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Charles BAUDELAIRELes fleurs du malpremière partie |
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DédicaceAu poète impeccableAu parfait magicien ès lettres françaises A mon très-cher et très-vénéré Maître et ami Théophile Gautier Avec les sentiments De la plus profonde humilité Je dédie Ces fleurs maladives C-B Au lecteurLa sottise, l'erreur, le péché, la lésine,Occupent nos esprits et travaillent nos corps, Et nous alimentons nos aimables remords, Comme les mendiants nourrissent leur vermine. Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ; Nous nous faisons payer grassement nos aveux, Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux, Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste Qui berce longuement notre esprit enchanté, Et le riche métal de notre volonté Est tout vaporisé par ce savant chimiste. C'est le diable qui tient les fils qui nous remuent ! Aux objets répugnants nous trouvons des appas ; Chaque jour vers l'enfer nous descendons d'un pas, Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent. Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange Le sein martyrisé d'une antique catin, Nous volons au passage un plaisir clandestin Que nous pressons bien fort comme une vieille orange. Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes, Dans nos cerveaux ribote un peuple de démons, Et, quand nous respirons, la mort dans nos poumons Descend, fleuve invisible, avec 7de sourdes plaintes. Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie, N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins Le canevas banal de nos piteux destins, C'est que notre âme, hélas ! N'est pas assez hardie. Mais parmi les chacals, les panthères, les lices, Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants, Dans la ménagerie infâme de nos vices, Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un débris Et dans un bâillement avalerait le monde ; C'est l'ennui ! - l'il chargé d'un pleur involontaire, Il rêve d'échafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! Entrée du site / haut de la page Spleen et idéalBénédictionLorsque, par un décret des puissances suprêmes,Le poète apparaît dans ce monde ennuyé, Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié : - " Ah ! Que n'ai-je mis bas tout un nud de vipères, Plutôt que de nourrir cette dérision ! Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères Où mon ventre a conçu mon expiation ! Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes Pour être le dégoût de mon triste mari, Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes, Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri, Je ferai rejaillir la haine qui m'accable Sur l'instrument maudit de tes méchancetés, Et je tordrai si bien cet arbre misérable, Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés ! " Elle ravale ainsi l'écume de sa haine, Et, ne comprenant pas les desseins éternels, Elle-même prépare au fond de la Géhenne Les bûchers consacrés aux crimes maternels. Pourtant, sous la tutelle invisible d'un ange, L'enfant déshérité s'enivre de soleil, Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil. Il joue avec le vent, cause avec le nuage, Et s'enivre en chantant du chemin de la croix ; Et l'esprit qui le suit dans son pèlerinage Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois. Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte, Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité, Cherchent à qui saura lui tirer une plainte, Et font sur lui l'essai de leur férocité. Dans le pain et le vin destinés à sa bouche Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats ; Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche, Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas. Sa femme va criant sur les places publiques : Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer, Je ferai le métier des idoles antiques, Et comme elles je veux me faire redorer ; Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe, De génuflexions, de viandes et de vins, Pour savoir si je puis dans un cur qui m'admire Usurper en riant les hommages divins ! Et, quand je m'ennuierai de ces farces impies, Je poserai sur lui ma frêle et forte main ; Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies, Sauront jusqu'à son cur se frayer un chemin. Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite, J'arracherai ce cur tout rouge de son sein, Et, pour rassasier ma bête favorite, Je le lui jetterai par terre avec dédain ! " Vers le ciel, où son il voit un trône splendide, Le poète serein lève ses bras pieux, Et les vastes éclairs de son esprit lucide Lui dérobent l'aspect des peuples furieux : - " Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés ! Je sais que vous gardez une place au poète Dans les rangs bienheureux des saintes légions, Et que vous l'invitez à l'éternelle fête Des trônes, des vertus, des dominations. Je sais que la douleur est la noblesse unique Où ne mordront jamais la terre et les enfers, Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique Imposer tous les temps et tous les univers. Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre, Les métaux inconnus, les perles de la mer, Par votre main montés, ne pourraient pas suffire ? ce beau diadème éblouissant et clair ; Car il ne sera fait que de pure lumière, Puisée au foyer saint des rayons primitifs, Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière, Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! " Entrée du site / haut de la page L'albatrosSouvent pour s'amuser, les hommes d'équipagePrennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers. ? peine les ont-ils déposés sur les planches, Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traîner à côté d'eux. Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule ! Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid ! L'un agace son bec avec un brûle-gueule, L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait ! Le poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l'archer ; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. Entrée du site / haut de la page ElévationAu-dessus des étangs, au-dessus des vallées,Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, Par delà le soleil, par delà les éthers, Par delà les confins des sphères étoilées, Mon esprit, tu te meus avec agilité, Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde, Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde Avec une indicible et mâle volupté. Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ; Va te purifier dans l'air supérieur, Et bois, comme une pure et divine liqueur, Le feu clair qui remplit les espaces limpides. Derrière les ennuis et les vastes chagrins Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse, Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse S'élancer vers les champs lumineux et sereins ; Celui dont les pensers, comme des alouettes, Vers les cieux le matin prennent un libre essor, - Qui plane sur la vie, et comprend sans effort Le langage des fleurs et des choses muettes ! Entrée du site / haut de la page CorrespondancesLa nature est un temple où de vivants piliersLaissent parfois sortir de confuses paroles ; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, - Et d'autres, corrompus, riches et triomphants, Ayant l'expansion des choses infinies, Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens Qui chantent les transports de l'esprit et des sens. Entrée du site / haut de la page J'aime le souvenir de ces époques nuesJ'aime le souvenir de ces époques nues,Dont Phoebus se plaisait à dorer les statues. Alors l'homme et la femme en leur agilité Jouissaient sans mensonge et sans anxiété, Et, le ciel amoureux leur caressant l'échine, Exerçaient la santé de leur noble machine. Cybèle alors, fertile en produits généreux, Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux, Mais, louve au cur gonflé de tendresses communes, Abreuvait l'univers à ses tétines brunes. L'homme, élégant, robuste et fort, avait le droit D'être fier des beautés qui le nommaient leur roi ; Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures, Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures ! Le poète aujourd'hui, quand il veut concevoir Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir La nudité de l'homme et celle de la femme, Sent un froid ténébreux envelopper son âme Devant ce noir tableau plein d'épouvantement. o monstruosités pleurant leur vêtement ! o ridicules troncs ! Torses dignes des masques ! o pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques, Que le dieu de l'utile, implacable et serein, Enfants, emmaillota dans ses langes d'airain ! Et vous, femmes, hélas ! Pâles comme des cierges, Que ronge et que nourrit la débauche, et vous, vierges, Du vice maternel traînant l'hérédité Et toutes les hideurs de la fécondité ! Nous avons, il est vrai, nations corrompues, Aux peuples anciens des beautés inconnues : Des visages rongés par les chancres du cur, Et comme qui dirait des beautés de langueur ; Mais ces inventions de nos muses tardives N'empêcheront jamais les races maladives De rendre à la jeunesse un hommage profond, - ? la sainte jeunesse, à l'air simple, au doux front, ? il limpide et clair ainsi qu'une eau courante, Et qui va répandant sur tout, insouciante Comme l'azur du ciel, les oiseaux et les fleurs, Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs ! Entrée du site / haut de la page Les pharesRubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer, Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse, Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ; Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, Où des anges charmants, avec un doux souris Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ; Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d'un grand crucifix décoré seulement, Où la prière en pleurs s'exhale des ordures, Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ; Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des hercules Se mêler à des Christs, et se lever tout droits Des fantômes puissants qui dans les crépuscules Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ; Colères de boxeur, impudences de faune, Toi qui sus ramasser la beauté des goujats, Grand cur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune, Puget, mélancolique empereur des forçats ; Watteau, ce carnaval où bien des curs illustres, Comme des papillons, errent en flamboyant, Décors frais et légers éclairés par des lustres Qui versent la folie à ce bal tournoyant ; Goya, cauchemar plein de choses inconnues, De ftus qu'on fait cuire au milieu des sabbats, De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues, Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ; Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber ; Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes ; C'est pour les curs mortels un divin opium ! C'est un cri répété par mille sentinelles, Un ordre renvoyé par mille porte-voix ; C'est un phare allumé sur mille citadelles, Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois ! Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité ! Entrée du site / haut de la page La muse maladeMa pauvre muse, hélas ! Qu'as-tu donc ce matin ?Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes, Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint La folie et l'horreur, froides et taciturnes. Le succube verdâtre et le rose lutin T'ont-ils versé la peur et l'amour de leurs urnes ? Le cauchemar, d'un poing despotique et mutin, T'a-t-il noyée au fond d'un fabuleux Minturnes ? Je voudrais qu'exhalant l'odeur de la santé Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté, Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques Comme les sons nombreux des syllabes antiques, Où règnent tour à tour le père des chansons, Phoebus, et le grand Pan, le seigneur des moissons. Entrée du site / haut de la page La muse vénale? muse de mon cur, amante des palais,Auras-tu quand janvier lâchera ses Borées, Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées, Un tison pour chauffer tes deux pieds violets ? Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées Aux nocturnes rayons qui percent les volets ? Sentant ta bourse à sec autant que ton palais, Récolteras-tu l'or des voûtes azurées ? Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir, Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir, Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère, Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas, Pour faire épanouir la rate du vulgaire. Entrée du site / haut de la page Le mauvais moineLes cloîtres anciens sur leurs grandes murailles?talaient en tableaux la sainte vérité, Dont l'effet, réchauffant les pieuses entrailles, Tempérait la froideur de leur austérité. En ces temps où du Christ florissaient les semailles, Plus d'un illustre moine, aujourd'hui peu cité, Prenant pour atelier le champ des funérailles, Glorifiait la mort avec simplicité. - Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite, Depuis l'éternité je parcours et j'habite ; Rien n'embellit les murs de ce cloître odieux. ? moine fainéant ! Quand saurai-je donc faire Du spectacle vivant de ma triste misère Le travail de mes mains et l'amour de mes yeux ? Entrée du site / haut de la page L'ennemiMa jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,Traversé çà et là par de brillants soleils ; Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage, Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils. Voilà que j'ai touché l'automne des idées, Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux Pour rassembler à neuf les terres inondées, Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux. Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve Trouveront dans ce sol lavé comme une grève Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? O ? douleur ! ? douleur ! Le temps mange la vie, Et l'obscur ennemi qui nous ronge le cur Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! Entrée du site / haut de la page Le guignonPour soulever un poids si lourd,Sisyphe, il faudrait ton courage ! Bien qu'on ait du cur à l'ouvrage, L'art est long et le temps est court. Loin des sépultures célèbres, Vers un cimetière isolé, Mon cur, comme un tambour voilé, Va battant des marches funèbres. - Maint joyau dort enseveli Dans les ténèbres et l'oubli, Bien loin des pioches et des sondes ; Mainte fleur épanche à regret Son parfum doux comme un secret Dans les solitudes profondes. Entrée du site / haut de la page La vie antérieureJ'ai longtemps habité sous de vastes portiquesQue les soleils marins teignaient de mille feux, Et que leurs grands piliers, droits et majestueux, Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques. Les houles, en roulant les images des cieux, Mêlaient d'une façon solennelle et mystique Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes, Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs, Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes, Et dont l'unique soin était d'approfondir Le secret douloureux qui me faisait languir. Entrée du site / haut de la page Bohémiens en voyageLa tribu prophétique aux prunelles ardentesHier s'est mise en route, emportant ses petits Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes. Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes Le long des chariots où les leurs sont blottis, Promenant sur le ciel des yeux appesantis Par le morne regret des chimères absentes. Du fond de son réduit sablonneux, le grillon, Les regardant passer, redouble sa chanson ; Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures, Fait couler le rocher et fleurir le désert Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert L'empire familier des ténèbres futures. Entrée du site / haut de la page L'homme et la merHomme libre, toujours tu chériras la mer !La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. Tu te plais à plonger au sein de ton image ; Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets : Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes, ? mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets ! Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, ? lutteurs éternels, ô frères implacables ! Entrée du site / haut de la page Don Juan aux enfersQuand Don Juan descendit vers l'onde souterraineEt quand il eut donné son obole à Charon, Un sombre mendiant, il fier comme Antisthène, D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron. Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes, Des femmes se tordaient sous le noir firmament, Et, comme un grand troupeau de victimes offertes, Derrière lui traînaient un long mugissement. Sganarelle en riant lui réclamait ses gages, Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant Montrait à tous les morts errant sur les rivages Le fils audacieux qui railla son front blanc. Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire, Près de l'époux perfide et qui fut son amant, Semblait lui réclamer un suprême sourire Où brillât la douceur de son premier serment. Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre Se tenait à la barre et coupait le flot noir ; Mais le calme héros, courbé sur sa rapière, Regardait le sillage et ne daignait rien voir. Entrée du site / haut de la page Châtiment de l'orgueilEn ces temps merveilleux où la théologieFleurit avec le plus de sève et d'énergie, On raconte qu'un jour un docteur des plus grands, Après avoir forcé les curs indifférents ; Les avoir remués dans leurs profondeurs noires ; - Après avoir franchi vers les célestes gloires Des chemins singuliers à lui-même inconnus, Où les purs esprits seuls peut-être étaient venus, - - Comme un homme monté trop haut, pris de panique, S'écria, transporté d'un orgueil satanique : " Jésus, petit Jésus ! Je t'ai poussé bien haut ! Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut De l'armure, ta honte égalerait ta gloire, Et tu ne serais plus qu'un ftus dérisoire ! " Immédiatement sa raison s'en alla. L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila ; Tout le chaos roula dans cette intelligence, Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence, Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui. Le silence et la nuit s'installèrent en lui, Comme dans un caveau dont la clef est perdue. Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue, Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers Les champs, sans distinguer les étés des hivers, Sale inutile et laid comme une chose usée, Il faisait des enfants la joie et la risée. Entrée du site / haut de la page La beautéJe suis belle, ô mortels ! Comme un rêve de pierre,Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour Eternel et muet ainsi que la matière. Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris ; J'unis un cur de neige à la blancheur des cygnes ; Je hais le mouvement qui déplace les lignes, Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. Les poètes, devant mes grandes attitudes, Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments, Consumeront leurs jours en d'austères études ; Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants, De purs miroirs qui font toutes choses plus belles : Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles ! Entrée du site / haut de la page L'idéalCe ne seront jamais ces beautés de vignettes,Produits avariés, nés d'un siècle vaurien, Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes, Qui sauront satisfaire un cur comme le mien. Je laisse à Gavarni, poète des chloroses, Son troupeau gazouillant de beautés d'hôpital, Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal. Ce qu'il faut à ce cur profond comme un abîme, C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime, Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans ; Ou bien toi, grande nuit, fille de Michel-Ange, Qui tors paisiblement dans une pose étrange Tes appas façonnés aux bouches des Titans ! Entrée du site / haut de la page La géanteDu temps que la nature en sa verve puissanteConcevait chaque jour des enfants monstrueux, J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante, Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux. J'eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme Et grandir librement dans ses terribles jeux ; Deviner si son cur couve une sombre flamme Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux ; Parcourir à loisir ses magnifiques formes ; Ramper sur le versant de ses genoux énormes, Et parfois en été, quand les soleils malsains, Lasse, la font s'étendre à travers la campagne, Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins, Comme un hameau paisible au pied d'une montagne. Entrée du site / haut de la page Le masqueStatue allégorique dans le goût de la RenaissanceA Ernest Christophe, statuaire. Contemplons ce trésor de grâces florentines ; Dans l'ondulation de ce corps musculeux L'élégance et la force abondent, surs divines. Cette femme, morceau vraiment miraculeux, Divinement robuste, adorablement mince, Est faite pour trôner sur des lits somptueux, Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince. - Aussi, vois ce souris fin et voluptueux Où la fatuité promène son extase ; Ce long regard sournois, langoureux et moqueur ; Ce visage mignard, tout encadré de gaze, Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur : " La volupté m'appelle et l'amour me couronne ! " ? cet être doué de tant de majesté Vois quel charme excitant la gentillesse donne ! Approchons, et tournons autour de sa beauté. O blasphème de l'art ! ? surprise fatale ! La femme au corps divin, promettant le bonheur, Par le haut se termine en monstre bicéphale ! Mais non ! Ce n'est qu'un masque, un décor suborneur, Ce visage éclairé d'une exquise grimace, Et, regarde, voici, crispée atrocement, La véritable tête, et la sincère face Renversée à l'abri de la face qui ment. Pauvre grande beauté ! Le magnifique fleuve De tes pleurs aboutit dans mon cur soucieux ; Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve Aux flots que la douleur fait jaillir de tes yeux ! - Mais pourquoi pleure-t-elle ? Elle, beauté parfaite Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu, Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète ? - Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu ! Et parce qu'elle vit ! Mais ce qu'elle déplore Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux, C'est que demain, hélas ! Il faudra vivre encore ! Demain, après-demain et toujours ! - comme nous ! Entrée du site / haut de la page Hymne à la beautéViens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,O beauté O Ton regard, infernal et divin, Verse confusément le bienfait et le crime, Et l'on peut pour cela te comparer au vin. Tu contiens dans ton il le couchant et l'aurore ; Tu répands des parfums comme un soir orageux ; Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore Qui font le héros lâche et l'enfant courageux. Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ? Le destin charmé suit tes jupons comme un chien ; Tu sèmes au hasard la joie et les désastres, Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien. Tu marches sur des morts, beauté, dont tu te moques ; De tes bijoux l'horreur n'est pas le moins charmant, Et le meurtre, parmi tes plus chères breloques, Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement. L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle, Crépite, flambe et dit : bénissons ce flambeau ! L'amoureux pantelant incliné sur sa belle A l'air d'un moribond caressant son tombeau. Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe, O beauté ! Monstre énorme, effrayant, ingénu ! Si ton il, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu ? De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou sirène, Qu'importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours, Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! - L'univers moins hideux et les instants moins lourds ? Entrée du site / haut de la page Parfum exotiqueQuand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,Je respire l'odeur de ton sein chaleureux, Je vois se dérouler des rivages heureux Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone ; Une île paresseuse où la nature donne Des arbres singuliers et des fruits savoureux ; Des hommes dont le corps est mince et vigoureux, Et des femmes dont il par sa franchise étonne. Guidé par ton odeur vers de charmants climats, Je vois un port rempli de voiles et de mâts Encor tout fatigués par la vague marine, Pendant que le parfum des verts tamariniers, Qui circule dans l'air et m'enfle la narine, Se mêle dans mon âme au chant des mariniers. Entrée du site / haut de la page La chevelureO toison, moutonnant jusque sur l'encolure !O boucles ! O parfum chargé de nonchaloir ! Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure Des souvenirs dormants dans cette chevelure, Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir ! La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, Tout un monde lointain, absent, presque défunt, Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique ! Comme d'autres esprits voguent sur la musique, Le mien, ô mon amour ! Nage sur ton parfum. J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève, Se pâment longuement sous l'ardeur des climats ; Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève ! Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts : Un port retentissant où mon âme peut boire ? grands flots le parfum, le son et la couleur ; Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire, Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur. Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse Dans ce noir océan où l'autre est enfermé ; Et mon esprit subtil que le roulis caresse Saura vous retrouver, ô féconde paresse ! Infinis bercements du loisir embaumé ! Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues, Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond ; Sur les bords duvetés de vos mèches tordues Je m'enivre ardemment des senteurs confondues De l'huile de coco, du musc et du goudron. Longtemps ! Toujours ! Ma main dans ta crinière lourde Sèmera le rubis, la perle et le saphir, Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde ! N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde Où je hume à longs traits le vin du souvenir ? Entrée du site / haut de la page Je t'adore à l'égal de la voûte nocturneJe t'adore à l'égal de la voûte nocturne,O vase de tristesse, ô grande taciturne, Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis, Et que tu me parais, ornement de mes nuits, Plus ironiquement accumuler les lieues Qui séparent mes bras des immensités bleues. Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts, Comme après un cadavre un choeur de vermisseaux, Et je chéris, ô bête implacable et cruelle ! Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle ! Entrée du site / haut de la page Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelleTu mettrais l'univers entier dans ta ruelle,Femme impure ! L'ennui rend ton âme cruelle. Pour exercer tes dents à ce jeu singulier, Il te faut chaque jour un cur au râtelier. Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques Et des ifs flamboyants dans les fêtes publiques, Usent insolemment d'un pouvoir emprunté, Sans connaître jamais la loi de leur beauté. Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde ! Salutaire instrument, buveur du sang du monde, Comment n'as-tu pas honte et comment n'as-tu pas Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas ? La grandeur de ce mal où tu te crois savante Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante, Quand la nature, grande en ses desseins cachés, De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés, - De toi, vil animal, - pour pétrir un génie ? O fangeuse grandeur ! Sublime ignominie ! Entrée du site / haut de la page Sed non satiataBizarre déité, brune comme les nuits,Au parfum mélangé de musc et de havane, uvre de quelque obi, le Faust de la savane, Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits, Je préfère au constance, à l'opium, au nuits, L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane ; Quand vers toi mes désirs partent en caravane, Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis. Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme, O démon sans pitié ! Verse-moi moins de flamme ; Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois, Hélas ! Et je ne puis, mégère libertine, Pour briser ton courage et te mettre aux abois, Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine ! Entrée du site / haut de la page Avec ses vêtements ondoyants et nacrésAvec ses vêtements ondoyants et nacrés,Même quand elle marche on croirait qu'elle danse, Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés Au bout de leurs bâtons agitent en cadence. Comme le sable morne et l'azur des déserts, Insensibles tous deux à l'humaine souffrance, Comme les longs réseaux de la houle des mers, Elle se développe avec indifférence. Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants, Et dans cette nature étrange et symbolique Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique, Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants, Resplendit à jamais, comme un astre inutile, La froide majesté de la femme stérile. Entrée du site / haut de la page Le serpent qui danseQue j'aime voir, chère indolente,De ton corps si beau, Comme une étoffe vacillante, Miroiter la peau ! Sur ta chevelure profonde Aux âcres parfums, Mer odorante et vagabonde Aux flots bleus et bruns, Comme un navire qui s'éveille Au vent du matin, Mon âme rêveuse appareille Pour un ciel lointain. Tes yeux, où rien ne se révèle De doux ni d'amer, Sont deux bijoux froids où se mêle L'or avec le fer. o te voir marcher en cadence, Belle d'abandon, On dirait un serpent qui danse Au bout d'un bâton. Sous le fardeau de ta paresse Ta tête d'enfant Se balance avec la mollesse D'un jeune éléphant, Et ton corps se penche et s'allonge Comme un fin vaisseau Qui roule bord sur bord et plonge Ses vergues dans l'eau. Comme un flot grossi par la fonte Des glaciers grondants, Quand l'eau de ta bouche remonte Au bord de tes dents, Je crois boire un vin de Bohême, Amer et vainqueur, Un ciel liquide qui parsème D'étoiles mon cur ! Entrée du site / haut de la page Une charogneRappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,Ce beau matin d'été si doux : Au détour d'un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux, Les jambes en l'air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d'exhalaisons. Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande nature Tout ce qu'ensemble elle avait joint ; Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s'épanouir. La puanteur était si forte, que sur l'herbe Vous crûtes vous évanouir. Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D'où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons. Tout cela descendait, montait comme une vague, Ou s'élançait en pétillant ; On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, Vivait en se multipliant. Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l'eau courante et le vent, Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van. Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, Une ébauche lente à venir, Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève Seulement par le souvenir. Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d'un il fâché, Epiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu'elle avait lâché. - Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, O cette horrible infection, Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion ! Oui ! Telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements. Alors, ô ma beauté ! Dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j'ai gardé la forme et l'essence divine De mes amours décomposés ! Entrée du site / haut de la page De profundis clamaviJ'implore ta pitié, toi, l'unique que j'aime,Du fond du gouffre obscur où mon cur est tombé. C'est un univers morne à l'horizon plombé, Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème ; Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois, Et les six autres mois la nuit couvre la terre ; C'est un pays plus nu que la terre polaire ; - Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois ! Or il n'est pas d'horreur au monde qui surpasse La froide cruauté de ce soleil de glace Et cette immense nuit semblable au vieux chaos ; Je jalouse le sort des plus vils animaux Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide, Tant l'écheveau du temps lentement se dévide ! Entrée du site / haut de la page Le vampireToi qui, comme un coup de couteau,Dans mon cur plaintif es entrée ; Toi qui, forte comme un troupeau De démons, vins, folle et parée, De mon esprit humilié Faire ton lit et ton domaine ; - Infâme à qui je suis lié Comme le forçat à la chaîne, Comme au jeu le joueur têtu, Comme à la bouteille l'ivrogne, Comme aux vermines la charogne, - Maudite, maudite sois-tu ! J'ai prié le glaive rapide De conquérir ma liberté, Et j'ai dit au poison perfide De secourir ma lâcheté. Hélas ! Le poison et le glaive M'ont pris en dédain et m'ont dit : " Tu n'es pas digne qu'on t'enlève O ton esclavage maudit, Imbécile ! - de son empire Si nos efforts te délivraient, Tes baisers ressusciteraient Le cadavre de ton vampire ! " Entrée du site / haut de la page Une nuit que j'étais près d'une affreuse juiveUne nuit que j'étais près d'une affreuse juive,Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu, Je me pris à songer près de ce corps vendu O la triste beauté dont mon désir se prive. Je me représentais sa majesté native, Son regard de vigueur et de grâces armé, Ses cheveux qui lui font un casque parfumé, Et dont le souvenir pour l'amour me ravive. Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps, Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses, Déroulé le trésor des profondes caresses, Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles ! Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles. Entrée du site / haut de la page Remords posthumeLorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,Au fond d'un monument construit en marbre noir, Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse ; Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir, Empêchera ton cur de battre et de vouloir, Et tes pieds de courir leur course aventureuse, Le tombeau, confident de mon rêve infini (Car le tombeau toujours comprendra le poète), Durant ces grandes nuits d'où le somme est banni, Te dira : " Que vous sert, courtisane imparfaite, De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts ? " - Et le ver rongera ta peau comme un remords. Entrée du site / haut de la page Le chatViens, mon beau chat, sur mon cur amoureux ;Retiens les griffes de ta patte, Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux, Mêlés de métal et d'agate. Lorsque mes doigts caressent à loisir Ta tête et ton dos élastique, Et que ma main s'enivre du plaisir De palper ton corps électrique, Je vois ma femme en esprit. Son regard, Comme le tien, aimable bête, Profond et froid, coupe et fend comme un dard, Et, des pieds jusques à la tête, Un air subtil, un dangereux parfum, Nagent autour de son corps brun. Entrée du site / haut de la page DuellumDeux guerriers ont couru l'un sur l'autre ; leurs armesOnt éclaboussé l'air de lueurs et de sang. Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes D'une jeunesse en proie à l'amour vagissant. Les glaives sont brisés ! Comme notre jeunesse, Ma chère ! Mais les dents, les ongles acérés, Vengent bientôt l'épée et la dague traîtresse. - O fureur des curs mûrs par l'amour ulcérés ! Dans le ravin hanté des chats-pards et des onces Nos héros, s'étreignant méchamment, ont roulé, Et leur peau fleurira l'aridité des ronces. - Ce gouffre, c'est l'enfer, de nos amis peuplé ! Roulons-y sans remords, amazone inhumaine, Afin d'éterniser l'ardeur de notre haine ! Entrée du site / haut de la page Le balconMère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,O toi, tous mes plaisirs ! O toi, tous mes devoirs ! Tu te rappelleras la beauté des caresses, La douceur du foyer et le charme des soirs, Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses ! Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon, Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses. Que ton sein m'était doux ! Que ton cur m'était bon ! Nous avons dit souvent d'impérissables choses Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon. Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées ! Que l'espace est profond ! Que le cur est puissant ! En me penchant vers toi, reine des adorées, Je croyais respirer le parfum de ton sang. Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées ! La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison, Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles, Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ? poison ! Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles. La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison. Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses, Et revis mon passé blotti dans tes genoux. Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cur si doux ? Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses ! Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes, Comme montent au ciel les soleils rajeunis Après s'être lavés au fond des mers profondes ? - O serments ! O parfums ! O baisers infinis ! Entrée du site / haut de la page Le possédéLe soleil s'est couvert d'un crêpe. Comme lui,O lune de ma vie ! Emmitoufle-toi d'ombre ; Dors ou fume à ton gré ; sois muette, sois sombre, Et plonge tout entière au gouffre de l'ennui ; Je t'aime ainsi ! Pourtant, si tu veux aujourd'hui, Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre, Te pavaner aux lieux que la folie encombre, C'est bien ! Charmant poignard, jaillis de ton étui ! Allume ta prunelle à la flamme des lustres ! Allume le désir dans les regards des rustres ! Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant ; Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore ; Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant Qui ne crie : ? mon cher Belzébuth, je t'adore ! Entrée du site / haut de la page Un fantôme
Les ténèbresDans les caveaux d'insondable tristesseOù le destin m'a déjà relégué ; Où jamais n'entre un rayon rose et gai ; Où seul, avec la nuit, maussade hôtesse, Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur Condamne à peindre, hélas ! Sur les ténèbres ; Où, cuisinier aux appétits funèbres, Je fais bouillir et je mange mon cur, Par instants brille, et s'allonge, et s'étale Un spectre fait de grâce et de splendeur. O sa rêveuse allure orientale, Quand il atteint sa totale grandeur, Je reconnais ma belle visiteuse : C'est elle ! Noire et pourtant lumineuse. Le parfumLecteur, as-tu quelquefois respiréAvec ivresse et lente gourmandise Ce grain d'encens qui remplit une église, Ou d'un sachet le musc invétéré ? Charme profond, magique, dont nous grise Dans le présent le passé restauré ! Ainsi l'amant sur un corps adoré Du souvenir cueille la fleur exquise. De ses cheveux élastiques et lourds, Vivant sachet, encensoir de l'alcôve, Une senteur montait, sauvage et fauve, Et des habits, mousseline ou velours, Tout imprégnés de sa jeunesse pure, Se dégageait un parfum de fourrure. Le cadreComme un beau cadre ajoute à la peinture,Bien qu'elle soit d'un pinceau très-vanté, Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté En l'isolant de l'immense nature, Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure, S'adaptaient juste à sa rare beauté ; Rien n'offusquait sa parfaite clarté, Et tout semblait lui servir de bordure. Même on eût dit parfois qu'elle croyait Que tout voulait l'aimer ; elle noyait Sa nudité voluptueusement Dans les baisers du satin et du linge, Et, lente ou brusque, à chaque mouvement Montrait la grâce enfantine du singe. Le portraitLa maladie et la mort font des cendresDe tout le feu qui pour nous flamboya. De ces grands yeux si fervents et si tendres, De cette bouche où mon cur se noya, De ces baisers puissants comme un dictame, De ces transports plus vifs que des rayons, Que reste-t-il ? C'est affreux, ô mon âme ! Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons, Qui, comme moi, meurt dans la solitude, Et que le temps, injurieux vieillard, Chaque jour frotte avec son aile rude... Noir assassin de la vie et de l'art, Tu ne tueras jamais dans ma mémoire Celle qui fut mon plaisir et ma gloire ! Entrée du site / haut de la page Je te donne ces vers afin que si mon nomJe te donne ces vers afin que si mon nomAborde heureusement aux époques lointaines, Et fait rêver un soir les cervelles humaines, Vaisseau favorisé par un grand aquilon, Ta mémoire, pareille aux fables incertaines, Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon, Et par un fraternel et mystique chaînon Reste comme pendue à mes rimes hautaines ; Etre maudit à qui, de l'abîme profond Jusqu'au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond ! - O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère, Foules d'un pied léger et d'un regard serein Les stupides mortels qui t'ont jugée amère, Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain ! Entrée du site / haut de la page Semper eadem" D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrangeMontant comme la mer sur le roc noir et nu ? " - Quand notre cur a fait une fois sa vendange, Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu, Une douleur très-simple et non mystérieuse, Et, comme votre joie, éclatante pour tous. Cessez donc de chercher, ô belle curieuse ! Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous ! Taisez-vous, ignorante ! ?me toujours ravie ! Bouche au rire enfantin ! Plus encor que la vie, La mort nous tient souvent par des liens subtils. Laissez, laissez mon cur s'enivrer d'un mensonge, Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils ! Entrée du site / haut de la page Tout entièreLe Démon, dans ma chambre haute,Ce matin est venu me voir, Et, tâchant à me prendre en faute, Me dit : " Je voudrais bien savoir, Parmi toutes les belles choses Dont est fait son enchantement, Parmi les objets noirs ou roses Qui composent son corps charmant, Quel est le plus doux. " - ? mon âme ! Tu répondis à l'Abhorré : " Puisqu'en Elle tout est dictame, Rien ne peut être préféré. Lorsque tout me ravit, j'ignore Si quelque chose me séduit. Elle éblouit comme l'Aurore Et console comme la Nuit ; Et l'harmonie est trop exquise, Qui gouverne tout son beau corps, Pour que l'impuissante analyse En note les nombreux accords. o métamorphose mystique De tous mes sens fondus en un ! Son haleine fait la musique, Comme sa voix fait le parfum ! " Entrée du site / haut de la page Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaireQue diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,Que diras-tu, mon cur, cur autrefois flétri, A la très-belle, à la très-bonne, à la très-chère, Dont le regard divin t'a soudain refleuri ? - Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges : Rien ne vaut la douceur de son autorité ; Sa chair spirituelle a le parfum des anges, Et son il nous revêt d'un habit de clarté. Que ce soit dans la nuit et dans la solitude, Que ce soit dans la rue et dans la multitude, Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau. Parfois il parle et dit : " Je suis belle, et j'ordonne Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau ; Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. " Entrée du site / haut de la page Le flambeau vivantIls marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières,Qu'un Ange très-savant a sans doute aimantés ; Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères, Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés. Me sauvant de tout piège et de tout péché grave, Ils conduisent mes pas dans la route du Beau ; Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave ; Tout mon être obéit à ce vivant flambeau. Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique Qu'ont les cierges brûlant en plein jour ; le soleil Rougit, mais n'éteint pas leur flamme fantastique ; Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil ; Vous marchez en chantant le réveil de mon âme, Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme ! Entrée du site / haut de la page RéversibilitéAnge plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse,La honte, les remords, les sanglots, les ennuis, Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits Qui compriment le cur comme un papier qu'on froisse ? Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ? Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine, Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel, Quand la Vengeance bat son infernal rappel, Et de nos facultés se fait le capitaine ? Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ? Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres, Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard, Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard, Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ? Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ? Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides, Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment De lire la secrète horreur du dévouement Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ? Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ? Ange plein de bonheur, de joie et de lumières, David mourant aurait demandé la santé Aux émanations de ton corps enchanté ; Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières, Ange plein de bonheur, de joie et de lumières ! Entrée du site / haut de la page ConfessionUne fois, une seule, aimable et douce femme,O mon bras votre bras poli S'appuya (sur le fond ténébreux de mon âme Ce souvenir n'est point pâli) ; Il était tard ; ainsi qu'une médaille neuve La pleine lune s'étalait, Et la solennité de la nuit, comme un fleuve, Sur Paris dormant ruisselait. Et le long des maisons, sous les portes cochères, Des chats passaient furtivement, L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères, Nous accompagnaient lentement. Tout à coup, au milieu de l'intimité libre ?close à la pâle clarté, De vous, riche et sonore instrument où ne vibre Que la radieuse gaieté, De vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare Dans le matin étincelant, Une note plaintive, une note bizarre S'échappa, tout en chancelant, Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde, Dont sa famille rougirait, Et qu'elle aurait longtemps, pour la cacher au monde, Dans un caveau mise au secret. Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde : " Que rien ici-bas n'est certain, Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde, Se trahit l'égoïsme humain ; Que c'est un dur métier que d'être belle femme, Et que c'est le travail banal De la danseuse folle et froide qui se pâme Dans un sourire machinal ; Que bâtir sur les curs est une chose sotte ; Que tout craque, amour et beauté, Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte Pour les rendre à l'?ternité ! " J'ai souvent évoqué cette lune enchantée, Ce silence et cette langueur, Et cette confidence horrible chuchotée Au confessionnal du cur. Entrée du site / haut de la page L'aube spirituelleQuand chez les débauchés l'aube blanche et vermeilleEntre en société de l'Idéal rongeur, Par l'opération d'un mystère vengeur Dans la brute assoupie un ange se réveille. Des Cieux Spirituels l'inaccessible azur, Pour l'homme terrassé qui rêve encore et souffre, S'ouvre et s'enfonce avec l'attirance du gouffre. Ainsi, chère Déesse, ?tre Lucide et pur, Sur les débris fumeux des stupides orgies Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant, O mes yeux agrandis voltige incessamment. Le soleil a noirci la flamme des bougies ; Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil, Ame resplendissante, à l'immortel soleil ! Entrée du site / haut de la page Harmonie du soirVoici venir les temps où vibrant sur sa tigeChaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ; Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ; Valse mélancolique et langoureux vertige ! Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ; Le violon frémit comme un cur qu'on afflige ; Valse mélancolique et langoureux vertige ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. Le violon frémit comme un cur qu'on afflige, Un cur tendre, qui hait le néant vaste et noir ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ; Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige. Un cur tendre, qui hait le néant vaste et noir, Du passé lumineux recueille tout vestige ! Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige... Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir ! Entrée du site / haut de la page Le flaconIl est de forts parfums pour qui toute matièreEst poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre. En ouvrant un coffret venu de l'Orient Dont la serrure grince et rechigne en criant, Ou dans une maison déserte quelque armoire Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire, Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, D'où jaillit toute vive une âme qui revient. Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres, Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres, Qui dégagent leur aile et prennent leur essor, Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or. Voilà le souvenir enivrant qui voltige Dans l'air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ; Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire, Où, Lazare odorant déchirant son suaire, Se meut dans son réveil le cadavre spectral D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral. Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé, Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé, Je serai ton cercueil, aimable pestilence ! Le témoin de ta force et de ta virulence, Cher poison préparé par les anges ! Liqueur Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cur ! Entrée du site / haut de la page Le poisonLe vin sait revêtir le plus sordide bougeD'un luxe miraculeux, Et fait surgir plus d'un portique fabuleux Dans l'or de sa vapeur rouge, Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux. L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes, Allonge l'illimité, Approfondit le temps, creuse la volupté, Et de plaisirs noirs et mornes Remplit l'âme au delà de sa capacité. Tout cela ne vaut pas le poison qui découle De tes yeux, de tes yeux verts, Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers... Mes songes viennent en foule Pour se désaltérer à ces gouffres amers. Tout cela ne vaut pas le terrible prodige De ta salive qui mord, Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord, Et, charriant le vertige, La roule défaillante aux rives de la mort ! Entrée du site / haut de la page Ciel brouilléOn dirait ton regard d'une vapeur couvert ;Ton il mystérieux (est-il bleu, gris ou vert ?) Alternativement tendre, rêveur, cruel, Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel. Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés, Qui font se fondre en pleurs les curs ensorcelés Quand, agités d'un mal inconnu qui les tord, Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort. Tu ressembles parfois à ces beaux horizons Qu'allument les soleils des brumeuses saisons... Comme tu resplendis, paysage mouillé Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé ! O femme dangereuse, ô séduisants climats ! Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas, Et saurai-je tirer de l'implacable hiver Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer ? Le chatDans ma cervelle se promène ...De sa fourrure blonde et brune ... Dans ma cervelle se promène Dans ma cervelle se promène, Ainsi qu'en son appartement, Un beau chat, fort, doux et charmant. Quand il miaule, on l'entend à peine, Tant son timbre est tendre et discret ; Mais que sa voix s'apaise ou gronde, Elle est toujours riche et profonde, C'est là son charme et son secret. Cette voix, qui perle et qui filtre, Dans mon fonds le plus ténébreux, Me remplit comme un vers nombreux Et me réjouit comme un philtre. Elle endort les plus cruels maux Et contient toutes les extases ; Pour dire les plus longues phrases, Elle n'a pas besoin de mots. Non, il n'est pas d'archet qui morde Sur mon cur, parfait instrument, Et fasse plus royalement Chanter sa plus vibrante corde, Que ta voix, chat mystérieux, Chat séraphique, chat étrange, En qui tout est, comme en un ange, Aussi subtil qu'harmonieux ! De sa fourrure blonde et brune De sa fourrure blonde et brune Sort un parfum si doux, qu'un soir J'en fus embaumé, pour l'avoir Caressée une fois, rien qu'une. C'est l'esprit familier du lieu ; Il juge, il préside, il inspire Toutes choses dans son empire ; Peut-être est-il fée, est-il dieu ? Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime Tirés comme par un aimant, Se retournent docilement Et que je regarde en moi-même, Je vois avec étonnement Le feu de ses prunelles pâles, Clairs fanaux, vivantes opales, Qui me contemplent fixement. Entrée du site / haut de la page Le beau navireJe veux te raconter, ô molle enchanteresse !Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ; Je veux te peindre ta beauté, Où l'enfance s'allie à la maturité. Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large, Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large, Chargé de toile, et va roulant Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses, Ta tête se pavane avec d'étranges grâces ; D'un air placide et triomphant Tu passes ton chemin, majestueuse enfant. Je veux te raconter, ô molle enchanteresse ! Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ; Je veux te peindre ta beauté, Où l'enfance s'allie à la maturité. Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire, Ta gorge triomphante est une belle armoire Dont les panneaux bombés et clairs Comme les boucliers accrochent des éclairs ; Boucliers provoquants, armés de pointes roses ! Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses, De vins, de parfums, de liqueurs Qui feraient délirer les cerveaux et les curs ! Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large, Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large, Chargé de toile, et va roulant Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. Tes nobles jambes, sous les volants qu'elles chassent, Tourmentent les désirs obscurs et les agacent, Comme deux sorcières qui font Tourner un philtre noir dans un vase profond. Tes bras, qui se joueraient des précoces hercules, Sont des boas luisants les solides émules, Faits pour serrer obstinément, Comme pour l'imprimer dans ton cur, ton amant. Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses, Ta tête se pavane avec d'étrange grâces ; D'un air placide et triomphant Tu passes ton chemin, majestueuse enfant. Entrée du site / haut de la page L'invitation au voyageMon enfant, ma sur,Songe à la douceur D'aller là-bas vivre ensemble ! Aimer à loisir, Aimer et mourir Au pays qui te ressemble ! Les soleils mouillés De ces ciels brouillés Pour mon esprit ont les charmes Si mystérieux De tes traîtres yeux, Brillant à travers leurs larmes. Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. Des meubles luisants, Polis par les ans, Décoreraient notre chambre ; Les plus rares fleurs Mêlant leurs odeurs Aux vagues senteurs de l'ambre, Les riches plafonds, Les miroirs profonds, La splendeur orientale, Tout y parlerait A l'âme en secret Sa douce langue natale. Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. Vois sur ces canaux Dormir ces vaisseaux Dont l'humeur est vagabonde ; C'est pour assouvir Ton moindre désir Qu'ils viennent du bout du monde. - Les soleils couchants Revêtent les champs, Les canaux, la ville entière, D'hyacinthe et d'or ; Le monde s'endort Dans une chaude lumière. Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. Entrée du site / haut de la page L'irréparablePouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,Qui vit, s'agite et se tortille, Et se nourrit de nous comme le ver des morts, Comme du chêne la chenille ? Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords ? Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane, Noierons-nous ce vieil ennemi, Destructeur et gourmand comme la courtisane, Patient comme la fourmi ? Dans quel philtre ? - dans quel vin ? - dans quelle tisane ? Dis-le, belle sorcière, oh ! Dis, si tu le sais, A cet esprit comblé d'angoisse Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés, Que le sabot du cheval froisse, Dis-le, belle sorcière, oh !dis, si tu le sais, A cet agonisant que le loup déjà flaire Et que surveille le corbeau, A ce soldat brisé ! S'il faut qu'il désespère D'avoir sa croix et son tombeau ; Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire ! Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ? Peut-on déchirer des ténèbres Plus denses que la poix, sans matin et sans soir, Sans astres, sans éclairs funèbres ? Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ? L'espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge Est soufflée, est morte à jamais ! Sans lune et sans rayons, trouver où l'on héberge Les martyrs d'un chemin mauvais ! Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'auberge ! Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ? Dis, connais-tu l'irrémissible ? Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés, A qui notre cur sert de cible ? Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ? L'Irréparable ronge avec sa dent maudite Notre âme, piteux monument, Et souvent il attaque, ainsi que le termite, Par la base le bâtiment. L'Irréparable ronge avec sa dent maudite ! - J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal Qu'enflammait l'orchestre sonore, Une fée allumer dans un ciel infernal Une miraculeuse aurore ; J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal Un être, qui n'était que lumière, or et gaze, Terrasser l'énorme Satan ; Mais mon cur, que jamais ne visite l'extase, Est un théâtre où l'on attend Toujours, toujours en vain, l'être aux ailes de gaze ! Entrée du site / haut de la page CauserieVous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose !Mais la tristesse en moi monte comme la mer, Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose Le souvenir cuisant de son limon amer. - Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme ; Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccagé Par la griffe et la dent féroce de la femme. Ne cherchez plus mon cur ; les bêtes l'ont mangé. Mon cur est un palais flétri par la cohue ; On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux ! - Un parfum nage autour de votre gorge nue !... O Beauté, dur fléau des âmes, tu le veux ! Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes, Calcine ces lambeaux qu'ont épargnés les bêtes ! Entrée du site / haut de la page Chant d'automne1.Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ; Adieu, vive clarté de nos étés trop courts ! J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres Le bois retentissant sur le pavé des cours. Tout l'hiver va rentrer dans mon être : colère, Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé, Et, comme le soleil dans son enfer polaire, Mon cur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé. J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ; L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd. Mon esprit est pareil à la tour qui succombe Sous les coups du bélier infatigable et lourd. Il me semble, bercé par ce choc monotone, Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part. Pour qui ? - c'était hier l'été ; voici l'automne ! Ce bruit mystérieux sonne comme un départ. 2. J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre, Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer, Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre, Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer. Et pourtant aimez-moi, tendre cur ! Soyez mère Même pour un ingrat, même pour un méchant ; Amante ou sur, soyez la douceur éphémère D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant. Courte tâche ! La tombe attend ; elle est avide ! Ah ! Laissez-moi, mon front posé sur vos genoux, Goûter, en regrettant l'été blanc et torride, De l'arrière-saison le rayon jaune et doux ! Entrée du site / haut de la page A une MadoneEx-voto dans le goût espagnolJe veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse, Un autel souterrain au fond de ma détresse, Et creuser dans le coin le plus noir de mon cur, Loin du désir mondain et du regard moqueur, Une niche, d'azur et d'or tout émaillée, Où tu te dresseras, Statue émerveillée. Avec mes Vers polis, treillis d'un pur métal Savamment constellé de rimes de cristal, Je ferai pour ta tête une énorme Couronne ; Et dans ma Jalousie, ô mortelle Madone, Je saurai te tailler un Manteau, de façon Barbare, roide et lourd, et doublé de soupçon, Qui, comme une guérite, enfermera tes charmes ; Non de Perles brodé, mais de toutes mes Larmes ! Ta Robe, ce sera mon Désir, frémissant, Onduleux, mon Désir qui monte et qui descend, Aux pointes se balance, aux vallons se repose, Et revêt d'un baiser tout ton corps blanc et rose. Je te ferai de mon Respect de beaux Souliers De satin, par tes pieds divins humiliés, Qui, les emprisonnant dans une molle étreinte, Comme un moule fidèle en garderont l'empreinte. Si je ne puis, malgré tout mon art diligent, Pour Marchepied tailler une Lune d'argent, Je mettrai le Serpent qui me mord les entrailles Sous tes talons, afin que tu foules et railles, Reine victorieuse et féconde en rachats, Ce monstre tout gonflé de haine et de crachats. Tu verras mes Pensers, rangés comme les Cierges Devant l'autel fleuri de la Reine des Vierges, ?toilant de reflets le plafond peint en bleu, Te regarder toujours avec des yeux de feu ; Et comme tout en moi te chérit et t'admire, Tout se fera Benjoin, Encens, Oliban, Myrrhe, Et sans cesse vers toi, sommet blanc et neigeux, En Vapeurs montera mon Esprit orageux. Enfin, pour compléter ton rôle de Marie, Et pour mêler l'amour avec la barbarie, Volupté noire ! Des sept Péchés capitaux, Bourreau plein de remords, je ferai sept couteaux Bien affilés, et comme un jongleur insensible, Prenant le plus profond de ton amour pour cible, Je les planterai tous dans ton Cur pantelant, Dans ton Cur sanglotant, dans ton Cur ruisselant ! Entrée du site / haut de la page Chanson d'après-midiQuoique tes sourcils méchantsTe donnent un air étrange Qui n'est pas celui d'un ange, Sorcière aux yeux alléchants, Je t'adore, ô ma frivole, Ma terrible passion ! Avec la dévotion Du prêtre pour son idole. Le désert et la forêt Embaument tes tresses rudes, Ta tête a les attitudes De l'énigme et du secret. Sur ta chair le parfum rôde Comme autour d'un encensoir ; Tu charmes comme le soir, Nymphe ténébreuse et chaude. Ah ! Les philtres les plus forts Ne valent pas ta paresse, Et tu connais la caresse Qui fait revivre les morts ! Tes hanches sont amoureuses De ton dos et de tes seins, Et tu ravis les coussins Par tes poses langoureuses. Quelquefois, pour apaiser Ta rage mystérieuse, Tu prodigues, sérieuse, La morsure et le baiser ; Tu me déchires, ma brune, Avec un rire moqueur, Et puis tu mets sur mon cur Ton il doux comme la lune. Sous tes souliers de satin, Sous tes charmants pieds de soie, Moi, je mets ma grande joie, Mon génie et mon destin, Mon âme par toi guérie, Par toi, lumière et couleur ! Explosion de chaleur Dans ma noire Sibérie ! Entrée du site / haut de la page SisinaImaginez Diane en galant équipage,Parcourant les forêts ou battant les halliers, Cheveux et gorge au vent, s'enivrant de tapage, Superbe et défiant les meilleurs cavaliers ! Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage, Excitant à l'assaut un peuple sans souliers, La joue et il en feu, jouant son personnage, Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers ? Telle la Sisina ! Mais la douce guerrière ? l'âme charitable autant que meurtrière ; Son courage, affolé de poudre et de tambours, Devant les suppliants sait mettre bas les armes, Et son cur, ravagé par la flamme, a toujours, Pour qui s'en montre digne, un réservoir de larmes. Entrée du site / haut de la page Franciscae meae laudesNovis te cantabo chordis,O novelletum quod ludis In solitudine cordis. Esto sertis implicata, O femina delicata Per quam solvuntur peccata ! Sicut beneficum Lethe, Hauriam oscula de te, Quae imbuta es magnete. Quum vitiorum tempestas Turbabat omnes semitas, Apparuisti, Deitas, Velut stella salutaris In naufragiis amaris.... Suspendam cor tuis aris ! Piscina plena virtutis, Fons aeternae juventutis, Labris vocem redde mutis ! Quod erat spurcum, cremasti ; Quod rudius, exaequasti ; Quod debile, confirmasti. In fame mea taberna, In nocte mea lucerna, Recte me semper guberna. Adde nunc vires viribus, Dulce balneum suavibus Unguentatum odoribus ! Meos circa lumbos mica, O castitatis lorica, Aqua tincta seraphica ; Patera gemmis corusca, Panis salsus, mollis esca, Divinum vinum, Francisca ! Entrée du site / haut de la page A une dame créoleAu pays parfumé que le soleil caresse,J'ai connu, sous un dais d'arbres tout empourprés Et de palmiers d'où pleut sur les yeux la paresse, Une dame créole aux charmes ignorés. Son teint est pâle et chaud ; la brune enchanteresse A dans le cou des airs noblement maniérés ; Grande et svelte en marchant comme une chasseresse, Son sourire est tranquille et ses yeux assurés. Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire, Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire, Belle digne d'orner les antiques manoirs, Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites, Germer mille sonnets dans le cur des poètes, Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos Noirs. Entrée du site / haut de la page Moesta et errabundaDis-moi, ton cur parfois s'envole-t-il, Agathe,Loin du noir océan de l'immonde cité, Vers un autre océan où la splendeur éclate, Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ? Dis-moi, ton cur parfois s'envole-t-il, Agathe ? La mer, la vaste mer, console nos labeurs ! Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs, De cette fonction sublime de berceuse ? La mer, la vaste mer, console nos labeurs ! Emporte-moi, wagon ! Enlève-moi, frégate ! Loin ! Loin ! Ici la boue est faite de nos pleurs ! - Est-il vrai que parfois le triste cur d'Agathe Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs, Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate ? Comme vous êtes loin, paradis parfumé, Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie, Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé, Où dans la volupté pure le cur se noie ! Comme vous êtes loin, paradis parfumé ! Mais le vert paradis des amours enfantines, Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets, Les violons vibrant derrière les collines, Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets, - Mais le vert paradis des amours enfantines, L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs, Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ? Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs, Et l'animer encor d'une voix argentine, L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ? Entrée du site / haut de la page Le revenantComme les anges à il fauve,Je reviendrai dans ton alcôve Et vers toi glisserai sans bruit Avec les ombres de la nuit ; Et je te donnerai, ma brune, Des baisers froids comme la lune Et des caresses de serpent Autour d'une fosse rampant. Quand viendra le matin livide, Tu trouveras ma place vide, Où jusqu'au soir il fera froid. Comme d'autres par la tendresse, Sur ta vie et sur ta jeunesse, Moi, je veux régner par l'effroi. Entrée du site / haut de la page Sonnet d'automneIls me disent, tes yeux, clairs comme le cristal :" Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite ? " - Sois charmante et tais-toi ! Mon cur, que tout irrite, Excepté la candeur de l'antique animal, Ne veut pas te montrer son secret infernal, Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite, Ni sa noire légende avec la flamme écrite. Je hais la passion et l'esprit me fait mal ! Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite, Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal. Je connais les engins de son vieil arsenal : Crime, horreur et folie ! - ? pâle marguerite ! Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal, A ma si blanche, ô ma si froide Marguerite ? Entrée du site / haut de la page Tristesses de la luneCe soir, la lune rêve avec plus de paresse ;Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins, Qui d'une main distraite et légère caresse Avant de s'endormir le contour de ses seins, Sur le dos satiné des molles avalanches, Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons, Et promène ses yeux sur les visions blanches Qui montent dans l'azur comme des floraisons. Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive, Elle laisse filer une larme furtive, Un poète pieux, ennemi du sommeil, Dans le creux de sa main prend cette larme pâle, Aux reflets irisés comme un fragment d'opale, Et la met dans son cur loin des yeux du soleil. Entrée du site / haut de la page Les chatsLes amoureux fervents et les savants austèresAiment également, dans leur mûre saison, Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires. Amis de la science et de la volupté, Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres ; L'?rèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres, S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté. Ils prennent en songeant les nobles attitudes Des grands sphinx allongés au fond des solitudes, Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin ; Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques, Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin, Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques. Entrée du site / haut de la page Les hibouxSous les ifs noirs qui les abritent,Les hiboux se tiennent rangés, Ainsi que des dieux étrangers, Dardant leur il rouge. Ils méditent. Sans remuer ils se tiendront Jusqu'à l'heure mélancolique Où, poussant le soleil oblique, Les ténèbres s'établiront. Leur attitude au sage enseigne Qu'il faut en ce monde qu'il craigne Le tumulte et le mouvement ; L'homme ivre d'une ombre qui passe Porte toujours le châtiment D'avoir voulu changer de place. Entrée du site / haut de la page La pipeJe suis la pipe d'un auteur ;On voit, à contempler ma mine D'Abyssinienne ou de Cafrine, Que mon maître est un grand fumeur. Quand il est comblé de douleur, Je fume comme la chaumine Où se prépare la cuisine Pour le retour du laboureur. J'enlace et je berce son âme Dans le réseau mobile et bleu Qui monte de ma bouche en feu, Et je roule un puissant dictame Qui charme son cur et guérit De ses fatigues son esprit. Entrée du site / haut de la page La musiqueLa musique souvent me prend comme une mer !Vers ma pâle étoile, Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther, Je mets à la voile ; La poitrine en avant et les poumons gonflés Comme de la toile, J'escalade le dos des flots amoncelés Que la nuit me voile ; Je sens vibrer en moi toutes les passions D'un vaisseau qui souffre ; Le bon vent, la tempête et ses convulsions Sur l'immense gouffre Me bercent. D'autres fois, calme plat, grand miroir De mon désespoir ! Entrée du site / haut de la page SépultureSi par une nuit lourde et sombreUn bon chrétien, par charité, Derrière quelque vieux décombre Enterre votre corps vanté, ? l'heure où les chastes étoiles Ferment leurs yeux appesantis, L'araignée y fera ses toiles, Et la vipère ses petits ; Vous entendrez toute l'année Sur votre tête condamnée Les cris lamentables des loups Et des sorcières faméliques, Les ébats des vieillards lubriques Et les complots des noirs filous. Entrée du site / haut de la page Une gravure fantastiqueCe spectre singulier n'a pour toute toilette,Grotesquement campé sur son front de squelette, Qu'un diadème affreux sentant le carnaval. Sans éperons, sans fouet, il essouffle un cheval, Fantôme comme lui, rosse apocalyptique, Qui bave des naseaux comme un épileptique. Au travers de l'espace ils s'enfoncent tous deux, Et foulent l'infini d'un sabot hasardeux. Le cavalier promène un sabre qui flamboie Sur les foules sans nom que sa monture broie, Et parcourt, comme un prince inspectant sa maison, Le cimetière immense et froid, sans horizon, Où gisent, aux lueurs d'un soleil blanc et terne, Les peuples de l'histoire ancienne et moderne. Entrée du site / haut de la page Le mort joyeuxDans une terre grasse et pleine d'escargotsJe veux creuser moi-même une fosse profonde, Où je puisse à loisir étaler mes vieux os Et dormir dans l'oubli comme une requin dans l'onde. Je hais les testaments et je hais les tombeaux ; Plutôt que d'implorer une larme du monde, Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux ? saigner tous les bouts de ma carcasse immonde. ? vers ! Noirs compagnons sans oreille et sans yeux, Voyez venir à vous un mort libre et joyeux ; Philosophes viveurs, fils de la pourriture, ? travers ma ruine allez donc sans remords, Et dites-moi s'il est encor quelque torture Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts ! Entrée du site / haut de la page Le tonneau de la haineLa Haine est le tonneau des pâles Danaïdes ;La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts A beau précipiter dans ses ténèbres vides De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts, Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes, Par où fuiraient mille ans de sueurs et d'efforts, Quand même elle saurait ranimer ses victimes, Et pour les pressurer ressusciter leurs corps. La Haine est un ivrogne au fond d'une taverne, Qui sent toujours la soif naître de la liqueur Et se multiplier comme l'hydre de Lerne. - Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur, Et la Haine est vouée à ce sort lamentable De ne pouvoir jamais s'endormir sous la table. Entrée du site / haut de la page La cloche fêléeIl est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,D'écouter, près du feu qui palpite et qui fume, Les souvenirs lointains lentement s'élever Au bruit des carillons qui chantent dans la brume. Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante, Jette fidèlement son cri religieux, Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente ! Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits, Il arrive souvent que sa voix affaiblie Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts, Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts. Entrée du site / haut de la page
Pluviôse, irrité contre la ville entière, |