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VICTOR HUGO
LES CHÂTIMENTS



Livre premier
Livre deuxième
Livre troisième
Livre quatrième
Livre cinquième
Livre sixième
Livre septième

LIVRE TROISIÈME : LA FAMILLE EST RESTAURÉE

 

I  APOTHÉOSE
II  L'HOMME A RI
III  FABLE OU HISTOIRE
IV
V  QUERELLES DU SÉRAIL
VI  ORIENTALE
VII  UN BON BOURGEOIS DANS SA MAISON
VIII  SPLENDEURS
IX  JOYEUSE VIE
X  L'EMPEREUR S'AMUSE
XI
XII
XIII
XIV  A PROPOS DE LA LOI FAIDER
XV  LE BORD DE LA MER
XVI  NON

 

I

APOTHÉOSE

Méditons. Il est bon que l'esprit se repaisse
De ces spectacles-là. L'on n'était qu'une espèce
De perroquet ayant un grand nom pour perchoir,
Pauvre diable de prince, usant son habit noir,
Auquel mil huit cent quinze avait coupé les vivres.
On n'avait pas dix sous, on emprunte cinq livres.
Maintenant, remarquons l'échelle, s'il vous plaît.
De l'écu de cinq francs on s'élève au billet
Signé Garat ; bravo ! puis du billet de banque
On grimpe au million, rapide saltimbanque ;
Le million gobé fait mordre au milliard.
On arrive au lingot en partant du liard.
Puis carrosses, palais, bals, festins, opulence
On s'attable au pouvoir et l'on mange la France.
C'est ainsi qu'un filou devient homme d'état.

Qu'a-t-il fait ? Un délit ? Fi donc ! un attentat ;
Un grand acte, un massacre, un admirable crime
Auquel la haute cour prête serment. L'abîme
Se referme en poussant un grognement bourru.
La Révolution sous terre a disparu
En laissant derrière elle une senteur de soufre.
Romieu montre la trappe et dit : Voyez le gouffre !

Vivat Mascarillus ! roulement de tambours.
On tient sous le bâton parqués dans les faubourgs
Les ouvriers ainsi que des noirs dans leurs cases
Paris sur ses pavés voit neiger les ukases
La Seine devient glace autant que la Néva.
Quant au maître, il triomphe ; il se promène, va
De préfet en préfet, vole de maire en maire,
Orné du Deux-Décembre, du Dix-huit Brumaire,
Bombardé de bouquets, voituré dans des chars,
Laid, joyeux, salué par es choeurs de mouchards.
Puis il rentre empereur au Louvre, il parodie
Napoléon, il lit l'histoire, il étudie
L'honneur et la vertu dans Alexandre six ;
Il s'installe au palais du spectre Médicis ;
Il quitte par moments sa pourpre ou sa casaque,
Flâne autour du bassin en pantalon cosaque,
Et riant, et semant les miettes sur ses pas,
Donne aux poissons le pain que les proscrits n'ont pas.
La caserne l'adore, on le bénit au prône ;
L'Europe est sous ses pieds et tremble sous son trône ;
Il règne par la mitre et par le hausse-col.
Ce trône a trois degrés, parjure, meurtre et vol.

Ô Carrare ! ô Paros ! ô marbres pentéliques !
Ô tous les vieux héros des vieilles républiques !
Ô tous les dictateurs de l'empire latin !
Le moment est venu d'admirer le destin.
Voici qu'un nouveau dieu monte au fronton du temple.
Regarde, peuple, et toi, froide histoire, contemple.
Tandis que nous, martyrs du droit, nous expions,
Avec les Périclès, avec les Scipions,
Sur les frises où sont les victoires aptères,
Au milieu des césars trainés par des panthères,
Vêtus de pourpre et ceints du laurier souverain,
Parmi les aigles d'or et les louves d'airain,
Comme un astre apparaît parmi ses satellites,
Voici qu'à la hauteur des empereurs stylites,
Entre Auguste à l'oeil calme et Trajan au front pur,
Resplendit, immobile en l'éternel azur,
Sur vous, ô panthéons, sur vous, ô propylées,
Robert Macaire avec ses bottes éculées !

31 janvier.

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II

L'HOMME A RI

" M. Victor Hugo vient de publier à Bruxelles un livre qui a pour titre : Napoléon le Petit, et qui renferme les calomnies les plus odieuses contre le prince-président.
" On raconte qu'un des jours de la semaine dernière un fonctionnaire apporte ce libellé à Saint-Cloud. Lorsque Louis-Napoléon le vit, il le prit, l'examina un instant avec le sourire du mépris sur les lèvres, puis s'adressant aux personnes qui l'entouraient, il dit, en leur montrant le pamphlet : " Voyez, " messieurs, voici Napoléon le Petit, par Victor Hugo le    " Grand. "
(JOURNAUX ÉLYSÉENS, AOUT 1852.)

Ah ! tu finiras bien par hurler, misérable !
Encor tout haletant de ton crime exécrable,
Dans ton triomphe abject, si lugubre et si prompt,
Je t'ai saisi. J'ai mis l'écriteau sur ton front ;
Et maintenant la foule accourt, et te bafoue.
Toi, tandis qu'au poteau le châtiment te cloue,
Que le carcan te force à lever le menton,
Tandis que, de ta veste arrachant le bouton,
L'histoire à mes côtés met à nu ton épaule,
Tu dis : je ne sens rien ! et tu nous railles, drôle !
Ton rire sur mon nom gaîment vient écumer ;
Mais je tiens le fer rouge et vois ta chair fumer.

Jersey. 30 octobre 1852.

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III

FABLE OU HISTOIRE

Un jour, maigre et sentant un royal appétit,
Un singe d'une peau de tigre se vêtit.
Le tigre avait été méchant ; lui, fut atroce.
Il avait endossé le droit d'être féroce.
Il se mit à grincer des dents, criant : Je suis
Le vainqueur des halliers, le roi sombre des nuits !
Il s'embusqua, brigand des bois, dans les épines
Il entassa l'horreur, le meurtre, les rapines,
Egorgea les passants, dévasta la forêt,
Fit tout ce qu'avait fait la peau qui le couvrait.
Il vivait dans un antre, entouré de carnage.
Chacun, voyant la peau, croyait au personnage.
Il s'écriait, poussant d'affreux rugissements :
Regardez, ma caverne est pleine d'ossements ;
Devant moi tout recule et frémit, tout émigre,
Tout tremble ; admirez-moi, voyez, je suis un tigre !
Les bêtes l'admiraient, et fuyaient à grands pas.
Un belluaire vint, le saisit dans ses bras,
Déchira cette peau comme on déchire un linge,
Mit à nu ce vainqueur, et dit : Tu n'es qu'un singe !

6 novembre. Jersey.

 

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IV

Ainsi les plus abjects, les plus vils, les plus minces
Vont régner ! ce n'était pas assez des vrais princes
Qui de leur sceptre d'or insultent le ciel bleu,
Et sont rois et méchants par la grâce de Dieu !
Quoi ! tel gueux qui, pourvu d'un titre en bonne forme,
A pour toute splendeur sa bâtardise énorme,
Tel enfant du hasard, rebut des échafauds,
Dont le nom fut un vol et la naissance un faux,
Tel bohème pétri de ruse et d'arrogance,
Tel intrus entrera dans le sang de Bragance,
Dans la maison d'Autriche ou dans la maison d'Est,
Grâce à la fiction légale is pater est,
Criera : je suis Bourbon, ou : je suis Bonaparte,
Mettra cyniquement ses deux poings sur la carte,
Et dira : c'est à moi ! je suis le grand vainqueur !
Sans que les braves gens, sans que les gens de coeur
Rendent à Curtius ce monarque de cire !
Et, quand je dis : faquin ! l'écho répondra : sire !
Quoi ! ce royal croquant, ce maraud couronné,
Qui, d'un boulet de quatre à la cheville orné,
Devrait dans un ponton pourrir à fond de cale,
Cette altesse en ruolz, ce prince en chrysocale,
Se fait devant la France, horrible, ensanglanté,
Donner de l'empereur et de la majesté,
Il trousse sa moustache en croc et la caresse,
Sans que sous les soufflets sa face disparaisse,
Sans que, d'un coup de pied l'arrachant à Saint-Cloud,
On le jette au ruisseau, dût-on salir l'égout !

- Paix ! disent cent crétins. C'est fini. Chose faite.
Le Trois pour cent est Dieu, Mandrin est son prophète.
Il règne. Nous avons voté ! Vox populi. -
Oui, je comprends, l'opprobre est un fait accompli.
Mais qui donc a voté ? Mais qui donc tenait l'urne ?
Mais qui donc a vu clair dans ce scrutin nocturne ?
Où donc était la loi dans ce tour effronté ?
Où donc la nation ? Où donc la liberté ?
Ils ont voté !

Troupeau que la peur mène paître
Entre le sacristain et le garde champêtre
Vous qui, pleins de terreur. voyez, pour vous manger,
Pour manger vos maisons, vos bois, votre verger,
Vos meules de luzerne et vos pommes à cidre,
S'ouvrir tous les matins les mâchoires d'une hydre
Braves gens, qui croyez en vos foins, et mettez
De la religion dans vos propriétés ;
Âmes que l'argent touche et que l'or fait dévotes
Maires narquois, traînant vos paysans aux votes ;
Marguilliers aux regards vitreux ; curés camus
Hurlant à vos lutrins : Dæmonem laudamus ;
Sots, qui vous courroucez comme flambe une bûche ;
Marchands dont la balance incorrecte trébuche ;
Vieux bonshommes crochus, hiboux hommes d'état,
Qui déclarez, devant la fraude et l'attentat,
La tribune fatale et la presse funeste ;
Fats, qui, tout effrayés de l'esprit, cette peste,
Criez, quoique à l'abri de la contagion ;
Voltairiens, viveurs, fervente légion,
Saints gaillards, qui jetez dans la même gamelle
Dieu, l'orgie et la messe, et prenez pêle-mêle
La défense du ciel et la taille à Goton ;
Bons dos, qui vous courbez, adorant le bâton ;
Contemplateurs béats des gibets de l'Autriche
Gens de bourse effarés, qui trichez et qu'on triche ;
Invalides, lions transformés en toutous ;
Niais, pour qui cet homme est un sauveur ; vous tous
Qui vous ébahissez, bestiaux de Panurge,
Aux miracles que fait Cartouche thaumaturge ;
Noircisseurs de papier timbré, planteurs de choux,
Est-ce que vous croyez que la France, c'est vous,
Que vous êtes le peuple, et que jamais vous eûtes
Le droit de nous donner un maître, ô tas de brutes ?
Ce droit, sachez-le bien, chiens du berger Maupas,
Et la France et le peuple eux-mêmes ne l'ont pas.
L'altière Vérité jamais ne tombe en cendre.
La Liberté n'est pas une guenille à vendre,
Jetée au tas, pendue au clou chez un fripier.
Quand un peuple se laisse au piège estropier,
Le droit sacré, toujours à soi-même fidèle,
Dans chaque citoyen trouve une citadelle ;
On s'illustre en bravant un lâche conquérant,
Et le moindre du peuple en devient le plus grand.
Donc, trouvez du bonheur, ô plates créatures,
A vivre dans la fange et dans les pourritures,
Adorez ce fumier sous ce dais de brocart,
L'honnête homme recule et s'accoude à l'écart.
Dans la chute d'autrui je ne veux pas descendre.
L'honneur n'abdique point. Nul n'a droit de me prendre
Ma liberté, mon bien, mon ciel bleu, mon amour.
Tout l'univers aveugle est sans droit sur le jour.
Fût-on cent millions d'esclaves, je suis libre.
Ainsi parle Caton. Sur la Seine ou le Tibre,
Personne n'est tombé tant qu'un seul est debout.
Le vieux sang des aïeux qui s'indigne et qui bout,
La vertu, la fierté, la justice, l'histoire,
Toute une nation avec toute sa gloire
Vit dans le dernier front qui ne veut pas plier.
Pour soutenir le temple il suffit d'un pilier ;
Un français, c'est la France ; un romain contient Rome,
Et ce qui brise un peuple avorte aux pieds d'un homme.

4 mai 1853. Jersey.

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V

QUERELLES DU SÉRAIL

Ciel ! après tes splendeurs, qui rayonnaient naguères,
Liberté sainte ; après toutes ces grandes guerres,
Tourbillon inouï ;
Après ce Marengo qui brille sur la carte,
Et qui ferait lâcher le premier Bonaparte
A Tacite ébloui ;

Après ces messidors, ces prairials, ces frimaires,
Et tant de préjugés, d'hydres et de chimères,
Terrassés à jamais ;
Après le sceptre en cendre et la Bastille en poudre,
Le trône en flamme ; après tous ces grands coups de foudre
Sur tous ces grands sommets :

Après tous ces géants, après tous ces colosses,
S'acharnant malgré Dieu, comme d'ardents molosses,
Quand Dieu disait : va-t'en !
Après ton océan, République française,
Où nos pères ont vu passer Quatrevingt-treize
Comme Léviathan ;

Après Danton, Saint-Just et Mirabeau, ces hommes,
Ces titans, aujourd'hui cette France où nous sommes
Contemple l'embryon,
L'infiniment petit, monstrueux et féroce,
Et, dans la goutte d'eau, les guerres du volvoce
Contre le vibrion !
Honte ! France, aujourd'hui, voici ta grande affaire :
Savoir si c'est Maupas ou Morny qu'on préfère,
Là-haut, dans le palais ;
Tous deux ont sauvé l'ordre et sauvé les familles ;
Lequel l'emportera ? l'un a pour lui les filles,
Et l'autre, les valets.

Bruxelles, janvier 1852

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VI

ORIENTALE

Lorsque Abd-el-Kader dans sa geôle
Vit entrer l'homme aux yeux étroits
Que l'histoire appelle - ce drôle, -
Et Troplong - Napoléon trois ; -

Qu'il vit venir, de sa croisée,
Suivi du troupeau qui le sert,
L'homme louche de l'Elysée,
Lui, l'homme fauve du désert ;

Lui, le sultan né sous les palmes,
Le compagnon des lions roux,
Le hadji farouche aux yeux calmes,
L'émir pensif, féroce et doux ;

Lui, sombre et fatal personnage
Qui, spectre pâle au blanc burnous,
Bondissait, ivre de carnage,
Puis tombait dans l'ombre à genoux ;

Qui, de sa tente ouvrant les toiles,
Et priant au bord du chemin,
Tranquille, montrait aux étoiles
Ses mains teintes de sang humain ;

Qui donnait à boire aux épées,
Et qui, rêveur mystérieux,
Assis sur des têtes coupées,
Contemplait la beauté des cieux ;

Voyant ce regard fourbe et traître,
Ce front bas, de honte obscurci,
Lui, le beau soldat, le beau prêtre,
Il dit : Quel est cet homme-ci ?

Devant ce vil masque à moustaches,
Il hésita ; mais on lui dit :
" Regarde, émir, passer les haches !
Cet homme, c'est César bandit.

" Ecoute ces plaintes amères
Et cette clameur qui grandit.
Cet homme est maudit par les mères,
Par les femmes il est maudit ;

" Il les fait veuves, Il les navre
Il prit la France et la tua,
Il ronge à présent son cadavre. "
Alors le hadji salua.

Mais au fond toutes ses pensées
Méprisaient le sanglant gredin
Le tigre aux narines froncées
Flairait ce loup avec dédain.

20 novembre. Jersey.

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VII

UN BON BOURGEOIS DANS SA MAISON

" Mais que je suis donc heureux d'être né en Chine ! Je possède une maison pour m'abriter, j'ai de quoi manger et boire, j'ai toutes les commodités de l'existence, j'ai des habits, des bonnets et une multitude d'agréments ;
en vérité, la félicité la plus grande est mon partage ! "

THIEN-CI-KHI, LETTRÉ CHINOIS.

Il est certains bourgeois, prêtres du dieu Boutique,
Plus voisins de Chrysès que de Caton d'Utique,
Mettant par-dessus tout la rente et le coupon,
Qui, voguant à la Bourse et tenant un harpon,
Honnêtes gens d'ailleurs, mais de la grosse espèce,
Acceptent Phalaris par amour pour leur caisse,
Et le taureau d'airain à cause du veau d'or.
Ils ont voté. Demain ils voteront encor.
Si quelque libre écrit entre leurs mains s'égare,
Les pieds sur les chenets et fumant son cigare,
Chacun de ces votants tout bas raisonne ainsi :
Ce livre est fort choquant. De quel droit celui-ci
Est-il généreux, ferme et fier, quand je suis lâche ?
En attaquant monsieur Bonaparte, on me fâche.
Je pense comme lui que c'est un gueux ; pourquoi
Le dit-il ? Soit, d'accord, Bonaparte est sans foi
Ni loi ; c'est un parjure, un brigand, un faussaire,
C'est vrai ; sa politique est armée en corsaire
Il a banni jusqu'à des juges suppléants ;
Il a coupé leur bourse aux princes d'Orléans
C'est le pire gredin qui soit sur cette terre ;
Mais puisque j'ai voté pour lui, l'on doit se taire.
Ecrire contre lui, c'est me blâmer au fond ;
C'est me dire : voilà comment les braves font
Et c'est une façon, à nous qui restons neutres,
De nous faire sentir que nous sommes des pleutres.
J'en conviens, nous avons une corde au poignet.
Que voulez-vous ? la Bourse allait mal ; on craignait
La république rouge, et même un peu la rose
Il fallait bien finir par faire quelque chose

On trouve ce coquin, on le fait empereur ;
C'est tout simple. On voulait éviter la terreur,
Le spectre de monsieur Romieu, la jacquerie
On s'est réfugié dans cette escroquerie.
Or, quand on dit du mal de ce gouvernement,
Je me sens chatouillé désagréablement.
Qu'on fouaille avec raison cet homme, c'est possible
Mais c'est m'insinuer à moi, bourgeois paisible
Qui fis ce scélérat empereur ou consul,
Que j'ai dit oui par peur et vivat par calcul.
Je trouve impertinent, parbleu, qu'on me le dise.
M'étant enseveli dans cette couardise,
Il me déplaît qu'on soit intrépide aujourd'hui,
Et je tiens pour affront le courage d'autrui. "

Penseurs, quand vous marquez au front l'homme punique
Qui de la loi sanglante arracha la tunique,
Quand vous vengez le peuple à la gorge saisi,
Le serment et le droit, vous êtes, songez-y,
Entre Sbogar qui règne et Géronte qui vote ;
Et votre plume ardente, anarchique, indévote,
Démagogique, impie, attente d'un côté
A ce crime ; de l'autre, à cette lâcheté.

Novembre 1852. Jersey.

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VIII

SPLENDEURS

I

A présent que c'est fait, dans l'avilissement
Arrangeons-nous chacun notre compartiment
Marchons d'un air auguste et fier ; la honte est bue.
Que tout à composer cette cour contribue,
Tout, excepté l'honneur, tout, hormis les vertus.
Faites vivre, animez, envoyez vos foetus
Et vos nains monstrueux, bocaux d'anatomie
Donne ton crocodile et donne ta momie,
Vieille Egypte ; donnez, tapis-francs, vos filous ;
Shakspeare, ton Falstaff ; noires forêts, vos loups ;
Donne, ô bon Rabelais, ton Grandgousier qui mange ;
Donne ton diable, Hoffmann ; Veuillot, donne ton ange ;
Scapin, apporte-nous Géronte dans ton sac ;
Beaumarchais, prête-nous Bridoison ; que Balzac
Donne Vautrin ; Dumas, la Carconte ; Voltaire,
Son Frélon que l'argent fait parler et fait taire ;
Mabile, les beautés de ton jardin d'hiver ;
Le Sage, cède-nous Gil Blas ; que Gulliver
Donne tout Lilliput dont l'aigre est une mouche,
Et Scarron Bruscambille, et Callot Scaramouche.
Il nous faut un dévot dans ce tripot payen ;
Molière, donne-nous Montalembert. C'est bien,
L'ombre à l'horreur s'accouple, et le mauvais au pire.
Tacite, nous avons de quoi faire l'empire ;
Juvénal, nous avons de quoi faire un sénat.

II

Ô Ducos le gascon, ô Rouher l'auvergnat,
Et vous, juifs, Fould Shylock, Sibour Iscariote,
Toi Parieu, toi Bertrand, horreur du patriote,
Bauchart, bourreau douceâtre et proscripteur plaintif,
Baroche, dont le nom n'est plus qu'un vomitif,
Ô valets solennels, ô majestueux fourbes,
Travaillant votre échine à produire des courbes,
Bas, hautains, ravissant les Daumiers enchantés
Par vos convexités et vos concavités,
Convenez avec moi, vous tous qu'ici je nomme,
Que Dieu dans sa sagesse a fait exprès cet homme
Pour régner sur la France, ou bien sur Haïti.
Et vous autres, créés pour grossir son parti,
Philosophes gênés de cuissons à l'épaule,
Et vous, viveurs râpés, frais sortis de la geôle,
Saluez l'être unique et providentiel,
Ce gouvernant tombé d'une trappe du ciel,
Ce césar moustachu, gardé par cent guérites,
Qui sait apprécier les gens et les mérites,
Et qui, prince admirable et grand homme en effet,
Fait Poissy sénateur et Clichy sous-préfet.

III

Après quoi l'on ajuste au fait la théorie
" A bas les mots ! à bas loi, liberté, patrie !
Plus on s'aplatira, plus ou prospérera.
Jetons au feu tribune et presse, et cætera.

Depuis quatrevingt-neuf les nations sont ivres.
Les faiseurs de discours et les faiseurs de livres
Perdent tout ; le poëte est un fou dangereux ;
Le progrès ment, le ciel est vide, l'art est creux,
Le monde est mort. Le peuple ? un âne qui se cabre !
La force, c'est le droit. Courbons-nous. Gloire au sabre !
A bas les Washington ! vivent les Attila ! "
On a des gens d'esprit pour soutenir cela.

Oui, qu'ils viennent tous ceux qui n'ont ni coeur ni flamme,
Qui boitent de l'honneur et qui louchent de l'âme ;
Oui, leur soleil se lève et leur messie est né.
C'est décrété, c'est fait, c'est dit, c'est canonné
La France est mitraillée, escroquée et sauvée.

Le hibou Trahison pond gaîment sa couvée.

IV

Et partout le néant prévaut ; pour déchirer
Notre histoire, nos lois, nos droits, pour dévorer
L'avenir de nos fils et les os de nos pères,
Les bêtes de la nuit sortent de leurs repaires
Sophistes et soudards resserrent leur réseau
Les Radetzky flairant le gibet du museau,
Les Giulay, poil tigré, les Buol, face verte,
Les Haynau, les Bomba, rôdent, la gueule ouverte,
Autour du genre humain qui, pâle et garrotté,
Lutte pour la justice et pour la vérité ;
Et de Paris à Pesth, du Tibre aux monts Carpathes,
Sur nos débris sanglants rampent ces mille-pattes.

V

Du lourd dictionnaire où Beauzée et Batteux
Ont versé les trésors de leur bon sens goutteux,
Il faut, grâce aux vainqueurs, refaire chaque lettre.
Ame de l'homme, ils ont trouvé moyen de mettre
Sur tes vieilles laideurs un tas de mots nouveaux,
Leurs noms. L'hypocrisie aux yeux bas et dévots
A nom Menjaud, et vend Jésus dans sa chapelle ;
On a débaptisé la honte, elle s'appelle
Sibour ; la trahison, Maupas ; l'assassinat
Sous le nom de Magnan est membre du Sénat ;

Quant à la lâcheté, c'est Hardouin qu'on la nomme ;
Riancey, c'est le mensonge, il arrive de Rome
Et tient la vérité renfermée en son puits ;
La platitude a nom Montlaville-Chapuis ;
La prostitution, ingénue, est princesse ;
La férocité, c'est Carrelet ; la bassesse
Signe Rouher, avec Delangle pour greffier.
Ô muse, inscris ces noms. Veux-tu qualifier
La justice vénale, atroce, abjecte et fausse ?
Commence à Partarieu pour finir par Lafosse.
J'appelle Saint-Arnaud, le meurtre dit : c'est moi.
Et, pour tout compléter par le deuil et l'effroi,
Le vieux calendrier remplace sur sa carte
La Saint-Barthélemy par la Saint-Bonaparte.
Quant au peuple, il admire et vote ; on est suspect
D'en douter, et Paris écoute avec respect
Sibour et ses sermons, Trolong et ses troplongues.
Les deux Napoléon s'unissent en diphthongues,
Et Berger entrelace en un chiffre hardi
Le boulevard Montmartre entre Arcole et Lodi.
Spartacus agonise en un bagne fétide ;
On chasse Thémistocle, on expulse Aristide,
On jette Daniel dans la fosse aux lions ;
Et maintenant ouvrons le ventre aux millions !

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IX

JOYEUSE VIE

Bien ! pillards, intrigants, fourbes, crétins, puissances !
Attablez-vous en hâte autour des jouissances !
Accourez ! place à tous !
Maîtres, buvez, mangez, car la vie est rapide.
Tout ce peuple conquis, tout ce peuple stupide,
Tout ce peuple est à vous !

Vendez l'état ! coupez les bois ! coupez les bourses !
Videz les réservoirs et tarissez les sources !
Les temps sont arrivés.
Prenez le dernier sou ! prenez, gais et faciles,
Aux travailleurs des champs, aux travailleurs des villes !
Prenez, riez, vivez !

Bombance ! allez ! c'est bien ! vivez ! faites ripaille !
La famille du pauvre expire sur la paille,
Sans porte ni volet.
Le père en frémissant va mendier dans l'ombre ;
La mère n'ayant plus de pain, dénûment sombre,
L'enfant n'a plus de lait.

II

Millions ! millions ! châteaux ! liste civile !
Un jour je descendis dans les caves de Lille
Je vis ce morne enfer.
Des fantômes sont là sous terre dans des chambres,
Blêmes, courbés, ployés ; le rachis tord leurs membres
Dans son poignet de fer.

Sous ces voûtes on souffre, et l'air semble un toxique
L'aveugle en tâtonnant donne à boire au phtisique
L'eau coule à longs ruisseaux ;
Presque enfant à vingt ans, déjà vieillard à trente,
Le vivant chaque jour sent la mort pénétrante
S'infiltrer dans ses os.

Jamais de feu ; la pluie inonde la lucarne ;
L'oeil en ces souterrains où le malheur s'acharne
Sur vous, ô travailleurs,
Près du rouet qui tourne et du fil qu'on dévide,
Voit des larves errer dans la lueur livide
Du soupirail en pleurs.

Misère ! l'homme songe en regardant la femme.
Le père, autour de lui sentant l'angoisse infâme
Etreindre la vertu,
Voit sa fille rentrer sinistre sous la porte,
Et n'ose, l'oeil fixé sur le pain qu'elle apporte,
Lui dire : D'où viens-tu ?

Là dort le désespoir sur son haillon sordide ;
Là, l'avril de la vie, ailleurs tiède et splendide,
Ressemble au sombre hiver ;
La vierge, rose au jour, dans l'ombre est violette ;
Là, rampent dans l'horreur la maigreur du squelette,
La nudité du ver ;

Là frissonnent, plus bas que les égouts des rues,
Familles de la vie et du jour disparues,
Des groupes grelottants ;
Là, quand j'entrai, farouche, aux méduses pareille,
Une petite fille à figure vieille
Me dit : J'ai dix-huit ans !

Là, n'ayant pas de lit, la mère malheureuse
Met ses petits enfants dans un trou qu'elle creuse,
Tremblants comme l'oiseau ;
Hélas ! ces innocents aux regards de colombe
Trouvent en arrivant sur la terre une tombe
En place d'un berceau !

Caves de Lille ! ou meurt sous vos plafonds de pierre !
J'ai vu, vu de ces yeux pleurant sous ma paupière,
Râler l'aïeul flétri,
La fille aux yeux hagards de ses cheveux vêtue,
Et l'enfant spectre au sein de la mère statue !
Ô Dante Alighieri !

C'est de ces douleurs-là que sortent vos richesses,
Princes ! ces dénûments nourrissent vos largesses,
Ô vainqueurs ! conquérants !
Votre budget ruisselle et suinte à larges gouttes
Des murs de ces caveaux, des pierres de ces voûtes,
Du coeur de ces mourants.

Sous ce rouage affreux qu'on nomme tyrannie,
Sous cette vis que meut le fisc, hideux génie,
De l'aube jusqu'au soir,
Sans trêve, nuit et jour, dans le siècle où nous sommes
Ainsi que des raisins on écrase des hommes,
Et l'or sort du pressoir.

C'est de cette détresse et de ces agonies,
De cette ombre, où jamais, dans les âmes ternies,
Espoir, tu ne vibras,
C'est de ces bouges noirs pleins d'angoisses amères,
C'est de ce sombre amas de pères et de mères
Qui se tordent les bras,

Oui, c'est de ce monceau d'indigences terribles
Que les lourds millions, étincelants, horribles,
Semant l'or en chemin,
Rampant vers les palais et les apothéoses,
Sortent, monstres joyeux et couronnés de roses,
Et teints de sang humain !

III

Ô paradis ! splendeurs ! versez à boire aux maîtres !
L'orchestre rit, la fête empourpre les fenêtres,
La table éclate et luit ;
L'ombre est là sous leurs pieds ! les portes sont fermées
La prostitution des vierges affamées
Pleure dans cette nuit !

Vous tous qui partagez ces hideuses délices,
Soldats payés, tribuns vendus, juges complices,
Evêques effrontés,
La misère frémit sous ce Louvre où vous êtes !
C'est de fièvre et de faim et de mort que sont faites
Toutes vos voluptés !

A Saint-Cloud, effeuillant jasmins et marguerites,
Quand s'ébat sous les fleurs l'essaim des favorites,
Bras nus et gorge au vent,
Dans le festin qu'égaie un lustre à mille branches,
Chacune, en souriant, dans ses belles dents blanches
Mange un enfant vivant !

Mais qu'importe ! riez ! Se plaindra-t-on sans cesse ?
Serait-on empereur, prélat, prince et princesse,
Pour ne pas s'amuser ?
Ce peuple en larmes, triste, et que la faim déchire,
Doit être satisfait puisqu'il vous entend rire
Et qu'il vous voit danser !

Qu'importe ! Allons, emplis ton coffre, emplis ta poche. Chantez, le verre en main, Troplong, Sibour, Baroche !
Ce tableau nous manquait.
Regorgez, quand la faim tient le peuple en sa serre,
Et faites, au -dessus de l'immense misère,
n immense banquet !

IV

Ils marchent sur toi, peuple ! Ô barricade sombre,
Si haute hier, dressant dans les assauts sans nombre
Ton front de sang lavé,
Sous la roue emportée, étincelante et folle,
De leur coupé joyeux qui rayonne et qui vole,
Tu redeviens pavé !

A César ton argent, peuple ; à toi la famine.
N'es-tu pas le chien vil qu'on bat et qui chemine
Derrière son seigneur ?
A lui la pourpre ; à toi la hotte et les guenilles.
Peuple, à lui la beauté de ces femmes, tes filles,
A toi leur déshonneur !

V

Ah ! quelqu'un parlera. La muse, c'est l'histoire.
Quelqu'un élèvera la voix dans la nuit noire.
Riez, bourreaux bouffons !
Quelqu'un te vengera, pauvre France abattue,
Ma mère ! et l'on verra la parole qui tue
Sortir des cieux profonds !

Ces gueux, pires brigands que ceux des vieilles races,
Rongeant le pauvre peuple avec leurs dents voraces,
Sans pitié, sans merci,
Vils, n'ayant pas de coeur, mais ayant deux visages,
Disent : - Bah ! le poëte ! il est dans les nuages ! -
Soit. Le tonnerre aussi.

19 janvier 1853.

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X

L'EMPEREUR S'AMUSE

CHANSON

Pour les bannis opiniâtres,
La France est loin, la tombe est près.
Prince, préside aux jeux folâtres,
Chasse aux femmes dans les théâtres,
Chasse aux chevreuils dans les forêts
Rome te brûle le cinname,
Les rois te disent : mon cousin. -
Sonne aujourd'hui le glas, bourdon de Notre-Dame,
Et demain le tocsin !

Les us frappés sont les plus dignes.
Ou l'exil ! ou l'Afrique en feu !
Prince, Compiègne est plein de cygnes,
Cours dans les bois, cours dans les vignes,
Vénus rayonne au plafond bleu ;
La bacchante aux bras nus se pâme
Sous sa couronne de raisin. -
Sonne aujourd'hui le glas, bourdon de Notre-Dame,
Et demain le tocsin !

Les forçats bâtissent le phare,
Traînant leurs fers au bord des flots !
Hallali ! hallali ! fanfare !
Le cor sonne, le bois s'effare,
La lune argente les bouleaux ;
A l'eau les chiens ! le cerf qui branle
Se perd dans l'ombre du bassin. -
Sonne aujourd'hui le glas, bourdon de Notre-Dame,
Et demain le tocsin !

Le père est au bagne à Cayenne
Et les enfants meurent de faim.
Le loup verse à boire à l'hyène ;
L'homme à la mitre citoyenne
Trinque en son ciboire d'or fin ;
On voit luire les yeux de flamme
Des faunes dans l'antre voisin. -
Sonne aujourd'hui le glas, bourdon de Notre-Dame,
Et demain le tocsin !

Les morts, au boulevard Montmartre,
Rôdent, montrant leur plaie au coeur.
Pâtés de Strasbourg et de Chartre,
Sous la table, un tapis de martre
Les belles boivent au vainqueur,
Et leur sourire offre leur âme,
Et leur corset offre leur sein. -
Sonne aujourd'hui le glas, bourdon de Notre-Dame,
Et demain le tocsin !

Captifs, expirez dans les fièvres.
Vous allez donc vous reposer !
Dans le vieux saxe et le vieux sèvres
On soupe, on mange, et sur les lèvres
Éclôt le doux oiseau baiser ;
Et, tout en riant, chaque femme
En laisse fuir un fol essaim. -
Sonne aujourd'hui le glas, bourdon de Notre-Dame,
Et demain le tocsin !

La Guyane, cachot fournaise,
Tue aujourd'hui comme jadis.
Couche-toi, joyeux et plein d'aise,
Au lit où coucha Louis seize,
Puis l'empereur, puis Charles dix ;
Endors-toi, pendant qu'on t'acclame,
La tête sur leur traversin. -
Sonne aujourd'hui le glas, bourdon de Notre-Dame,
Et demain le tocsin !

Ô deuil ! par un bandit féroce
L'avenir est mort poignardé !
C'est aujourd'hui la grande noce,
Le fiancé monte en carrosse ;
C'est lui ! César le bien gardé !
Peuples, chantez l'épithalame !
La France épouse l'assassin. -
Sonne aujourd'hui le glas, bourdon de Notre-Dame,
Et demain le tocsin !

25 janvier 1853.

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XI

Sentiers où l'herbe se balance,
Vallons, coteaux, bois chevelus,
Pourquoi ce deuil et ce silence ?
- Celui qui venait ne vient plus.

- Pourquoi personne à ta fenêtre,
Et pourquoi ton jardin sans fleurs,.
Ô maison ? où donc est ton maître ?
- Je ne sais pas, il est ailleurs.

- Chien, veille au logis. - Pourquoi faire ?
La maison est vide à présent.
-Enfant, qui pleures-tu ?- Mon père.
-Femme, qui pleures-tu ? - L'absent.

- Où s'en est-il allé ? - Dans l'ombre.
- Flots qui gémissez sur l'écueil,
D'où venez-vous ? - Du bagne sombre.
- Et qu'apportez-vous ? Un cercueil.

1er août 1853. Jersey.

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XII

Ô Robert, un conseil. Ayez l'air moins candide.
Soyons homme d'esprit. Le moment est splendide,
Je le sais ; le quart d'heure est chatoyant, c'est vrai
Cette Californie est riche en minerai,
D'accord ; mais cependant quand un préfet, un maire,
Un évêque adorant le fils de votre mère,
Quand un Suin, un Parieu, payé pour sa ferveur,
Vous parlant en plein nez, vous appelle sauveur,
Vous promet l'avenir, atteste Fould et Magne,
Et vous fait coudoyer César et Charlemagne,
Mon cher, vous accueillez ces propos obligeants
D'un air de bonne foi qui prête à rire aux gens.
Vous avez l'oeil béat d'un bailli de province.
Par ces simplicités vous affligez, ô prince,
Napoléon, votre oncle, et moi, votre parrain.
Ne soyons pas Jocrisse ayant été Mandrin.
On vole un trône, on prend un peuple en une attrape,
Mais il est de bon goût d'en rire un peu sous cape
Et de cligner de l'oeil du côté des malins.
Etre sa propre dupe ! ah ! fi donc ! Verres pleins,
Poche pleine, et rions ! La France rampe et s'offre ;
Soyons un sage à qui Jupiter livre un coffre ;
Dépêchons-nous, pillons, régnons vite. - Mais quoi !
Le pape nous bénit ; czar, sultan, duc et roi
Sont nos cousins ; fonder un empire est facile
Il est doux d'être chef d'une race ! - Imbécile !
Te figures-tu donc que ceci durera ?
Prends-tu pour du granit ce décor d'opéra ?
Paris dompté ! par toi ! dans quelle apocalypse
Lit-on que le géant devant le nain s'éclipse?
Crois-tu donc qu'on va voir, gaîment, l'oeil impudent,
Ta fortune cynique écraser sous sa dent
La révolution que nos pères ont faite,
Ainsi qu'une guenon qui croque une noisette ?
Ote-toi de l'esprit ce rêve enchanteur. Crois
A Rose Tamisier faisant saigner la croix,
A l'âme de Baroche entrouvrant sa corolle,
Crois à l'honnêteté de Deutz, à ta parole,
C'est bien ; mais ne crois pas à ton succès ; il ment.
Rose Tamisier, Deutz, Baroche, ton serment,
C'est de l'or, j'en conviens ; ton sceptre est de l'argile.
Dieu, qui t'a mis au coche, écrit sur toi : fragile.

29 mai 1853. Jersey.

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XIII

L'histoire a pour égout des temps comme les nôtres,
Et c'est là que la table est mise pour vous autres.
C'est là, sur cette nappe où joyeux vous mangez,
Qu'on voit, - tandis qu'ailleurs, nus et de fers chargés,
Agonisent, sereins, calmes, le front sévère,
Socrate à l'agora, Jésus-Christ au calvaire,
Colomb dans son cachot, Jean Huss sur son bûcher,
Et que l'humanité pleure et n'ose approcher
Tous ces gibets où sont les justes et les sages, -
C'est là qu'on voit trôner dans la longueur des âges,
Parmi les vins, les luths, les viandes, les flambeaux,
Sur des coussins de pourpre oubliant les tombeaux,
Ouvrant et refermant leurs féroces mâchoires,
Ivres, heureux, affreux, la tête dans des gloires,
Tout le troupeau hideux des satrapes dorés ;
C'est là qu'on entend rire et chanter, entourés
De femmes couronnant de fleurs leurs turpitudes,
Dans leur lasciveté prenant mille attitudes,
Laissant peuples et chiens en bas ronger les os,
Tous les hommes requins, tous les hommes pourceaux,
Les princes de hasard plus fangeux que les rues,
Les goinfres courtisans, les altesses ventrues,
Toute gloutonnerie et toute abjection,
Depuis Cambacérès jusqu'à Trimalcion.

4 février 1853.

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XIV

A PROPOS DE LA LOI FAIDER

Ce qu'on appelle Charte ou Constitution,
C'est un antre qu'un peuple en révolution
Creuse dans le granit, abri sûr et fidèle.
Joyeux, le peuple enferme en cette citadelle
Ses conquêtes, ses droits, payés de tant d'efforts,
Ses progrès, son honneur ; pour garder ces trésors,
Il installe en la haute et superbe tanière
La fauve liberté, secouant sa crinière.
L'oeuvre faite, il s'apaise, il reprend ses travaux,
Il retourne à son champ, fier de ses droits nouveaux,
Et tranquille, il s'endort sur des dates célèbres,
Sans songer aux larrons rôdant dans les ténèbres.
Un beau matin, le peuple en s'éveillant va voir
Sa Constitution, temple de son pouvoir ;
Hélas ! de l'antre auguste on a fait une niche.
Il y mit un lion, il y trouve un caniche.

10 décembre. Jersey.

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XV

LE BORD DE LA MER

HARMODIUS

La nuit vient. Vénus brille.

L'ÉPÉE

Harmodius, c'est l'heure !

LA BORNE DU CHEMIN

Le tyran va passer.

HARMODIUS

J'ai froid, rentrons.

UN TOMBEAU

Demeure.

HARMODIUS

Qu'es-tu ?

LE TOMBEAU

Je suis la tombe. - Exécute, ou péris.

UN NAVIRE A L'HORIZON

Je suis la tombe aussi, j'emporte les proscrits.

L'ÉPÉE

Attendons le tyran.

HARMODIUS

J'ai froid. Quel vent !

LE VENT

Je passe.
Mon bruit est une voix. Je sème dans l'espace
Les cris des exilés, de misère expirants,
Qui sans pain, sans abri, sans amis, sans parents,
Meurent en regardant du côté de la Grèce.

VOIX DANS L'AIR

Némésis ! Némésis ! lève-toi, vengeresse !

L'ÉPÉE

C'est l'heure. Profitons de l'ombre qui descend.

LA TERRE

Je suis pleine de morts.

LA MER

Je suis rouge de sang.
Les fleuves m'ont porté des cadavres sans nombre.

LA TERRE

Les morts saignent pendant qu'on adore son ombre.
A chaque pas qu'il fait sous le clair firmament,
Je les sens s'agiter en moi confusément.

UN FORÇAT

Je suis forçat, voici la chaîne que je porte,
Hélas ! pour n'avoir pas chassé loin de ma porte
Un proscrit qui fuyait, noble et pur citoyen.

L'ÉPÉE

Ne frappe pas au coeur, tu ne trouverais rien.

LA LOI

J'étais la loi, je suis un spectre. Il m'a tuée.

LA JUSTICE

De moi, prêtresse, il fait une prostituée.

LES OISEAUX

Il a retiré l'air des cieux, et nous fuyons.

LA LIBERTÉ

Je m'enfuis avec eux ; - ô terre sans rayons,
Grèce, adieu !

UN VOLEUR

Ce tyran, nous l'aimons. Car ce maître
Que respecte le juge et qu'admire le prêtre,
Qu'on accueille partout de cris encourageants,
Est plus pareil à nous qu'à vous, honnêtes gens.

LE SERMENT

Dieux puissants ! à jamais fermez toutes les bouches !
La confiance est morte au fond des coeurs farouches.
Homme, tu mens ! Soleil, tu mens ! Cieux, vous mentez !
Soufflez, vents de la nuit ! emportez, emportez
L'honneur et la vertu, cette sombre chimère !

LA PATRIE

Mon fils, je suis aux fers ! Mon fils, je suis ta mère !
Je tends les bras vers toi du fond de ma prison.

HARMODIUS

Quoi ! le frapper, la nuit, rentrant dans sa maison !
Quoi ! devant ce ciel noir, devant ces mers sans borne !
Le poignarder, devant ce gouffre obscur et morne,
En présence de l'ombre et de l'immensité !

LA CONSCIENCE

Tu peux tuer cet homme avec tranquillité.

Jersey, 25 octobre.

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XVI

NON

Laissons le glaive à Rome et le stylet à Sparte.
Ne faisons pas saisir, trop pressés de punir,
Par le spectre Brutus le brigand Bonaparte.
Gardons ce misérable au sinistre avenir.
Vous serez satisfaits, je vous le certifie,
Bannis, qui de l'exil portez le triste faix,
Captifs, proscrits, martyrs qu'il foule et qu'il défie,
Vous tous qui frémissez, vous serez satisfaits.
Jamais au criminel son crime ne pardonne ;
Mais gardez, croyez-moi, la vengeance au fourreau
Attendez ; ayez foi dans les ordres que donne
Dieu, juge patient, au temps, tardif bourreau !
Laissons vivre le traître en sa honte insondable.
Ce sang humilierait même le vil couteau.
Laissons venir le temps, l'inconnu formidable
Qui tient le châtiment caché sous son manteau.
Qu'il soit le couronné parce qu'il est le pire ;
Le maître des fronts plats et des coeurs abrutis
Que son sénat décerne à sa race l'empire,
S'il trouve une femelle et s'il a des petits
Qu'il règne par la messe et par la pertuisane ;
Qu'on le fasse empereur dans son flagrant délit ;
Que l'église en rampant, que cette courtisane
Se glisse dans son antre et couche dans son lit
Qu'il soit cher à Troplong, que Sibour le vénère,
Qu'il leur donne son pied tout sanglant à baiser,
Qu'il vive, ce césar ! Louvel ou Lacenaire
Seraient pour le tuer forcés de se baisser.
Ne tuez pas cet homme, ô vous, songeurs sévères,
Rêveurs mystérieux, solitaires et forts,
Qui, pendant qu'on le fête et qu'il choque les verres,
Marchez, le poing crispé, dans l'herbe où sont les morts !
Avec l'aide d'en haut toujours nous triomphâmes.
L'exemple froid vaut mieux qu'un éclair de fureur.
Non, ne le tuez pas. Les piloris infâmes
Ont besoin d'être ornés parfois d'un empereur.

12 novembre. Jersey.

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