les fronts que la lumière baigne,
Elle chercha des yeux le mortel assez grand
Pour tenir la cithare où pleure un souffle errant.
Mais nul n'osa prétendre à ce divin trophée
De mort et d'harmonie. Ainsi mourut Orphée,
La Lyre. Mais plus tard ce fut de son esprit
Errant dans les grands bois où l'herbe en fleur sourit,
Mais que le bûcheron frappe de sa cognée ;
Ce fut de son amour, de son âme indignée
Que naquirent tous ceux dont le chant vif et clair
S'envole dans l'orage en feu comme l'éclair
Et plane comme un aigle au sein des cieux féeriques,
Les dompteurs, les charmeurs, les poètes lyriques :
Tyrtée, Alcée en pleurs dont les vers fulgurants
Ont jeté la terreur dans l'âme des tyrans,
Et dont la sombre haine invincible et crispée
Se retrouve, ô Chénier ! sur ta tête coupée ;
Pindare que d'en haut suivent les Dieux épars,
Qui chante dans le bruit des coursiers et des chars
Et qui s'envole au but sacré tout d'une haleine !
Et toi, grande Sappho, reine de Mitylène !
Lionne que l'Amour furieux enchaîna,
Près de la mer grondante, avec son érinna,
Elle enseignait le rhythme et ses délicatesses
Au troupeau triomphal des jeunes poétesses,
Et glacée et brûlante, au bruit amer des flots
Elle mêlait des cris de rage et des sanglots.
éros, qui nous atteins avec des flèches sûres,
De quels feux tu brûlas et de quelles blessures
Son chaste sein meurtri par le baiser du vent !
Mais comme rien ne meurt de ce qui fut vivant,
Sa colère amoureuse et de souffrance avide,
Plus tard devait dicter sa plainte au fier Ovide
Qui, choisissant l'amour, eut la meilleure part,
Et frémir dans les vers d'Horace et de Ronsard.
Mille chanteurs ont dit chez nous, riants Orphées,
Les chevaliers héros protégés par les Fées ;
Villon, ce bel enfant qui n'eut ni feu ni lieu,
A chanté sa ballade en riant comme un dieu,
Et Marot, comme un Faune escaladant la cime
Du mont sacré, baisa les lèvres de la Rime ;
L'harmonieux Ronsard fit vibrer sous ses doigts
La glorieuse lyre où sommeillent des voix,
Et joyeux, anima de son archet d'ivoire
Un Tempé souriant près de la verte Loire.
Pindare, son aïeul, lui dit les grands secrets,
Et les Nymphes baisaient son front dans les forêts.
Attirant sur ses pas, au milieu des Déesses,
Un troupeau louangeur de rois et de princesses,
Il nous rendait Properce et Tibulle et ce doux
Catulle, et ses chansons apprivoisaient des loups.
Au tiède renouveau, sous la verdure tendre
Cythérée amenait son enfant pour l'entendre.
Comme un rouge Soleil entouré d'astres d'or
Il régnait, et, charmeur d'âmes, volait encor
Le Sonnet et la rime enflammée à Pétrarque ;
Et par lui, ravissant l'inexorable Parque,
Victorieuse, comme en un festin d'amour
Le vin de pourpre emplit un vase au pur contour,
L'âme française entra dans les mètres d'Horace
élégants et précis. Voilà comment la race
D'Orphée, ainsi qu'un vol d'abeilles au doux miel,
Arriva jusqu'à nous des profondeurs du ciel.
Mais bien avant que sur la terre émerveillée
L'Ode aux cris éclatants ne se fût réveillée,
Un homme colossal, une lyre à la main,
Se leva pour chanter un combat surhumain.
Comment dire ton nom, ton nom, géant Homère !
Qui dominas du front cette Grèce ta mère,
Et qui, roulant tout bas, spectre pâle et hagard,
Ta prunelle d'azur, sans flamme et sans regard,
Laissas couler un jour de ta main gigantesque
Toute l'Antiquité, comme une grande fresque !
Où sont tes Dieux ravis dans l'éblouissement
Et tes héros plus grands que tes grands Dieux ? Comment
Donnerai-je à mon vers une assez forte haleine
Pour chanter les héros et le chanteur d'Hélène ?
Qui t'instruisait, ô Roi ? Quels secrets épiés
T'apprirent ces mortels qui rampaient sous tes pieds ?
Qui t'avait révélé, vieux mendiant des routes,
Le ciel éblouissant et les splendides voûtes ?
Qui t'a fait voir un jour, d'un il épouvanté,
Le maître dans sa gloire et dans sa majesté ?
N'étais-tu pas le fils d'Apollon, dieu de Sminthe,
Qui dicte à ses enfants une suave plainte ?
Ou, dieu toi-même, un jour, l'âme pleine de fiel,
Jupiter t'avait-il précipité du ciel,
Et ne cachais-tu pas, dans ton idolâtrie,
Un souvenir lointain de ta vieille patrie ?
Nul ne le sut. Tu vins, et d'un ton compassé,
Un pied sur l'avenir, l'autre sur le passé,
Tu chantas à grands flots ces créations pures,
Fleuve où s'abreuveront les cent races futures !
Tu marchais, échangeant, fier de ta pauvreté,
Quelque repas furtif pour l'immortalité,
Disant au peuple sourd à force d'insolence :
Nation, je te voue à la nuit du silence !
Pour l'immense avenir enflant ta large voix,
Mendiant, t'asseyant à la table des rois,
Et parmi les rayons, comme un essaim farouche
Les mots harmonieux murmuraient sur ta bouche.
Dans les enchantements de tes superbes vers,
Tu mis les deux splendeurs qui charment l'univers,
La Force et la Beauté sereine, et pour éclore
Ton uvre s'éveilla dans une ardente aurore.
Le mot fatal brilla, l'autel fut consacré,
Le monde de l'idée étincela créé.
Pour la beauté d'abord tu nous donnas Hélène,
Forme terrible et pure en son manteau de laine,
Pour laquelle à jamais les hommes et les Dieux
Se livrent sans relâche un combat odieux,
Et, comme sur un mont les roches ébranlées,
S'écroulent à longs cris dans tes grandes mêlées ;
Hélène, au sort fatal qu'elle fuyait en vain,
Que Vénus réservait pour un bonheur divin,
Et qui, dès que le blond Pâris ouvrit la bouche,
Pensa voir Lyaeus, le roi libre et farouche,
Le dieu charmant, riant, jeune, en qui s'est mêlé
Le sang de Jupiter au sang de Sémélé !
Hélène qui, riant sur sa couche fatale,
Tuait dans un baiser l'Asie orientale,
Et serrant sur son sein l'enfant aux blonds cheveux,
étouffait un empire entre ses bras nerveux !
Prophétesse en courroux, triste et fière lionne,
Comment saluas-tu la mère d'Hermione,
Lorsque endormant Pâris sur le navire ailé,
Ses chants retentissaient dans le détroit d'Hellé !
Oh ! quand tout l'avenir de carnage et de cendre
Passa comme un flambeau sur l'âme de Cassandre ;
Lorsqu'elle vit au loin, comme un jeune lion,
Achille déchirer les princes d'Ilion,
Que, le regard fixé sur toutes ces détresses,
Elle arrachait son voile et ses cheveux en tresses,
Quel frisson dut la prendre au haut de cette tour
Qui devait sur son front s'écrouler à son tour,
Et d'où ses yeux ont vu, dans l'horrible mêlée
De mille égorgements, la Guerre échevelée !
Oui, ce furent bien là des combats palpitants
Et tels qu'en avaient eu les Dieux et les Titans,
Quand ces monstres hideux, fils de la Terre énorme,
Pour élever au ciel leur phalange difforme,
Sur l'escalier fatal que leur main exhaussa
Posèrent pour degrés Pélion sur Ossa !
Quels combats et quels chocs ! Vénus et Diomède,
Phbus, Neptune, Ulysse et Minerve à son aide ;
Hector guidé par Mars et par Bellone, Hector
Dont les chevaux ardents brisent des harnois d'or,
Et derrière eux l'Asie ardente à se répandre
De l'Axius d'argent aux rives du Méandre ;
Atride et les Ajax au carnage excités ;
La Grèce impitoyable et toutes ses cités,
Depuis Cos, où les rocs semblent de noires tombes,
Jusqu'à Thisbé, séjour aimé par les colombes !
Oh ! parle ! redis-nous de combien de héros
Les Dieux ivres d'horreur se firent les bourreaux !
Chante encore, apparais sous le deuil qui te navre,
Muse ! excite nos pleurs, montre-nous le cadavre
D'Hector, que tu suivis en tes longs désespoirs,
Balayant la poussière avec ses cheveux noirs !
Vierge, enfle tes clairons ; c'est là que tout commence,
Et rien n'eût rappelé cette Iliade immense,
Si, las de cette mer où tout poète but,
Le père des héros n'eût vers un autre but
Tourné sa poésie enivrante et pressée,
Et gardé quelque amour à sa sur l'Odyssée,
Rêverie à plis d'or, chant limpide et vainqueur,
Dont chaque note éveille un écho dans le cur !
Oh ! que de passions et de saintes idées
Y dorment gravement, hautes de cent coudées !
Que de drames en germe étalés sous les fleurs !
Avec quel charme on suit du sourire ou des pleurs
Ce héros qui, jouet du courroux de Neptune,
Portant de tous côtés son étrange fortune,
Va parmi les flots verts, destructeur des cités,
Braver le dur cyclope et ses atrocités,
Suivre des yeux Pallas, guerrière vengeresse,
Dormir près de Circé la brune enchanteresse,
Et s'asseoir en haillons au grand festin des rois,
Ces fils de Jupiter, dont l'éclatante voix
De leur noble origine était comme une preuve,
Et dont l'enfant lavait ses robes dans le fleuve !
Comme on prête l'oreille au chant simple et divin
Qui jaillit au repas d'une coupe de vin,
Et peint avec amour ces beautés extatiques
Rayonnant au sommet sur les ombres antiques,
Ou qui, nous démasquant les recoins de l'autel,
Fait éclater les Dieux de leur rire immortel,
Devant le filet d'or à la maille serrée
Où Vulcain près de Mars enferme Cythérée !
Odyssée ! Iliade ! ô couple ardent et fort !
Vaste dualité, fille d'un même effort !
ô lyres à cent voix ! ô douces Philomèles !
Coupes aux flancs sculptés ! créations jumelles !
Quel homme eût jamais cru qu'un délire nouveau
Eût pu vous enfanter dans le même cerveau ?
Pourtant, marchant pieds nus dans la ronce et les pierres,
Il tenait dans ses mains les géantes guerrières,
Et jusqu'au but sacré, sans redouter l'affront,
Il porta sans pâlir ces filles de son front.
Mais quand ce créateur eut son uvre finie,
Cet inventeur des chants, ce héros, ce génie,
Consumé par les feux d'une céleste ardeur,
S'affaissa sous le poids de sa propre grandeur,
Et, les regards fixés aux cieux, où sur leurs ailes
Ses vers avaient porté des Déesses nouvelles,
Colosse, s'endormit au revers du chemin,
Fier, souriant encore, et tenant à la main
Sa lyre de héros, plus noble que l'épée
D'Achille. Ainsi mourut Homère, l'Epopée.
Mais, ô Muse ! il revit pour jamais comme un dieu,
Dans un temple idéal ouvert sur l'azur bleu :
Nous le voyons, géant environné de gloire,
Dans la lumière, assis sur un trône d'ivoire.
Ses Filles à ses pieds, d'un geste souverain,
Tiennent encor la rame et le glaive d'airain.
Et là, Virgile avec sa longue chevelure,
Lucrèce, à l'il épris de la grande Nature,
Le conteur de la guerre effrayante, Lucain
Portant dans sa poitrine un cur républicain,
Dante, sombre et vêtu de sa robe écarlate,
Tasse, Arioste enfant qui nous berce et nous flatte,
Camoëns tout mouillé par le flot de la mer,
Milton qui se souvient du ciel et de l'enfer,
ô Muse ! tous ces rois, tous ces conteurs épiques,
Nés pour chanter les chocs des glaives et des piques,
Tous ces grands inspirés qui, même privés d'yeux,
Plongent dans l'insondable éther, et voient les Dieux
Et leurs palais qui dans la lumière se dorent,
Veillent, silencieux, près d'Homère et l'adorent ;
Car ils sont tous les fils de son glorieux sang.
Ils sont même sortis de son robuste flanc,
Ceux-là qui, vendangeurs aux doigts tachés de lie,
Ont suivi Melpomène, ou la brune Thalie
Dont on craint le regard charmant et meurtrier :
Eschyle au vaste front couvert du noir laurier,
Dont le Mède a connu la bravoure intrépide,
Sophocle, et le charmeur des femmes, Euripide,
Et cet Aristophane irritable, au grand cur,
Dont la colère chante avec les voix du chur,
Ménandre, Plaute esclave, et le sage Térence,
Le vieux Corneille, honneur éternel de la France,
Et Racine qui prend les âmes, et Regnard,
Et La Fontaine encor sans égal dans son art,
Qui, dans son Iliade ingénue et subtile,
Fait du renard Thersite et du lion Achille.
Tous adorent Homère et vers lui sont venus
Par le hardi chemin qu'ont touché ses pieds nus.
S'ils n'ont pas, comme lui, des cimes escarpées
Précipité le flot des larges épopées,
C'est que l'homme enfermé dans les champs et les murs,
Toujours courbé vers l'or ou vers les épis mûrs,
Et n'ayant plus d'amour pour les collines veuves,
Se trouva trop petit pour boire à ces grands fleuves.
Alors pour nous fixer au monde où nous passions,
Vint le Drame vivant qui peint les passions,
Et sa riante sur, la folle Comédie,
Qui jette sur nos murs la satire hardie.
Un masque sur le front, effroyable ou rieur,
Des chercheurs, attirés par l'homme intérieur,
Avec le dur scalpel vinrent déchirer l'âme
Et l'éclairer tremblante à leurs torches de flamme,
Soulevèrent du doigt l'enveloppe qui ment,
Surprirent le secret de chaque mouvement,
Et léguant devant tous leur étude profonde
à la postérité, cette voix qui féconde,
Chantèrent au soleil, harmonieux Memnons.
Mais par-dessus leurs voix et par-dessus leurs noms
Rayonnent sur la scène où leur souffle respire,
Le justicier Molière et le divin Shakspere !
Deux sages, deux voyants brûlés du même feu,
Et qui sur notre monde ont laissé pour adieu
Mille créations palpitantes d'extases,
Dont le sein est vêtu de rêves et de gazes,
Et qui, sur notre ennui, du haut de leur ciel pur,
Jettent de longs regards d'incendie et d'azur.
Oh ! le bon sens joyeux et brutal de Molière !
Ce dilemme subtil, acharné comme un lierre,
Cette franche tirade ou bien ces mots si courts,
étincelles d'esprit qui charmèrent les cours,
Oh ! qui nous les rendra ? Quand donc, pleins de querelles,
Reverrons-nous gonfler ces charmants Sganarelles
Dont l'honneur outragé crève comme un ballon ?
Quand roucoulerez-vous, ô reines de salon !
Ces madrigaux ouvrés et ces fadaises tendres
Qu'improvisaient pour vous de précieux Clitandres ?
Quand donc les Vadius avec leurs Trissotins
Viendront-ils débiter leurs supplices latins
Aux tout petits pieds blancs de nos Muses, dont mainte
Laisse derrière soi Bélise et Philaminte !
Hélas ! chaque Henriette aujourd'hui sait le grec !
Et toi, qui regardais les bavards d'un il sec,
Alceste soucieux, Céladon misanthrope,
Qui vers ton cher soleil, comme l'héliotrope,
Tournes tes yeux ardents, reviendras-tu des bois
Pour gourmander un peu notre monde aux abois !
Ces Jourdains lamés d'or et ces Josses orfèvres,
Comme ils nous manquent tous avec leur rire aux lèvres !
Comment nous laissent-ils, ces amis ? et comment
Nous sommes-nous passés de ce troupeau charmant ?
Oh ! comme ils savent tous des façons bien apprises !
Comme ils mènent à bout leurs folles entreprises !
Comme tous ces maris, bouffons dont vous riez,
Sont bien aux yeux de tous triplement mariés !
Et comme ce marquis, bel ourdisseur de trames,
Qui leur vole à plaisir leurs filles et leurs femmes,
Est un charmant vaurien dont un regard séduit
Magiquement, la jeune Agnès dans son réduit !
Il s'appelle Damis, Horace ou bien Valère ;
Il est tendre et charmant jusque dans sa colère ;
Il est fait comme un dieu, rose comme un enfant,
S'avance avec un air superbe et triomphant,
Et passe, d'une main la plus blanche du monde,
Son peigne dentelé dans sa perruque blonde.
Aussi les fleurs de cour, aux yeux extravagants,
Laissent-elles tomber leurs curs avec leurs gants
Devant ce dédaigneux, qui se baisse à grand'peine
Pour ramasser à terre une âme toute pleine !
Et c'est justice, au fait, car ses rubans sont lourds
Et parent follement son habit de velours ;
Ses canons précieux sont du plus grand volume,
Et son chapeau lissé disparaît sous la plume.
De plus, il sait jeter son or à pleines mains,
Et d'un large mépris couvre tous les humains.
Après tout, les Orgons et les pères Gérontes
Ont le tort d'être laids comme l'ogre des contes,
De garder leurs écus comme des Harpagons,
D'être vêtus de noir et de sortir des gonds,
Au lieu de chantonner ces paroles magiques
Dont rêvent les Agnès comme les Angéliques.
Puis, comment laissent-ils auprès de leurs trésors,
Eux qui, Dieu sait pourquoi, sont si souvent dehors,
Ces soubrettes d'esprit aux gorges découvertes,
Dont la robe et la main à chacun sont ouvertes,
Et qui, tout en jouant aux vieux de si bons tours,
Veillent folâtrement sur le nid des Amours ?
Filles de bon conseil, retorses comme un juge,
Promptes à la réplique ainsi qu'au subterfuge,
Vous faites bien pendant à ces dignes Scapins
Dans leurs manteaux d'azur que Watteau nous a peints !
Heureusement votre âme est encore assez probe
Pour démasquer Tartuffe, un allongeur de robe,
Qui cache à tout propos son cur licencieux
Sous le manteau divin de l'église et des cieux,
Et qui, tout en parlant de l'enfer lamentable,
Pousse pieusement Elmire sur la table ;
Tartuffe, ce penseur aux lèvres de rubis
Que nous trouvons partout et sous tous les habits ;
Qui tâte des deux mains en profond philosophe,
Le désir sous les mots, la chair avec l'étoffe,
Et dans ce monde étrange où le mal est tyran
Serait leur maître à tous, s'ils n'avaient pas don Juan !
C'est le roi, celui-là ! c'est le roi, faites place !
Regardez ! c'est don Juan qui porte un cur de glace,
Qui, tenant dans sa main le magique rameau,
Corrompt la grande dame et l'enfant du hameau,
Raille, sans essuyer le sang après sa manche,
Son père en cheveux blancs, après monsieur Dimanche,
Et qui, par les replis d'un labeur sombre et lent,
Jusqu'à l'hypocrisie a poussé le talent !
C'est don Juan qui, debout devant l'homme de pierre,
A subi ses regards sans baisser la paupière,
Et qui tenait si bien sa coupe entre ses doigts
Que son cur et sa main n'ont tremblé qu'une fois !
ô spectacle éternel ! ô fiction mouvante,
Qui par sa vérité nous glace d'épouvante !
Quand le divin Molière, une lampe à la main,
éclaira devant tous les plis du cur humain,
Les peuples, ignorant si le bouffon qu'on vante
Suscitait devant eux la Sagesse vivante,
Applaudissaient déjà ses grotesques portraits,
Sur les passants du jour copiés traits pour traits.
Car ils sont bien réels tous, avec leur folie !
Ces types surhumains costumés par Thalie
Ont une passion sous leur rire moqueur ;
Sous leurs habits de soie on sent frémir un cur.
S'ils incarnent l'Amour, la Fourbe ou l'Avarice,
Ils sont hommes aussi, la terre est leur nourrice !
Leur langage profond, dont chacun a la clé,
Est un clavier superbe ; et rien n'eût égalé
Ce théâtre vivant qui frissonne et respire,
Si Dieu n'eût allumé l'autre flambeau : Shakspere !
Dans le monde réel plein d'ombre et de rayons,
Tout ce qui nous sourit, tout ce que nous voyons,
Les cieux d'azur, les mers, ces immensités pleines,
La fleur qui brode un point sur le manteau des plaines,
Les nénuphars penchés et les pâles roseaux
Qui disent leur chant sombre au murmure des eaux,
Le chêne gigantesque et l'humide oseraie
Qui trace sur le sol comme une longue raie,
L'aigle énorme et l'oiseau qui chante à son réveil,
Tout revit et palpite aux baisers du soleil.
C'est de lui qu'ici-bas toute splendeur émane ;
C'est lui qui répandant la clarté diaphane,
Charme le tendre lys comme le jeune aiglon,
En secouant au loin ses cheveux d'Apollon.
De même, dans ce monde aux choses incertaines,
Où la voix du poète est le bruit des fontaines,
Où les vers éblouis sont la brise et les fleurs,
Les rires des rayons, les diamants des pleurs,
Toute création à laquelle on aspire,
Tout rêve, toute chose, émanent de Shakspere.
Shakspere, ce penseur ! ombre ! océan ! éclair !
Abîme comme Gthe ! âme comme Schiller !
Or pur dont la splendeur s'éveille dans la flamme !
il ouvert gravement sur la nature et l'âme !
Phare qui, pour guider les pâles matelots,
Rayonne dans la nuit sur des alpes de flots !
Mille autres avant lui, farouches statuaires,
Ont tourmenté l'argile au fond des sanctuaires
Sans avoir entendu le mot essentiel,
Et voulaient dans leurs mains prendre le feu du ciel ;
Mille autres ont chanté, mais devant le prestige
De leur création, ils ont eu le vertige ;
Sur eux, comme une houle, a passé l'univers ;
à peine si leurs noms surnagent sur leurs vers
Mais la grande pensée atteint avec son aile
Une aire énorme au haut d'une cime éternelle,
D'où ses mille rayons au monde épouvanté
Jettent l'intelligence et la fécondité.
Le sang qui de son cur s'écoule comme une onde,
A jeté son reflet de pourpre sur le monde.
Ainsi de ce sommet grandiose où nos yeux
Voient flamboyer son front à mi-chemin des cieux,
Shakspere sur la terre a semé des poètes,
Ceux-ci remplis d'amour, et ceux-là de tempêtes.
Tout rêve, tout héros, vêtu de pourpre ou nu,
Dans sa vaste pensée est au fond contenu ;
Ainsi que Charlemagne il a tenu le globe,
Et pourrait emporter dans les plis de sa robe,
Avec leur pauvre lyre et leurs grands piédestaux,
Nos géants d'aujourd'hui drapés dans leurs manteaux.
Et s'il faisait un jour comparaître à sa barre
Les courtisans musqués de sa Muse barbare,
Comme de Henri quatre au sombre Richard trois,
Ses rois démasqueraient des fantômes de rois !
Eux seuls savent porter le sceptre et la couronne ;
Car il les portait bien, celui qui les leur donne,
Lui qui, les yeux remplis d'éclairs, et non content
De fouler sous ses pas un royaume éclatant,
S'élevait au-dessus de notre fange immonde,
Et dans un pays d'or se refaisait un monde !
Lui, créateur, à qui, sans craindre son effroi,
Dieu lui-même avait dit : Macbeth, tu seras roi !
Oh ! comme en se penchant sur cet univers sombre,
Où fourmillent ses fils et ses peuples sans nombre,
L'il se baisse aussitôt et se ferme, ébloui
D'avoir vu rayonner dans cet antre inouï
Tant d'âmes de héros et tant de curs de femme,
Déchirés et tordus par l'orage du drame !
Qui pourrait s'empêcher de craindre et de pâlir
Avec Cordélia, la fille du roi Lear,
Adorant, fille tendre, ainsi qu'une Antigone,
Son père en cheveux blancs, sans trône et sans couronne,
Parfum des derniers jours, pauvre Cordélia,
Seul et dernier trésor du roi qui l'oublia !
Qui, répétant tout bas les chansons d'Ophélie,
Ne retrouve des pleurs pour sa douce folie ?
Qui dans son cur éteint n'entend sourdre un écho,
Et n'aime Juliette écoutant Roméo ?
Comme ces deux enfants, ces deux âmes jumelles
Que le premier amour caresse de ses ailes,
Aspirent en un jour tout un bonheur divin,
Et meurent, enivrés de ce généreux vin !
Juliette n'a pas quatorze ans ; c'est une âme
Enfantine, où l'amour brûle comme une flamme ;
Elle vient au balcon mêler dans chaque bruit
Les soupirs de son rêve aux cent voix de la nuit,
Si belle qu'on croirait sur son front diaphane
Voir le vivant rayon de la nymphe Diane,
Et le cur si naïf qu'en ce calice ouvert
Le zéphyr qui murmure au sein de l'arbre vert
Apporte des serments pleins d'une douce joie !
C'est lui ! c'est Roméo ! Sur son pourpoint de soie
La nuit pâle et jalouse a répandu ses pleurs :
Il a sur son chemin écrasé mille fleurs,
Il a par des endroits hérissés, impossibles,
Franchi facilement des murs inaccessibles ;
Il lui faudra braver, pour sortir du palais,
Mille cris, les poignards de tous les Capulets !
Qu'importe à Roméo ? c'est pour voir Juliette !
Juliette sa sur, pauvre amante inquiète
Qui dans cette heure douce où Phbé resplendit,
Le rappelle cent fois et n'a jamais tout dit ;
Et qui, trop pauvre alors, pour pouvoir encor rendre
Son cur à Roméo, l'aurait voulu reprendre !
Oh ! lorsque tes cheveux aux magiques reflets
Inondent ton beau cou, fille des Capulets !
Quand on a vu pendant cette nuit enchantée
Rayonner ton front blanc sous la lune argentée !
Et toi, qu'à ton destin le ciel abandonna,
Toi qui nous fais pleurer, belle Desdemona,
Toi qui ne croyais pas, pauvre ange aux blanches ailes,
Qu'on pût voir parmi nous des amours infidèles,
Desdemona candide, ange qui va mourir,
Quand on a dans son cur entendu ton soupir
Et ce que tu chantais en attendant le More :
La pauvre âme qui pleure au pied du sycomore !
Quand on connaît vos surs, ces anges gracieux,
évoqués une nuit de l'enfer ou des cieux,
Miranda, Cléopâtre, Imogène, Ophélie,
Ces rêves éthérés que le même amour lie !
Quelle femme ici-bas ferait vibrer encor
Le cur extasié par vos cithares d'or ?
Mais ce qui le ravit dans une molle ivresse,
C'est ce théâtre bleu fait pour notre paresse,
D'où, comme le bon sens, la grave histoire a fui,
Et laisse le rêveur chanter son chant pour lui.
On n'y mesure pas les poisons à la pinte ;
Sans quinquets enfumés, ni ciel de toile peinte,
Mille gens plus pimpants qu'un sonnet de Ronsard,
En faisant des bons mots s'y croisent au hasard.
Là, des ruisseaux d'argent, dans des pays quelconques,
Versent leurs diamants aux marbres de leurs conques,
Des arabesques d'or se brodent sur les cieux ;
Les arbres sont d'un vert qui ferait mal aux yeux ;
Tout est très surprenant sans causer de surprises,
Et dans tout ce soleil on est baigné de brises.
Les héros vont partout sans y porter leurs pas,
Ne sont d'aucune époque et ne demeurent pas.
Les bouffons sont hardis comme des philosophes ;
Les femmes ont au corps les plus riches étoffes,
Des robes de brocart, de saphirs et d'oiseaux,
Souples comme une vague ou comme les roseaux ;
Des mantelets aurore ou bien couleur de lune
Jettent mille reflets sur leur épaule brune,
Avec mille bijoux, plumages et colliers.
Parfois sous de riants habits de cavaliers,
égrenant sur leurs pas de folles épigrammes,
Elles courent les champs, enamourent les femmes,
Ont un beau nom de page, et vont prendre le frais
Avec leurs diamants dans de petits coffrets.
Des Céladons rimeurs, amants d'une égérie,
En habit de satin font de la bergerie,
Sont en grand désespoir, et, couchés sur le dos,
Regardent le soleil en faisant des rondeaux.
Mais la belle est un peu tigresse, et désappointe
Le concetti final, au moyen d'une pointe.
Les amoureux, gens nés, prennent bien leurs revers,
Parlent en prose, à moins qu'ils ne disent des vers,
Et ne s'empressent pas vers leur épithalame,
Sachant qu'Hymenaeus, au dénoûment du drame
Viendra tout arranger avec ses vieux flambeaux.
Mais, pour servir de fleurs ils ont des madrigaux
Et les fichent après un arbre, qui s'empresse
De les faire tenir sans faute à leur adresse.
Dans des chars blonds, formés d'une écorce de noix
Et de fils d'araignée en guise de harnois,
On voit passer au loin de gracieuses fées
Qui chantent au soleil, bizarrement coiffées.
Les Ariels ont tous deux sexes ; les lézards
Savent la pantomime et cultivent les arts.
Des gens à tête d'âne arrivent, quoi qu'on die,
Devant des seigneurs grecs jouer leur tragédie,
Où l'homme avec un chien représente Phbé
Dans les tristes amours de Pyrame et Thisbé.
Leur tragédie est bête à soulever la bile :
Mais lion et Phbé, tout semble tant habile,
Qu'on leur dit : Bien lui, Lune ! et : Bien rugi, Lion !
Le père Anchise arrive avec le galion
Pour reconnaître exprès à la fin, chose due,
Sa fille Perdita, c'est-à-dire perdue.
Au lieu d'avoir des noms anglais, turcs ou romains,
Tous ont des noms charmants pour courir les chemins :
Mercutio, Célie, Orlando, Rosalinde,
Parolles, Pandarus, Corin, Sylvio ! L'Inde
Où l'on passe un flot rose en jonque de bambous,
Tandis que recueillis, seuls comme des hibous,
Des hommes fort dévots font saigner leur échine ;
L'Eldorado, Kiou-Siou, Kounashir, et la Chine
Qui sur sa porcelaine a des pays d'azur,
N'ont rien de plus riant, de plus bleu, de plus pur
Que ce rêve, où parfois la rose Fantaisie
Près du chêne Saxon jette les fleurs d'Asie.
C'est un monde limpide où dorment en riant
Les mystères du Nord aux clartés d'Orient,
Où près des flots d'argent brillent dans les prairies
Des plantes d'émeraude aux fleurs de pierreries,
Où des bouvreuils jaseurs, pour payer leur écot,
Vocalisent, perchés sur un coquelicot !
C'est comme notre amour qui parlerait, ou comme
Un chant qui redirait ce qui chante dans l'homme ;
C'est comme un zéphyr calme, ou comme un sylphe ailé
Qui caresserait l'âme. Et rien n'eût égalé
Ce beau théâtre empli d'une âme singulière,
Si nous n'avions pas eu l'autre flambeau : Molière !
Car leur Muse à tous deux était la même enfant,
Jetant au ridicule un regard triomphant,
Ayant la liberté d'une fille espagnole,
Un éclair dans les yeux comme dans la parole,
Pourtant fière et naïve, et trouvant quelquefois
Un mot mystérieux et voilé dans sa voix,
Comme en leur soleil d'or l'Armorique ou l'Irlande
Ont des brouillards pensifs couchés sur une lande.
Elle qui, le sein nu, par les coteaux voisins,
Tordait sur ses cheveux la vigne et les raisins,
à présent soucieuse au désert où nous sommes,
Car tout son avenir était dans ces deux hommes,
Gémissait de les voir, par un effort uni,
S'user à découvrir le problème infini.
Car la science offerte aux curs des foules vaines
Est comme le sang pur échappé de nos veines,
Et ceux qui sur la scène ont répandu la leur,
En gardent pour toujours une étrange pâleur.
Quand tous deux effaçaient, délaissant leur royaume,
Lui le rouge d'Argan, lui le fard du fantôme,
Dieu savait chaque jour par quel changement prompt
Une ride nouvelle illuminait leur front.
Et la Muse pleurait sur leur métamorphose,
Elle essuyait ses pleurs de sa basquine rose,
Et voulait soutenir avec sa faible main
Ces Atlas accablés d'un univers humain.
Puis enfin, las un jour de leur tâche première,
Grands astres consumés par leur propre lumière,
Ils moururent devant les peuples étonnés,
Debout comme il convient aux hommes couronnés !
Alors ce fut sur nous comme une nuit étrange,
Où nul rayon d'en haut ne dora notre fange,
Où rien ne traversa le murmure profond
Que soulève l'idée et que les choses font.
Seulement, au lointain, sur les vertes collines,
On entendait gémir dans les brises divines
Un mélange confus de sanglots et de voix.
C'était le cri plaintif des Muses d'autrefois,
Exhalé, frémissant d'une douleur amère,
Sur la lyre d'Orphée et la lyre d'Homère !
Et leur plus jeune sur, cet ange des amours,
Qui des plus pâles nuits jadis faisait des jours,
Qui du poète aux rois étendait son empire,
Cette sur de Molière, amante de Shakspere,
Racontait sa détresse au chur aérien.
Qui me consolera ? disait-elle, mais rien
Ne répondait encore à ses paroles vaines.
Son sang libre et jaloux gonflait partout ses veines,
Mais dans la nuit profonde où sommeillait la foi,
Nul flambeau ne disait à l'homme : Lève-toi !
Et comme les débris de cette antique égypte,
Où, dans leur pyramide ou leur obscure crypte,
Dorment les Sésostris auprès des Néchaos,
Notre art, monde autrefois, redevenait chaos.
Puis, après bien longtemps, lorsque sur des idées
Mortes en germe avant qu'on les eût fécondées,
Les sons, comme des flots qui tourmentent leurs quais,
Se furent bien longtemps dans l'ombre entrechoqués,
Le peuple vit soudain rayonner sur sa face
Un point resplendissant de lumière vivace.
Et comme on demandait quel était ce flambeau
Qui jetait sur la nuit un prestige si beau,
Les plus sages ont vu que c'était l'auréole
Au front du jeune enfant marqué pour la parole,
Comme furent jadis les hommes de Sion,
Et venu pour grandir sa génération.
Ce n'était qu'un enfant. L'airain aux Feuillantines
L'avait bercé jadis de ses voix argentines :
Dans un jardin antique ombragé comme un bois,
La Nature, qui parle avec ses mille voix,
Lui disait chaque jour le secret grandiose.
Ivre de chants, de fleurs et de parfums de rose,
Il complétait son âme, oubliant, oublié,
Par un passé de gloire à l'avenir lié,
Méditant sans effort pour sa pensée agile
Virgile par les champs et les champs par Virgile ;
Dans son cur inspiré, mais grave et sérieux,
Cherchant déjà le sens des bruits mystérieux,
Aux lauriers paternels, aux doux baisers de mère,
Comprenant les deux mots que lui disait Homère,
La Grandeur et l'Amour, et de mille rayons
Enveloppant déjà tout ce que nous voyons.
Dans son rêve, planant au loin sur les rivages,
Il aperçut, auprès des Bacchantes sauvages,
S'acharnant sur leur proie ainsi que des bourreaux,
Le fleuve ensanglanté par le chaste héros.
Puis, y voyant gémir sur leur divin trophée
Les surs de l'Harmonie et la mère d'Orphée,
Il regarda le monde, et, sachant dans son cur
Les secrets oubliés du lyrisme vainqueur,
S'écria, plein déjà du céleste délire :
Je serai l'Harmonie et je serai la Lyre !
Et, sans faiblir après sous ce sublime effort,
Il dit aux fronts courbés, se sentant assez fort
Pour ourdir à son tour quelque sublime trame :
Je serai l'Epopée et je serai le Drame !
Il se leva sur nous. Et l'homme triomphant
Tint si bien ce qu'au monde avait promis l'enfant,
Que le vieillard pensif dont la jeune Amérique
Se souviendra, lui dit d'une voix homérique :
Vous êtes l'avenir et je suis le passé !
Et que, dernier de tous, il a tout surpassé.
Lui seul, faisant saillir dans tout problème sombre
L'ombre par le rayon et le rayon par l'ombre,
A fait briller à flots sur nos illusions
L'immuable clarté faite de trois rayons,
Trinité solennelle à nos yeux apparue,
Triple aspect du foyer, du champ et de la rue.
Le foyer ! oasis aux souvenirs anciens,
Où dans la solitude on est tout pour les siens,
Sanctuaire où l'on sent comme il est bon de vivre
La tête dans les mains et les yeux dans un livre !
Là tout est doux, charmant, simple et mystérieux :
C'est l'épouse qui suit votre rêve des yeux,
Ce sont les beaux enfants pleins d'avenir, aux lèvres
Rouges comme les fleurs des vases de vieux Sèvres ;
Et la vierge étonnée, en son cur ingénu,
De voir son front si pur, et si blanc son bras nu ;
Puis c'est un vieil ami qui cause de Tacite,
Qui lit à cur ouvert dans Virgile qu'il cite,
Et dont les souvenirs, d'âge en âge espacés,
Vous reportent, jeune homme, à vos plaisirs passés.
Foyer, doux manteau d'ombre ! ô naïve peinture
Flamande, que chacun refera ! la nature
A-t-elle plus que toi d'harmonie et de chants ?
Qui pourrait t'égaler, sinon l'air et les champs ?
Car les champs sont aussi le grand poème, et comme
Un livre écrit par Dieu pour l'extase de l'homme.
C'est là que chaque lèvre, allant chercher son miel,
Boit, abeille, les fleurs, et, poète, le ciel !
C'est là qu'un doux zéphyr fait frissonner la lyre,
Et que le mot s'écrit pour ceux qui savent lire ;
Ce sont des ruisseaux d'or, de larges horizons,
Des fruits divers donnés à toutes les saisons,
Des cascades, des fleurs, de grandes voûtes d'arbres,
Des cailloux anguleux plus brillants que des marbres,
Des oiseaux garrulants qui s'envolent troublés,
De gais coquelicots qui dansent dans les blés,
Des lacs aux flots unis où, sans cesse jetée,
La lumière dessine une moire argentée,
Des cieux pleins de blasons qui paradent au loin,
Et de vagues parfums qui s'exhalent du foin !
Et sur ce beau décor, un chur immense, un monde :
La verte demoiselle avec l'insecte immonde,
Le corbeau velouté, les bufs aux larges reins,
Cherchant leurs Brascassats ou leurs Claudes Lorrains !
Chacun marche en sa voie. Au fond de la prairie
La génisse au flanc roux court dans l'herbe fleurie,
Les oiseaux attentifs portent au fond du nid
La mousse dérobée aux angles du granit,
L'insecte fait son trou, la verte demoiselle
Se mire dans le flot scintillant qui ruisselle,
Et dans une clarté l'épi s'ouvre au soleil.
Chacun cherche son but dès le premier réveil :
La fourmi son brin d'herbe, et l'homme sa charrue.
Et comme aux champs, hélas ! chaque homme dans la rue
Doit labourer l'argile, et dans un tourbillon
Remplir encor sa tâche et creuser son sillon,
Et, sans devancer l'heure où la moisson commence,
Disputer aux oiseaux du ciel, herbe ou semence,
Les grains qui deviendront épis. Tout penseur doit
Désigner le vrai but, et le montrant du doigt,
Protéger tour à tour les peuples qu'on enchaîne,
Et le bon Roi, souvent insulté sous le chêne !
Cerveau lumineux, cur où déborde l'amour,
Il doit, leur prodiguant sa pitié tour à tour,
Au milieu des abus toujours prêts à nous mordre,
Conserver et grandir la liberté par l'ordre,
Pour rajeunir sans cesse et pour purifier
L'atmosphère du champ et celle du foyer.
Triple aspect du foyer, du champ et de la rue,
ô trilogie énorme avec le temps accrue,
Pour dégager de toi la tranquille clarté,
Il fallait un penseur qui, de tous écarté,
Reçut, seul entre tous, de la muse d'Homère
La royauté, nectar qui fait la coupe amère !
Aussi la Muse eut-elle un regard triomphant
Lorsque, sur le berceau divin de cet enfant,
Elle vit, consolée enfin de son désastre,
La flamme de l'esprit s'allumer comme un astre !
Si bien que cet enfant, ce rêveur radieux,
Calme, indulgent et fort comme les demi-dieux,
Ce grand porte-lumière, élu dès sa naissance,
L'illumina plus tard de sa reconnaissance ;
Et sentant ce jour-là tous les peuples divers
Assez grands pour la voir avec leurs yeux ouverts,
Il la leur montra, belle, ingénue et sans voiles,
Ayant sur ses bras nus la blancheur des étoiles,
Et dans la coupe, où luit l'éclair d'un diamant,
Buvant le vin de pourpre avec son jeune amant !
Le beau printemps vermeil les salue et les fête,
Et, comme un chur sublime, autour de ce poète
En qui revit l'orgueil des temps évanouis,
Des poètes nouveaux se pressent éblouis.
Les voilà. Ce sont eux, les héros qui délivrent !
J'entends leurs cris d'amour et leurs voix qui m'enivrent,
Et, dans la route sûre où je suivrai leurs pas,
Je vois tous ces vainqueurs de l'ombre et du trépas.
Byron n'est plus ; il dort dans la gloire suprême,
Fier, adoré, superbe, et la Muse elle-même,
De son âme brisée emportant le meilleur,
Baisa le pâle front de ce don Juan railleur.
Lamartine aux beaux yeux, qui charme et qui soupire,
Près du lac frissonnant chante encor son Elvire ;
Les deux Deschamps, brisant la maille et les réseaux,
S'élancent dans l'air libre ainsi que des oiseaux ;
Sainte-Beuve revoit ses maux et nous les conte ;
Vigny, doux et hautain, sous son manteau de comte
Garde pieusement notre orgueil indompté ;
Musset, les yeux brûlants, pâle de volupté,
Sent dans son cur brisé naître la poésie ;
Barbier rugit ; Moreau célèbre sa Voulzie ;
En Valmore Sappho s'éveille et chante encor ;
Delphine, sa rivale, en ses longs cheveux d'or
Triomphe, poétesse à la toison vermeille ;
Laprade s'est penché sur Psyché qui sommeille ;
Méry taille et sertit, merveilleux joaillier,
Les rubis indiens en un rouge collier ;
Brizeux nous a rendu les fiers accents du Celte ;
Sous ses longs cheveux noirs, beau rhapsode au corps svelte,
Gautier, pensif et doux, qui semble un jeune dieu,
Réfléchit l'univers dans sa prunelle en feu,
Et quand Heine, d'un vers joyeux et plein de haine,
Perce les serpents vils de la Bêtise humaine,
On croit voir sur la fange et dans l'impur vallon
Pleuvoir les flèches d'or de son père Apollon.
Nos horizons lointains de clarté se revêtent,
L'air vibre, et c'est ainsi que ces lyriques jettent
Aux quatre vents du ciel leurs chants nobles et purs ;
Et la Muse les guide aux prodiges futurs,
Et mûrit lentement leur uvre qu'elle achève,
Sage, car elle sait ; jeune, car elle rêve !
Son jour se lève bleu. Sur ses bras assouplis
Flotte un voile pourpré. Les temps sont accomplis.
ô Déesse, âme, esprit, clarté, Muse nouvelle,
Qui renais du passé plus farouche et plus belle,
Toi qui mènes aussi tes enfants par la main,
Charmeresse au grand cur, montre-moi le chemin !

Janvier 1842.

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 Les baisers de pierre
 


La lumière des candélabres devint blafarde et verte,
les yeux des femmes et les diamants s'éteignirent ;
le rubis radieux étincelait seul au milieu du salon obscurci,
comme un soleil dans la brume.

Théophile Gautier, Onuphrius.

à Armand Du Mesnil
 


Sois béni, mon très cher ! ta gracieuse lettre
M'a trouvé justement comme j'allais me mettre
Au lit. Quand sur un vers on s'est presque endormi,
C'est un charmant réveil qu'une lettre d'ami ;
Un carré de papier qui vient de tant de lieues,
Auprès du foyer rouge ou des collines bleues,
Vous dire les échos de la grande cité !
Oh ! cher ! en te lisant, mon cur tout excité
S'élançait dans l'azur vers son Paris grisâtre.
Le feu plein de rubis qui pétille dans l'âtre,
La cigarette amie et le punch vigilant
Qui fait danser au mur un farfadet sanglant,
Notre bon farniente avec nos causeries,
Nos divagations dans les routes fleuries,
Je voyais tout cela ! Près des riants Lignons
J'égarais de nouveau tous nos chers compagnons
Qui remplissent de vin les verres de Venise,
Et ces pâles enfants que mon vers divinise
Et dont la lèvre, prompte à nous incendier,
A pris sa folle pourpre aux fleurs du grenadier.
Ce que j'aime de toi, c'est que la poésie
Qui coule sous ta plume et qui me rassasie,
N'exclut aucunement ces détails parfumés
Qui reportent le cur sur les objets aimés.
Tu rêves donc toujours ! Et Victor ? Il travaille.
Son destin est marqué, vois-tu. Vaille que vaille,
Il ira loin. Alfred aime toujours Jenny ?
Hélas ! si, pitoyable à son rêve infini,
Elle entr'ouvrait le ciel à cet enfant qui souffre,
Il nous rappellerait Décius et le gouffre.
Il est triste pourtant, pour un beau chérubin,
D'avoir vu tant de fois son ève dans le bain,
De l'avoir aspirée à long regard de faune,
Sans pouvoir défleurir le bout de son gant jaune.
Un jour qu'il ébauchait la Magdeleine en pleurs,
Jenny parut soudain, comme un bouquet de fleurs :
Le tableau saint lui plut, à la fille profane ;
Mais il était promis à quelque autre sultane,
Si bien que notre ami jeûna devant l'éden,
Qu'il se serait ouvert au seul prix d'un amen.
Une chose, à mon sens, qu'on doit trouver exquise,
C'est ce que tu me dis, cette pauvre marquise
Toujours en pleurs, toujours fidèle à son tourment !
On dit Lutèce triste épouvantablement,
Et que dans cet ennui, dont s'augmente la dose,
On adore pourtant mademoiselle Doze.
Un nouveau diable est-il entré dans le beffroi ?
Dis-moi l'événement du jour, tandis que moi,
Pour te conter aussi quelque nouvelle histoire,
Je fouille vainement le fond de l'écritoire.
Dois-je à ton préjudice, infortuné songeur !
Abuser des récits que pare un voyageur ?
Cela m'ennuierait fort, et ce serait folie.
Eussé-je parcouru l'Espagne ou l'Italie,
Rien ne t'empêcherait en me laissant moi, nain,
De lire là-dessus Dumas, ou mieux, Janin.
Et d'ailleurs, à Bourbon, aux pelouses d'Avermes,
Dont l'Allier, fleuve d'or, arrose les dieux Termes,
à Souvigny, vieille urbs, où près des noirs piliers
Dorment sur leurs tombeaux d'antiques chevaliers,
à Moulins, sous les vieux tilleuls du cours Bérulle,
J'ai gardé la folie et l'amour qui me brûle.
Je suis toujours le même et tel que tu m'as vu,
De fantaisie étrange abondamment pourvu,
Joyeux, gai, chérissant la vie et son ivresse,
Mais plus jaloux toujours de ma blonde paresse.
Je continue à croire ici que les héros
Trouveraient dans les champs, à l'ombre des sureaux,
Ce qu'ils cherchent au sein des batailles rangées.
Quant aux paupières, moi, je les aime orangées.
Pour dormir le matin, j'aime épais les rideaux,
Et préfère ardemment le Bourgogne au Bordeaux.
Puis, n'étant pas de ceux que l'amour scandalise
J'en parle volontiers chez une Cidalise.
Rousse comme à Cythère, et les yeux éclatants,
Sa taille a beaucoup plu quand elle avait vingt ans.
Ainsi, je te l'ai dit, je suis toujours le même,
Toujours aussi Français, toujours aussi Bohème,
Toujours de bonne race enfin, dur comme un roc
Aux faiseurs, et moins fort que le bon Paul de Kock
Pour agencer tout seul le plan de quelque chose,
Du reste, chérissant l'écarlate et le rose.
Ma Muse, à moi, n'est pas une de ces beautés
Qui se drapent dans l'ombre avec leurs majestés
Comme avec un manteau romain. C'est une fille
à l'allure hardie, au regard qui pétille ;
Charmeresse indolente, elle sait parfumer
Ses bras nus de verveine et de rose, et fumer
La cigarette ; elle a des étreintes lascives,
Des chastetés d'enfant et des larmes furtives.
Ne t'étonne donc pas que de l'ami Prosper
Elle ne t'ait pas fait un héros duc et pair.
Si le supplice lent que son loisir te forge,
L'ennui, te saisissait par trop fort à la gorge,
Car, par oubli sans doute, on n'a pas fait de loi
Contre les rimailleurs, eh bien ! figure-toi
Que nous sommes encore à ces folles soirées,
Où nous buvions l'espoir dans les coupes dorées,
Où nos yeux pleins de rêve, autour du kirsch en feu,
Dans les flots de fumée avaient un pays bleu.
On y raillait toujours quelqu'un ou quelque chose ;
Nous lisions, moi, des vers, parbleu ! toi, de la prose ;
Le Poète pourtant, c'est bien toi. Le passé
Revient, je continue un récit commencé.
Donc, Prosper apparaît. Seize ans, l'âge critique.
Avec un père imbu de la sagesse antique,
Un père homme d'esprit, là, comme on n'en voit pas,
Tout plein d'un vieux respect pour les quatre repas,
Mais qui, fort dénué du revenu des princes,
Trouvait bon de laisser son épouse aux provinces.
Et puis une cousine au regard enragé
Qui sortait chez le père aux grands jours de congé,
Un démon de velours, une pensionnaire
Dont le vainqueur d'Elvire eût fait son ordinaire.
Petits pieds andalous, braise rougeâtre aux yeux,
Corps de liane, bras d'ivoire, cheveux bleus.
Tout cela s'appelait Judith. La vierge, en somme,
Eût fait par son sourire un empereur d'un homme.
Prosper ne devint pas du tout empereur, mais
Il devint en revanche amoureux, ou jamais
Homme ne désira cette pourpre enchantée
Qui frémit sur la lèvre en fleur de Galatée.
Il aimait à tel point, lui, qu'il en maigrissait,
Comment la guérison arriva, Dieu le sait.
Ce fut d'abord un soir, sous une allée ombreuse :
Judith lui confia qu'elle était malheureuse,
Que sa petite amie aimait un monsieur brun,
Et qu'elle voudrait bien aimer aussi quelqu'un.
Notez que ce jeune homme avait deux noirs complices
De son naissant amour, oui, deux moustaches lisses
Comme une aile de cygne, et qu'il était rempli
De politesse ; enfin un jeune homme accompli.
Prosper lui répliqua : Moi, je n'ai pas encore
De moustaches ; mais, vois, ma lèvre se colore,
Et j'en aurai bientôt. Si tu veux me laisser
T'aimer, sois ma chère âme, et je vais t'embrasser.
Or, Judith objecta qu'elle avait eu la fièvre,
Que les baisers laissaient des traces sur la lèvre,
Et se mit en colère avec sa douce voix,
Si bien que son cousin l'embrassa quatre fois.
Puis elle n'osa plus se fâcher, dans la crainte
D'être embrassée encor. Voyez quelle contrainte !
Les choses allaient donc au mieux. S'il n'eût fallu
Rentrer pour le souper, tu ne m'aurais pas lu
Davantage. Le cur de Prosper se dilate,
Et la fillette semble une rose écarlate.
Le pater Anchises, qui commence à souffrir
D'une superbe faim, a crié d'accourir,
Et jure que le soir on attrape du rhume.
Prosper prouve contra que l'exercice allume
L'appétit, et qu'aux nerfs il est quelquefois bon.
Le père, là-dessus, découpe le jambon.
Que ton parfum est doux, ô suave caresse !
ô bonheur encor chaste et déjà plein d'ivresse !
Oh ! ces regards tout pleins de billets doux, ces pieds
Qui se cherchent tout bas, vainement épiés !
Oh ! comme cet Amour, enfant né dans les flammes,
Est un bon statuaire et sait pétrir les âmes !
Oh ! que tristes et longs passent les lendemains !
Comme on invente alors, pour se tenir les mains,
Quelque moyen nouveau que l'on ignorait ! Comme
Il veut dire à la fois, le nom dont on la nomme,
étoile, perle, fleur, chanson, lumière ! Et puis
Tu sais, on va le soir regarder dans le puits
La fleur qui de ses mains fragiles est tombée.
Je crois qu'on la prendrait d'une seule enjambée !
Comme tout devient rose et doux ! Comme on est fier
Du vieux ruban flétri qu'elle portait hier !
ô démence ineffable et qui nous fait renaître !
On en serait heureux, si quelqu'un pouvait l'être.
Pourquoi le cur est-il si large et si profond,
Que nulle volupté n'en atteigne le fond ?
Pourquoi, noyé des feux d'une humide prunelle,
Voulons-nous embrasser la menteuse éternelle,
Et d'où vient ce désir d'être déchiqueté
Entre les doigts crochus de la Réalité ?
Certes, Prosper avait une âme de poète,
Mais de riches désirs bouillonnaient dans sa tête,
Et ses sens lui disaient que ce n'est pas assez
De la communion des regards embrassés.
Souvent il s'en alla dans les bruyères sombres,
La nuit, s'asseoir tout seul au milieu des décombres ;
Il s'en alla gravir le pied fangeux des monts,
Où les rocs dentelés semblent de noirs démons :
La lune aux yeux d'argent frissonnait. La rosée
Pleurait de chastes pleurs sur sa bouche arrosée ;
Tout semblait un joyau doux et silencieux ;
La terre d'émeraude et la turquoise aux cieux,
Et le frêle rameau tendant sa verte palme ;
Tout, excepté les sens de Prosper, était calme.
Au fait, comment rester tant de jours sans se voir ?
Vivre un jour sur huit jours, est-ce vivre ? Et le soir
Se quitter ! et sentir sur une froide couche
La Solitude avec son baiser sur la bouche,
Courtisane de marbre, et qui vient vous saisir
Quand votre ami la chasse aux rires du plaisir !
Et ces rêves menteurs ! Et ces nuits d'insomnie,
Quand, près du temple où dort la chère Polymnie,
On rôde, l'il fixé sur le vieux mur éteint
Qui des rayons du monde a préservé son teint !
Un grand homme inconnu, joueur de chez Procope,
Disait que le désir est un bon microscope :
Or, tant de fois Prosper vint explorer le mur,
Que pour cet examen un soir le trouva mûr.
Il vit qu'au résumé la pente était fort douce,
Et les pierres d'en haut recouvertes de mousse.
Il alla donc trouver Judith, et lui fit part
De l'idée. On pouvait assiéger le rempart.
L'enfant sourit tout bas, baissa sur les étoiles
De ses pudiques yeux l'ébène de leurs voiles,
Et dit que là-dessus il fallait éclairer
La sous-maîtresse, afin que l'on fît réparer
La muraille. Tu vois qu'ils étaient loin de compte.
Prosper à ce mot-là devint rouge de honte.
Puis vinrent les serments, les larmes, les combats.
Elle écoutait si bien, et lui parlait si bas,
Qu'à peine si la brise avec ses ailes d'ange
Emporta quelques mots de ce céleste échange.
- Vous me faites mourir, Monsieur ! - Venez ici !
- Non, je te hais ; va-t'en ! - Vous croyez ? Grand merci !
- Et mon honneur, Monsieur ! Un mur ! la belle histoire !
- Je t'aime ! - Taisez-vous, démon ! - Un bras d'ivoire !
- Mais je n'y viendrai pas. - Des yeux à s'y noyer !
- Vous mentez, vous ! - Je t'aime ! - Oh ! le beau plaidoyer !
Ici la brise encor passa mystérieuse,
En courbant les rameaux du saule et de l'yeuse.
- On peut, sans être vue, en un sombre peignoir...
- On ne peut pas, Monsieur ! - S'échapper du dortoir.
- Je ne t'écoute plus. - Enfant ! - Oh ! dis, toi-même,
Non, tu ne voudrais pas me perdre ainsi ! - Je t'aime.
Ces pauvres amoureux n'ont pas d'autre raison !
Celle-là, par bonheur, est toujours de saison.
Parlèrent-ils encor ? Je ne sais trop. La brise
Ne les entendit plus. Mais, sur la pierre grise,
Près du mur dont la mousse a rongé les granits,
Elle revint un soir baiser leurs fronts unis.
Quelle joie, ô mon Dieu ! les heures solennelles,
La nuit qu'ils éclairaient de leurs chaudes prunelles,
Le parfum des jasmins et des pâles rosiers,
Tout prenait à la fois leurs curs extasiés.
La brise soupirait entre eux deux. Leurs paroles
Ne s'échangèrent plus, et puis leurs lèvres folles
Confirmèrent tout bas les clauses de l'hymen
Que la main de chacun jurait à l'autre main.
Ce fut comme un éclair où flambent deux nuages,
Ineffable moment que les plus durs naufrages
Ne sauraient arracher du cur ! Car, si profond
Qu'il soit, et quelque fiel qu'il élabore au fond,
Quelque orage qu'un jour la passion y fasse,
Toujours ce feu céleste en dore la surface.
Oh ! comme ils oubliaient le monde, cet égout !
Et leurs plaisirs d'enfant, et leurs mères, et tout !
Comme au baptême saint des invisibles flammes
Ils brûlaient leurs passés et retrempaient leurs âmes !
Fut-ce un rare bonheur pour les sens enlacés ?
Oui, mais les vrais moments d'extase étaient passés ;
Car les plus doux transports sont dans l'inquiétude
Dont les rêves s'en vont à la béatitude,
Quand le cur comprimé doute, et sous le surcroît
Du doute, se replie et se réveille, et croit !
Mais quand l'illusion s'incarne tout entière,
Lorsque l'ange du rêve est devenu matière,
On ne sait plus alors ce qu'on en pensera.
C'est le provincial qui vient à l'Opéra
Des clochers inconnus de sa verte campagne.
Il vient comme on viendrait au pays de Cocagne,
Si bien que ni le chant, ni le public choisi,
Ni le vol fabuleux de Carlotta Grisi
Et les pâles Willis avec leurs maillots roses,
Ne semblent à ses yeux de merveilleuses choses.
Il rêvait tout moins beau, mais quelque chose encor,
Et croyait au perron trouver des marches d'or.
C'est ainsi que l'espoir s'entoure de mensonges,
Et que la passion est un pays de songes
Où l'on va comme un homme enivré d'alcool.
Il semble qu'on va suivre un aigle dans son vol,
Qu'on est grand, que la joie et ses rudes atteintes
En râles convulsifs tordront les chairs éteintes,
Qu'on se relèvera tout autre ; mais souvent
On se retrouve après Gros-Jean comme devant.
Aussi lorsque j'ai soif de rage et de caresse,
En un mot, que je veux choisir une maîtresse
Telle que le dieu grec les élève à son jeu,
Une femme de lit, je m'inquiète peu
Des petits pieds de reine et des yeux en amandes.
Ce qu'il me faut, à moi, ce sont les chairs flamandes
Que dessinait Rubens de son hardi pinceau.
Quant à ces doña Sol aux tailles d'arbrisseau
Dont les cheveux pleureurs vont en rameaux de saules,
C'est trop triste pour moi. Mais de larges épaules,
Des jambes d'amazone et des bras sans défaut,
Et des muscles de fer, voilà ce qu'il me faut !
Avec son torse fier, la Vénus Callipyge,
Comme poème épique, est un rare prodige.
Des bandeaux moyen âge avec des yeux cernés
Font de sombres profils d'archanges consternés ;
Mais cette lèvre rouge et ce sein qui frissonne,
Le port majestueux que la stature donne,
Ces hanches aux plis durs, ces robustes appas,
Qui vous les donnera, si vous n'en avez pas ?
Il faut avoir jauni dans un cachot bien sombre,
Où de pâles serpents se caressent dans l'ombre,
Pour bien savourer l'air et la beauté des cieux.
On se blase sur tout : sur l'azur des beaux yeux,
Sur le scribe fécond, sur le pâté d'anguille,
Sur le chant que murmure une rieuse fille ;
Et toutes les beautés auxquelles nous croyons
Tombent au souffle impur des désillusions.
Le grand héros nous semble un meurtrier. Le prince
Est pour nous un flâneur venu de sa province,
Le politique, un sot raillé par le destin,
La vierge, une Isabelle agaçant Mezzetin,
L'astronome savant un fou dans les étoiles,
Ce divin coloriste un barbouilleur de toiles ;
Nos souvenirs aimés deviennent des fardeaux,
Et les pauvres honteux achètent des landaus.
L'espérance se fait un chagrin près d'éclore,
L'amour un impudent marché ; le météore
Un lampion fumeux accroupi sur un if.
Des seins fermes et lourds, au moins, c'est positif.
Quoique Prosper n'eût pas dans cette nuit peut-être
Connu tout le bonheur qu'il rêvait sous le hêtre,
Lorsque le blond Phbus parut à la maison,
Si bien que l'on trouva sa démarche légère,
Puis il vécut ensuite au sein d'une atmosphère
De bagues en cheveux, de petits billets doux,
éden de souvenirs, de fleurs, de rendez-vous,
Qui put, malgré l'effort de la fortune humaine,
Comme dans la chanson, durer une semaine.
Quoi, huit jours seulement ! C'est bien peu, diras-tu.
être huit jours fidèle est presque une vertu :
D'abord on a le temps d'écrire plusieurs stances
Quand on s'aime huit jours. Et puis les circonstances
Viennent souvent forcer à se quitter plus tôt
Qu'on ne veut. Le malheur est un grand paletot
Qu'endosse tour à tour chaque homme, et que sans honte
Prosper doit endosser à cet endroit du conte.
Ce conte, pour toi seul, ami, je l'ai rimé ;
Toutefois, s'il fallait qu'on le vît imprimé,
Sortant pour cette fois de la nuit protectrice,
Je m'agenouillerais aux pieds de ma lectrice,
Petits pieds que je vois, chaussés d'un clair velours,
Mollement endormis sur des coussins bien lourds ;
Charmante caution pour répondre du reste.
Puis en levant les yeux, je verrais sans conteste
Un visage adorné d'un éclat non pareil,
Un front d'ivoire mat et des yeux de soleil ;
Puis un hardi corsage, et, sur un flanc qui ploie,
Des cheveux soyeux, pleins de délire et de joie,
Sombres comme le noir feuillage des forêts.
Or, je crois que voici ce que je lui dirais :
ô ma dame d'amour ! mon amante inconnue !
à qui la Vérité parle ici toute nue,
Oh ! si, réalisant tous mes rêves de fou,
Chère, vous me vouliez jeter vos bras au cou,
à l'heure où l'ombre molle endort les tubéreuses,
Et me donner huit nuits de vos nuits amoureuses,
(éros devine alors ce que je tenterais !)
Ma dame, sur l'honneur, je m'en contenterais.
Enfin, comment cessa ce bonheur éphémère ?
Cela vint de Prosper. Qui l'aurait cru ? Sa mère
Mourut tout justement à cette époque-là.
Or, elle avait un frère aîné, qu'on rappela
D'exil en mil huit cent quatorze. Un gentilhomme
Très entiché des fleurs de lys, et brave comme
Bayard, au temps jadis fort bien vu de la cour.
La digne sur et lui se chérissaient, et pour
Se réunir encor dans la main où l'on tremble
Et ne pas se quitter, ils moururent ensemble
De vieillesse. Prosper fut contraint de partir
Pour recueillir avec des sanglots de martyr
L'héritage de l'oncle, un fort bel héritage
Qui n'aurait pas tenu de Peñafiel au Tage.
Ayant enfin rempli tous les devoirs que feu
Notre oncle, s'il fut riche, impose à son neveu,
Il s'entoura d'un crêpe, et prit la malle-poste,
Rêveur comme un lépreux de la cité d'Aoste.
De plus, quand il revint, son père avait quitté
Notre monde frivole et plein d'iniquité.
Que de morts à la fois ! c'est comme un mélodrame
Où les trépas fameux s'impriment à la rame,
Bel art au nom duquel d'Ennery mérita
La croix ! Prosper pleura beaucoup, mais hérita.
C'est un baume aux chagrins les plus cuisants. En somme
Il eût trouvé l'auteur de ses jours un brave homme,
Si ce pauvre vieillard à ses derniers moments,
Quoiqu'il eût toujours eu les meilleurs sentiments,
Ne se fût laissé faire une bévue exquise.
Je te le donne en cent ! Il fit... Judith marquise.
Afin qu'elle eût un père avec un bel hôtel,
Un jour il la mena toute blanche à l'autel.
Quant à son jeune époux, ce fut un diplomate
Haut, sec, raide, pompeux, monté dans sa cravate,
Droit comme un lys, couvert de croix, éblouissant,
Et portant de sinople au griffon d'or yssant
Du chef ; d'ailleurs sauvage, aimant la solitude,
Et voyageant toujours ; mais ayant l'habitude
Mauvaise de rentrer dans sa demeure à pas
De loup, toutes les fois qu'on ne l'attendait pas.
Pour les fleurs sans parfum, le satin et le cierge,
Oublia-t-elle donc ses doux serments de vierge ?
Son cur fut donc un gouffre où l'on pouvait plonger
Ses rêves, sans que rien ne dût y surnager ?
Peut-être. Elle ne vit dans cet épithalame
Qu'un moyen tout trouvé de jouer à la dame.
Elle eut de fins chevaux, des villas, des palais,
Du drap rouge fort cher sur les corps de valets,
Et fit merveille au bois avec ses équipages.
On prétendit alors qu'elle eut même des pages.
Aussi ne parlons pas de ces pensionnats
Où l'on a le secret de charmants incarnats
Pour se faire monter la pudeur au visage,
Lorsqu'un il indiscret vous fixe le corsage.
Oh ! si quelqu'un lisait sous vos regards baissés
Tous les impurs désirs dont vous vous enlacez,
Courtisanes d'esprit, filles dont le corps chaste
Est comme un champ de fleurs que l'ouragan dévaste !
Pâles virginités, vertus sans lendemain,
Laissant votre dépouille aux buissons du chemin !
écoute, le hasard, ou bien les Dieux prospères
M'ont fait vivre un instant dans un de ces repaires.
J'y cherchais un écho des chants du paradis.
N'aurais-tu pas pensé comme je pensais, dis ?
Eh bien, souvent, le soir, caché sous des charmilles,
J'ai surpris le secret de quelques blondes filles,
J'écoutais inquiet, presque comme un amant,
Et j'ai senti le rouge à ma face. Vraiment
Il se murmure là des discours dont l'exorde
Soulèverait le cur aux danseuses de corde !
Puis, c'est là qu'on apprend le sourire qui mord
Et l'art si compliqué de mentir sans remord.
Ne crois pas que Judith fût donc embarrassée
Pour dire à son cousin qu'on l'avait tant forcée
Qu'elle n'avait pas pu refuser cet oison.
Prosper lui répliqua : Vous avez bien raison,
Et ce n'est après tout qu'une affaire de forme,
Car un époux marquis reste, pourvu qu'il dorme,
Un meuble de salon à ne pas dédaigner.
Mais un ancien amour permet d'égratigner
Le papier qu'a noirci, par un affreux mystère,
Hymen, ce dieu qui porte un habit de notaire.
Tu sais que tous les deux aimaient à discuter,
Car nous les avons vus autrefois affronter
La nuit fraîche, sous une allée ombreuse et noire,
à l'heure douce où Puck dans le ruisseau vient boire ;
Tu sais que, tous les deux, après ces beaux discours,
Nous les avons trouvés dans des spasmes bien courts
Au fond d'un vieux jardin, sur le banc, dont la mousse
Empruntait à Phbé sa lueur pâle et douce.
Après les pourparlers dont il s'agit ici,
Nous devons comme alors les retrouver aussi,
Non pas dans un jardin, nous sommes en décembre,
Mais au fond d'un boudoir rose et parfumé d'ambre,
Avec de gros coussins vétus de velours verts,
Comme on aime à les voir dans le cur des hivers ;
Boudoir fort isolé, n'ayant pour toute issue
Qu'une fenêtre haute assise sur la rue.
La Nymphe du foyer devient rouge, le thé
Par Judith elle-même est bientôt apprêté,
Puis dans les flacons d'or le vin de Syracuse
Offre aux jeunes amants une charmante excuse
De toutes les pudeurs qu'ils pourraient oublier.
Oh ! quel désir aigu les vint alors lier !
Qu'ils allaient bien mourir dans ces voluptés sombres
Que l'ange de la nuit caresse de ses ombres,
Et dont ils connaissaient l'extase jusqu'au fond !
Mais voilà le mari, diplomate profond,
Qui revient tout à coup, montrant sous sa paupière
L'impassible regard du Convié de pierre.
Deux hommes sur les bras alors qu'on en veut un,
Certes, cela doit être un conflit importun,
Et l'on voudrait s'enfuir dans un autre hémisphère.
Pas de cachette, hélas ! Que résoudre ? Que faire ?
Encore, à l'Ambigu-Comique, ce serait
Facile, on trouverait un passage secret
Dans un mur féodal. Se tuer l'un ou l'autre
Sans pouvoir seulement dire de patenôtre,,
C'est un moyen fossile et maintenant honni ;
D'ailleurs cela serait imité d'Antony.
Puis, Judith n'était pas de ces femmes novices
Qui prouvent leur amour avec des sacrifices,
Et qui donnent leur vie, en faisant peu de cas.
Elle jeta la lampe avec un grand fracas,
Et se mit à rugir ce cri de rage folle
Que hurle avec horreur la femme qu'on viole.
Aussitôt parut, fier comme un toréador,
Un suisse vert-lézard caparaçonné d'or,
Qui, jaloux de servir les vertus de Madame,
Pour la première fois sut dégainer sa lame.
Comme tous les chasseurs, ce fat malencontreux
Des pieds de sa maîtresse était fort amoureux ;
Ce fut donc comme un tigre altéré de carnage
Qu'il arrêta Prosper, et, contre tout usage,
Le jeta sans façon par la fenêtre, avant
De regarder au moins s'il faisait trop de vent.
Madame, quand parut son noble misanthrope,
Eut tout juste le temps de tomber en syncope,
Comme une Sémélé devant son Jupiter.
Le raide commandeur demanda de l'éther.
L'événement courut le lendemain. La presse
Pour gloser sans mesure oublia sa paresse ;
On en parla beaucoup dans les nobles faubourgs,
Et Judith fut malade au moins quinze grands jours.
Descendons si tu veux dans la rue, où la neige
étend sur le pavé son manteau de Norvège.
Quand le pauvre Prosper s'éveilla pâle, sans
Un souvenir, et vit s'attrouper les passants,
Il se trouva meurtri sur des angles de glace,
Où nous le laisserons sans le bouger de place,
Tel est notre caprice, encor pour quelques vers.
D'autant qu'on se fatigue à ces récits divers,
Et qu'il me faut quitter la mystique ceinture,
Car nous avons ce soir bal à la préfecture.
Déjà le Jacquemart, Quasimodo de plomb,
Vient de sonner dix coups avec beaucoup d'aplomb,
L'ancien hôtel Saincy s'entr'ouvre et s'illumine
Tandis que des beautés à la superbe mine
S'y rendent, en passant par le pompeux séjour
Né sous le consulat de monsieur de Champflour.
Faut-il continuer ? Je n'en ai guère envie.
Le malheureux Prosper ! comme, en pendant sa vie
à des lèvres de femme, il s'était bien trompé !
Notre terre promise est un roc escarpé :
Il ne le savait pas ; mais avoir fait son rêve
D'un poème d'amour qu'une autre main achève,
être sorti vivant de son passé caduc,
Avoir fouillé son cur pour en donner le suc,
Puis, amant d'une églé, se voir trahir par elle,
C'est à se rendre ermite, ainsi que Sganarelle.
Hérodiade, svelte en ses riches habits,
Portant sur un plat d'or constellé de rubis
La tête de saint Jean-Baptiste qui ruisselle,
Nous résume très bien l'histoire universelle ;
Car le sage est toujours celui qui, la voyant
Sous les tissus vermeils et roses d'Orient,
Admire ses yeux noirs et les fleurs de l'étoffe.
Mais, par Bacchus ! pourquoi faire le philosophe
Au bout d'un conte bleu qui nous intéressait ?
Disons ce qu'il advint de Prosper. Qui le sait ?
Comme un sombre plongeur qui se confie aux lames,
Il s'engouffra vivant dans une mer de femmes,
Festonna ses rideaux d'actrices et de rats,
Et devint très couru dans les deux Opéras.
Frêles roseaux fleuris sur les pierres gothiques,
Types germains coulés dans les moules celtiques,
Bacchantes de Toscane à la parole d'or,
Pensives Lélias qui cherchaient leur Trenmor,
Elvires aux pieds fins, bijoux d'Andalousie,
Vierges à l'il fendu sous le surmé d'Asie,
Il sut tout effeuiller en critique de goût,
Et quand il n'eut plus rien à donner, il eut tout.
Il eut, n'espère pas que je les enregistre,
Au Théâtre-Français l'amante d'un ministre,
Dont Paris en silence admirait la hauteur
Superbe. Aux environs, la femme d'un auteur
Dramatique, et Fanny, la fille aux lèvres rouges,
Dont la voix éveillait les morts, et, dans les bouges,
éléonore, Esther, Léontine et Jenny.
Si je te disais tout, quand aurais-je fini ?
Ce serait trop. D'autant que, grâce à ces astuces,
Il trouva des vertus et des princesses russes,
Qu'il serait dangereux de nommer pour raison
D'époux, et dont je veux respecter le blason.
D'ailleurs tout ce plaisir est rampant et livide ;
Avant de s'enivrer on voit la coupe vide,
Tandis que le vautour, le souvenir vainqueur,
Vous broie incessamment de ses griffes le cur.
Oh ! quelle chose aimée alors semblerait douce ?
Le zéphyr caressant, la lumière, la mousse,
Ou le givre odorant des amandiers fleuris ?
Prosper le blond rêveur n'avait trouvé de prix
à tous ces charmes nus de la jeune Nature
Que lorsqu'à son amie ils servaient de parure.
Tout est décoloré, discordant et fatal
à présent, tout se tait. Le ruisseau de cristal
Murmurait sur ses pieds délicats. Le vieux saule
Penchait de verts rameaux jusqu'à sa blanche épaule.
En voltigeant, la brise apportait dans sa voix
La chanson du vieux pâtre et l'haleine des bois.
Les fleurs ? Ils en avaient effeuillé les corolles
Pour y lire tout bas mille promesses folles.
ô souvenirs toujours adorés ! Le soleil ?
Que de fois, éblouis de son éclat vermeil,
étendus sur la mousse, abrités, seuls au monde,
Ils l'avaient vu mourir dans un baiser de l'onde !
Chaque pas, chaque souffle était un souvenir
De ce bonheur enfui pour ne plus revenir :
Mais au fait, je m'arrête à faire de l'églogue,
Tandis que mon héros emplit son catalogue.
Puis-je suivre ses pas jusqu'au pays Latin
Et dire ce qu'il dut souffrir un beau matin
Pour demander du calme à la philosophie
Que démontre là-bas quelque brune Sophie ?
Puis-je écrire les noms d'Annette et de Clara,
Cette autre Dolorès ? Rira bien qui rira
Le dernier. La débauche à la fin vous enlace
Entre ses bras plus froids et plus durs que la glace,
Et don Juan court au gouffre entr'ouvert sous ses pas.
à propos, connais-tu, qui ne la connaît pas ?
(On la chante à présent jusque dans Pampelune)
Cette moisson de lys, blanche comme la lune,
Qu'un païen surnomma Phbé, pour sa pâleur ?
Quelle nymphe ! souvent, par goût pour la couleur
Locale, étincelait parmi sa chevelure,
Masse de diamants d'une farouche allure,
Un croissant tout en feu, par Janisset courbé.
Prosper la posséda, cette épique Phbé
Dont chaque nuit absorbe, au dire de la ville,
Dix hommes, vingt flacons pleins, et cinquante mille
Francs. Oui, tout cela tombe en poudre sous ses doigts
Comme un vieil oripeau décousu. Mais tu dois
En avoir entendu souvent parler : c'est elle
Qui, je ne sais pourquoi, se mit dans la cervelle
De tuer sans péril deux fats, et seulement
Pendant huit jours entiers prit chacun pour amant.
Entre toutes, ce fut celle de ses maîtresses
Que Prosper préféra, peut-être pour les tresses
De cheveux, qui gênaient sa marche, ou les contours
De sa robe, sculptés pas des ciseaux d'Amours,
Peut-être pour ses yeux ou ses faunes vieux-Sèvres,
Peut-être pour ses chats, peut-être pour ses lèvres.
Belle femme, elle était bonne fille. Il la prit
Noblement, sans façon. Puis, il eurent l'esprit
De se quitter sitôt que le miel de la coupe
Fut au bout, estimant tous les deux qu'une troupe
De bohèmes en sait là-dessus plus qu'un roi.
Mais s'ils se rencontraient devant le café Foy,
Ou bien s'ils étaient las de leurs plaisirs vulgaires,
Car les gens du commun ne les amusaient guères,
S'ils désiraient un soir sortir de leur milieu,
Si Prosper, en fuyant les tréteaux Richelieu,
Voulait pour se guérir voir un vrai corps de reine,
Alors ils s'en allaient ensemble. L'Hippocrène
Est un mot à côté de cette femme-là :
C'est un fait positif, qu'en ses jours de gala
D'un triste portefaix elle eût fait un poète,
Par son étreinte morne et ses poses de tête.
La source court au fleuve, et la fange à l'égout.
Tu dois le remarquer, l'esprit et le bon goût
S'unissent d'ordinaire aux formes les plus pures.
Phbé le prouve bien. Ni l'or, ni les guipures
Ne cachent son beau cou, mais un camellia
S'embaume à ses cheveux, et, comme Cinthia,
Cette calme Romaine, hélas ! trop tard venue,
" Sa plus belle parure étant de rester nue,
Deux robes seulement forment tous ses atours,
L'une de moire blanche et l'autre de velours. "
Tout chez elle est parfait pour l'amour idolâtre.
Pas de livres, d'albums, ni de sculpture en plâtre,
Mais une Danaë peinte par Titien,
Inestimable corps qu'elle a payé du sien,
De bons divans de perse avec des cordelettes
Et de lourds oreillers, et, comme statuettes,
Deux seulement en marbre et semblant percer l'air :
Carlotta la divine, et la rieuse Elssler ;
Du vin dans des flacons, et près des pipes d'ambre
Les verres de Bohême. Au plancher de la chambre
Pas de riches tapis d'un goût luxuriant,
Mais une fraîche natte en paille d'Orient.
C'est là que les pieds nus, dans l'ombre accoutumée,
Prosper s'environnait d'une blanche fumée,
Et les yeux de la reine épanouis sur lui,
Comme un autre Aenéas, racontait son ennui :
- Par Hercule ! dit-il, depuis deux ans, ma chère,
Je me gorge d'amour, d'or et de bonne chère.
Et je trouve l'or vil, et les dégoûts bien prompts.
- Si tu veux, dit Phbé, nous nous enivrerons.
- Je me suis réveillé repu sur tant de couches,
Que ces femmes me sont insipides. Leurs bouches
Me sont froides ! Du vin ! verse tout le flacon !
S'il me fallait encor passer par un balcon,
Peut-être que ces nuits me sembleraient plus drôles ;
Mais tous ces bons époux savent si bien leurs rôles,
Que l'on entre aujourd'hui par la porte. Vraiment
On a l'air d'un laquais, et non pas d'un amant.
C'est, comme dit Pierrot, toujours la même gamme !
- Si tu veux, dit Phbé, nous dormirons. - ô femme !
Tu ne comprends donc pas que pour moi tout est mort,
Et qu'on est bien heureux, ma Blanche ! quand on dort.
Vois-tu, Dieu m'avait fait pour une seule chose,
Pour un amour d'enfant, une pauvre fleur close,
Et mon souffle s'envole à la fleur que j'aimais.
- Cueille-la, dit Phbé. - Ne me parle jamais,
Femme, de cette enfant, car elle est morte. Approche
Ta joue. Oh ! non, ta lèvre est trop froide. Une roche
Dans un gouffre, vraiment, c'est mon cur, ô Phbé.
- Mio, répondit-elle, il faut vous faire abbé.
à ce mot-là, Prosper fit une cigarette.
Car pareil au bon Roi chiffonnant sa Fleurette,
Il roulait un papel, dès qu'il ne trouvait rien
à dire. Et dans le fait, c'est le suprême bien.
Oh ! si dans mon réduit j'avais la douce natte
De Phbé, ses bras blancs et sa lèvre écarlate,
Oui, cela, rien de plus, avec du tabac frais,
C'est pour le jugement que je me lèverais.
Les gens les plus heureux que notre terre porte
Sont le Turc et sa pipe accroupis sur leur porte.
Mais il faut être Turc pour prendre ce parti.
Après quelques instants, Prosper était parti
Pour suivre le torrent de ses bonnes fortunes.
Les pommes de l'éden deviennent fort communes,
Et tous les tours d'alcôve on les a si bien lus
Que c'est tout naturel ; je n'en parlerai plus.
Il faut, pour terminer dans l'irrémédiable,
Qu'enfin Polichinelle aille aux griffes du diable,
Et qu'en baissant la toile on sente le roussi.
J'ai promis à don Juan sa foudre. La voici :
Pour parler net, ce fut un être d'antithèse
Au corps pelotonné comme une chatte anglaise ;
Le visage suave et rose, mais les yeux
Cruels, et reflétant l'enfer plus que les cieux.
Sa voix était limpide et pleine d'harmonie
Comme un frémissement des lyres d'Ionie ;
Ses cheveux étaient doux, ses doigts petits et longs,
Ses pieds se meurtrissaient aux tapis des salons ;
Ajoutez un corps mince, une allure mignonne
Et des ongles rosés, vous aurez la Madone,
Pareille à ces beautés dont on baise la main
Respectueusement, au faubourg Saint-Germain.
Son nez grec, ses sourcils arqués, ses dents d'opale,
Tout était jeune, sauf cette lèvre fatale
Qu'un sourire funèbre éclairait. En tous temps,
Même sous les rayons du soleil de printemps,
Elle était enterrée au sein d'une fourrure
Toute blanche, et semblait mourir. Une torture
étrange se peignait dans son il interdit,
Et dans l'ombre elle avait ce triangle maudit
Que le doigt de Dieu trace au front des mauvais anges.
était-elle arrachée à ces noires phalanges
Qui tombèrent un jour de la nue aux flancs d'or ?
Peut-être. Je ne sais. Mais on disait encor
Avoir su vaguement des vieillards que leurs pères
L'avaient vue autrefois en des âges prospères,
Alors qu'illuminée aux splendeurs de son nom,
La noblesse dorait les prés de Trianon,
Alors que les Iris et les belles Climènes
Jusques au madrigal se faisaient inhumaines,
Et plus tard, quand la fière et belle Tallien
Marchait, tunique au vent, sans voile et sans lien.
Au fait, nous avons lu bien souvent Le Vampire
Du grand poète ; eh bien, cette femme était pire
Encore, étant vampire et femme. On ne pouvait
Relever un front pur des plis de son chevet.
Or, Prosper y posa sa tête. Si l'histoire
Est fausse, je ne sais. Mais ce qui m'y fait croire,
C'est qu'en touchant Alice on sentait un frisson,
Que sa lèvre semblait froide comme un glaçon,
Et que, comme le tigre après un jour de jeûne,
Son regard aspirait ardemment le sang jeune.
Oh ! trois fois malheureux et perdu sans espoir
L'homme de cur qui prend une femme un beau soir,
Et, laissant de côté le reste, vit en elle
Seulement, abrité du monde sous son aile !
Cette Madone-là savait bien son métier
De panthère lascive, et d'un bel air altier
Buvant jusqu'à la fin le sang de sa victime,
Elle se délectait de ce carnage intime.
Un jour pourtant, Prosper, qu'elle avait laissé seul,
Faute étrange ! sortit vivant de son linceul.
Tremblant, il vint s'asseoir auprès d'une fenêtre
Ouverte, dont l'air pur fit un instant renaître
Sa pensée, et bientôt, par la flamme ébloui,
Il recula de peur quand le rayon eut lui.
Car il avait senti déjà que dans son âme
Tout était consumé sous cette impure flamme,
Que de son être ancien tout était déjà mort,
Tout, l'espoir et le doute, et même le remord.
Alors il se rendit chez la Phbé, l'ancienne
Maîtresse de trois rois couronnés, et la sienne,
Pour savoir si l'airain de ce corps indompté
Le ferait vivre encore à quelque volupté.
Belle conclusion et digne de l'exorde :
Sa lyre était aussi brisée à cette corde,
Si bien que la Phbé dit, le bras étendu
Sur lui : Poveretto, comme on me l'a rendu !
Là, d'un coup de sifflet, nous transportons la scène,
En dépit d'Aristote, au pays d'outre-Seine.
ô mon pays Latin ! vieux pays désolé
D'où le siècle sans plume un jour s'est envolé,
Moi, le dernier de tous, je te reste, et je t'aime !
J'aime tes boulevards, verdoyant diadème,
Ton fleuve morne et sourd, et ses courants flanqués
De vieux murs de granit où s'endorment les quais ;
J'aime ta basilique en fleur, ta cathédrale,
Où sur les sombres tours, dans l'ombre sépulcrale,
Quand l'aile de la nuit nous fait un noir bandeau,
Nous voyons grimacer quelque Quasimodo.
Avant ton Panthéon, palais de gloires mortes,
J'aime ton hôpital, la maison aux deux portes :
L'une par où l'on vient, escorté de douleurs,
Jusqu'à ces lits souillés qu'on lave de ses pleurs,
Comme Jésus sa croix ; l'autre, dernier refuge
Où nous trouve la mort pour nous mener au Juge.
Et souvent je pensais, en rêvant dans ce lieu
Où se mêlent les voix des mourants et de Dieu,
Que pour ceux dont le cur sort vierge de ses langes,
Notre calvaire touche aux demeures des anges.
Assis sur une pierre, et le front dans les mains,
Je repassais en moi tous ces rêves humains,
Je cherchais à fixer de mon esprit superbe
Le problème infini de la Chair et du Verbe ;
Je voulais commenter l'impérissable Loi,
Pauvre fou que j'étais ! et disséquer la Foi :
Connaître la liqueur en en brisant le vase !
Et la Nuit m'eût trouvé dans cette même extase
Profonde, si des voix ne m'eussent réveillé.
Alors, comme un songeur toujours émerveillé
Qui d'ève aux doigts de lys retourne à Cidalise,
Et cherche le théâtre au sortir de l'église,
Je flânais lentement tout le long du chemin
Jusqu'à mon Odéon, ce colosse romain,
Ce vaste amphithéâtre aux moulures massives,
à l'air grave, où les voix sortent pleines et vives,
Où Shakspere et le grand Molière, ce martyr,
Semblent en nous voyant pousser un long soupir,
Temple où la Melpomène est vaste comme un monde,
Et jetait en un jour, vieille Muse féconde !
à ce monstre affamé qu'on nomme le Public,
Deux Talmas à la fois, Bocage et Frédérick !
Et, comme deux enfants qu'on flatte et qu'on câline,
La Muse les berçait sur sa large poitrine,
Et ne plia jamais, tant ses reins étaient forts !
Aux coups passionnés de leurs rudes efforts.
Oui, malgré les regards de la foule béante,
Elle ne put faiblir, la robuste géante,
Que sous les lourds baisers des éléphants-Harel.
J'ai toujours, pour ma part, trouvé surnaturel
De voir ces animaux jouer la tragédie.
C'est là ma bête noire, et ma foi, quoi qu'on die
Comme dit Trissotin, j'aime mieux Beauvallet.
D'ailleurs, tout ce qui vient d'Afrique me déplaît,
Sauf ces brunes Fellahs dont la mamelle antique
Est d'un bronze charnu qui perce une tunique.
Aussi, quand par hasard ce souvenir me vint,
Je prenais mon chapeau quatorze fois sur vingt,
Et pour le Luxembourg dédaigneux et folâtre,
Mon jardin, je quittais l'Odéon, mon théâtre.
Dans tout ce qu'on me voit écrire en général,
Mais surtout dans les vers de ce conte moral,
J'abuse sans pudeur du mot suave : J'aime.
Il faudrait l'éviter par quelque stratagème.
Cependant nous voilà dans l'éden azuré,
Mon âme, et c'est pour lui que j'en abuserai.
Car lorsque j'eus quinze ans, que mes Chimères lasses
Voulurent secouer la poussière des classes,
Rêveur et fou, j'appris chez lui mon cher métier.
Je lui ferais sans peine un livre tout entier.
J'aime son bassin vert aux cygnes blancs, ses marbres
Se détachant au loin sur le velours des arbres,
Ses coupes sur des bras d'Amours, riche travail,
Où les géraniums de pourpre et de corail
Brillent dans le soleil comme des rois barbares,
Et ses parterres gais, où, parmi les fanfares
D'un triomphe de fleurs plus charmant et plus beau
Que l'entrée à Paris de la reine Ysabeau,
Passe un zéphyr, léger comme un souffle de femme.
ô vous que j'appelais mon âme, vous, Madame,
Que je mêle toujours en mes songes flottants
à tous mes souvenirs d'aurore et de printemps,
Vous le rappelez-vous, lorsque le soir flamboie,
Ce vieux jardin riant, plein d'ombre et plein de joie ?
Ce fut là le berceau de nos jeunes amours.
C'est là qu'au mois de mai vous alliez tous les jours,
Une fleur à la main, vous asseoir la première
Sur la terrasse, près du vieux balcon de pierre.
Et lorsque j'arrivais aussi, par un hasard
Si bien prévu la veille, alors votre regard
Me querellait au loin d'une moue enfantine.
Moi, portant sur mon front des rougeurs d'églantine
Je venais saluer votre mère, et souvent
Elle me retenait à ses côtés. Savant
Bachelier, délaissant les codes pour les odes,
Je pouvais au besoin causer parure ou modes,
Et près d'un vieux parent arrivé du Congo,
Faire des calembours contre Victor Hugo.
Mais si pour un instant nos mères enjôlées
Me laissaient votre bras dans les longues allées,
Oh ! comme tous les deux, en nous serrant la main,
Nous prenions du bonheur jusques au lendemain !
Hélas ! où s'envola cette rapide ivresse ?
Maintenant, chaque été, la brise vous caresse
Dans un vague séjour d'eaux quelconques, et moi
Je me suis fait mener, je ne sais trop pourquoi,
Au fond d'une province où des Nemrods sauvages
Dévorent, sans que rien puisse apaiser leurs rages,
Comme au temps où, quenouille en main, Berthe filait,
Des brochets monstrueux et des cochons de lait.
Or, fussé-je au Moultan, ou bien chez les Tungouses,
Au Kiatchta, pays des amantes jalouses,
Ou chez les Beloutchis, ou chez les Hottentots,
Vierges de toute presse et de tous paletots,
Mon cur s'envolerait à ce riant ombrage
Où nous étions si fous. Pourquoi devient-on sage !
Vous savez comme l'herbe était verte ! Au bassin
Comme nous admirions en leur calme dessin
Les beaux petits Amours aux gracieuses poses,
Et comme chaque brise était pleine de roses !
Oh ! lorsque aux bords aimés l'ancre à la forte dent
Mordra, si je reviens entier, sans accident,
Du char jaune-serin des postillons hilares,
C'est dans ce quartier-là que dormiront mes Lares.
Ce sera pour toujours alors, jusqu'au cercueil.
Car, sinon la Fortune assise sur le seuil,
Je trouverai du moins ma chère solitude,
Si douce pour l'amour, et douce pour l'étude.
Loin du fracas bourgeois de leur nouveau Paris,
Je lirai près du feu mes poètes chéris ;
Je tâcherai surtout, sans être aristocrate,
De choisir mes amis comme faisait Socrate,
écoutant auprès d'eux s'enfuir l'heure et, les soirs,
Allant rendre visite à mes monuments noirs.
J'entendrai sous le vent crier leurs girouettes,
Je verrai devant moi leurs longues silhouettes
Découper leur contour dans un ciel sombre et pur
Et jeter lentement leur ombre sur le mur.
Près de ces grands hôtels au style large et vaste,
Palais cyclopéens que le temps seul dévaste,
Je trouverai toujours mon banc presque détruit
Où l'on écoute en paix l'haleine de la Nuit.
Là montent librement la pleine consonnance
Du bruit harmonieux que produit le silence
Et le parfum léger des folles nappes d'air.
Puis, lorsque du sein glauque où le tenait la Mer
S'élance l'astre blond, et qu'aux jeunes nuées
Il met des corsets d'or comme aux prostituées,
La cité des vieux noms s'embrase, et son réveil
Met dans les arbres noirs des éclairs d'or vermeil.
Seulement à son front plus d'un noble édifice
A, comme un nid d'oiseaux que le lierre tapisse,
Une pauvre mansarde amante de rayons,
Qui s'ouvre de bonne heure à cent illusions.
Là, quelque étudiant, sans crainte et sans envie,
écoute frissonner le flot noir de la vie
Et jette l'avenir aux chances du destin.
Pauvres petits palais de ce pays Latin
Si dédaigneusement jeté sur une rive,
Quand on vous a quittés tout jeune, et qu'on arrive
Tout pâle à votre seuil, le cur bat vite, allez !
Or, retrouvant par là tous ses jours envolés,
Notre héros tremblait comme un soir de décembre,
Car il tournait la clef de la petite chambre
Où s'étaient écoulés ses beaux jours. Si hardi
Qu'il fût, son front devint pâle, et, tout étourdi,
Il alla s'appuyer contre un mur. Sa mémoire
Pleurait en s'éveillant, et ses rêves de gloire
Venaient, spectres hagards, passer devant ses yeux.
Il les avait quittés si jeune ! lui si vieux
Maintenant, pour jeter aux caprices d'une onde
Perfide, ses trésors, et demander au monde
Une place au festin du bonheur inconnu !
Tu sais, mon pauvre Armand, comme il est revenu.
Bien des flots ont meurtri son front. Bien des tourmentes
Ont fait craquer son verre aux dents de ses amantes ;
L'implacable vautour de la Vie a rongé
Son cur. Pourtant rien n'est absent, rien n'est changé
Dans la chambre : l'étoffe illustre des vieux âges,
Les meubles vermoulus et les vieilles images
Sont là : maître Wolframb, Hamlet dans son manteau
Noir, les Amaryllis mourantes de Watteau,
Sur le bahut sculpté la grande Vénus grecque,
Et les in-folios dans la bibliothèque.
Dire ce qu'éprouva notre Prosper auprès
De tous ces chers bijoux d'enfant, je ne pourrais ;
Surtout lorsqu'il trouva, portant les folles traces
Des anciens jours vécus, ses vieilles paperasses.
Car toute sa jeunesse au riant souvenir
était dans ces feuillets épars, et revenir
En arrière, c'est vivre une autre fois. La folle
Du logis s'éveillait, et sa blonde parole
Semblait douce à l'enfant comme un zéphyr de mai.
Alors, comme autrefois le héros, enfermé
Près des vierges, frémit au son rauque des armes,
Prosper, sorti plus grand d'un baptême de larmes,
Vers l'azur idéal retrouva son chemin.
Le poème qu'il fit, tu le liras demain.
Tu verras si toujours intrépide, il s'honore
D'enchanter l'air qui passe avec un mot sonore ;
Tu sauras si le gouffre où ce cur est tombé
Profondément, au point d'émouvoir la Phbé,
A laissé surnager quelques flots d'ambroisie,
Car, en somme, il en faut pour toute poésie
Comme pour tout amour. Quelquefois on écrit,
C'est au mieux, que la forme a sauvé son esprit,
Et que, la rime aidant, la Vénus Callipyge,
A mis sa lèvre chaude à ce sang qui se fige.
D'autres disent tout bas qu'à ses mille revers
Il ajoute celui de se tromper en vers,
Que, sentant son cur vide et faux, il se décide
à chercher lentement le plus noir suicide ;
Que lui qui fut épris du rose, il l'est du noir,
Et qu'en son invincible et profond désespoir,
ô don Juan ! d'avoir mal continué ta liste,
Ce Pindare vaincu se fait vaudevilliste.

Mai 1841.


 

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