UNE TÊTE SORT DU MUR
J'ai l'habitude, le soir, bien avant d'y être poussé par la fatigue, d'éteindre la
lumière.
Après quelques minutes d'hésitation et de surprise, pendant lesquelles J'espère
peut-être pouvoir m'adresser à un être, ou qu'un être viendra à moi, je vois une
tête énorme de près de deux mètres de surface qui, aussitôt formée, fonce sur les
obstacles qui la séparent du grand air.
D'entre les débris du mur troué par sa force, elle apparaît à l'extérieur (je la sens
plus que je ne la vois) toute blessée elle-même et portant les traces d'un douloureux
effort.
Elle vient avec l'obscurité, régulièrement depuis des mois.
Si je comprends bien, c'est ma solitude qui à présent me pèse, dont j'aspire
subconsciemment à sortir, sans savoir encore comment, et que J'exprime de la sorte, y
trouvant, surtout au plus fort des coups, une grande satisfaction.
Cette tête vit, naturellement. Elle possède sa vie.
Elle se jette ainsi des milliers de fois à travers plafonds et fenêtres, à toute
vitesse et avec l'obstination d'une bielle.
Pauvre tête !
Mais pour sortir vraiment de la solitude on doit être moins violent, moins énervé, et
ne pas avoir une âme à se contenter d'un spectacle.
Parfois, non seulement elle, mais moi-même, avec un corps fluide et dur que je me sens,
bien différent du mien, infiniment plus mobile, souple et inattaquable, je fonce à mon
tour avec impétuosité et sans répit, sur portes et murs. J'adore me lancer de plein
fouet sur l'armoire à glace. Je frappe, je frappe, je frappe, j'éventre, j'ai des
satisfactions surhumaines, je dépasse sans effort la rage et l'élan des grands
carnivores et des oiseaux de proie, J'ai un emportement audelà des comparaisons. Ensuite,
pourtant, à la réflexion, je suis bien surpris, je suis de plus en plus surpris
qu'après tant de coups, l'armoire à glace ne se soit pas encore fêlée, que le bois
n'ait pas eu même un grincement.
Extrait de "Lointain intérieur"
edition Poésie GALLIMARD
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UN HOMME PAISIBLE
Etendant les mains hors du lit, Plume fut étonné de ne pas rencontrer le mur. «Tiens,
pensa-t-il, les fourmis l'auront mangé... » et il se rendormit.
Peu après, sa femme l'attrapa et le secoua
« Regarde, dit-elle, fainéant ! Pendant que tu étais occupé à dormir, on nous a volé
notre maison. » En effet, un ciel intact s'étendait de tous côtés. « Bah, la chose
est faite », pensa-t-il.
Peu après, un bruit se fit entendre. C'était un train qui arrivait sur eux à toute
allure. « De l'air pressé qu'il a, pensa-t-il, il arrivera sûrement avant nous » et il
se rendormit.
Ensuite, le froid le réveilla. Il était tout trempé de sang. Quelques morceaux de sa
femme gisaient près de lui. «Avec le sang, pensa-t-il, surgissent toujours quantité de
désagréments ; si ce train pouvait n'être pas passé, j'en serais fort heureux. Mais
puisqu'il est déjà passé... » et il se rendormit.
- Voyons, disait le juge, comment expliquezvous que votre femme se soit blessée au point
qu'on l'ait trouvée partagée en huit morceaux, sans que vous, qui étiez à côté, ayez
pu faire un geste pour l'en empêcher, sans même vous en être aperçu. Voilà le
mystère. Toute l'affaire est là-dedans.
- Sur ce chemin, je ne peux pas l'aider, pensa Plume, et il se rendormit.
- L'exécution aura lieu demain. Accusé, avez-vous quelque chose à ajouter ?
- Excusez-moi, dit-il, je n'ai pas suivi l'affaire. Et il se rendormit.
extrait de "Plume"
edition Poésie GALLIMARD
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