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Emile VerhaerenLES CAMPAGNES HALLUCINEES, 1893 |
tous les chemins vont vers la ville. Du fond des brumes, là-bas, avec tous ses étages et ses grands escaliers et leurs voyages jusques au ciel, vers de plus hauts étages, comme d' un rêve, elle s' exhume. Là-bas, ce sont des ponts tressés en fer jetés, par bonds, à travers l' air ; ce sont des blocs et des colonnes que dominent des faces de gorgonnes ; ce sont des tours sur des faubourgs, ce sont des toits et des pignons, en vols pliés, sur les maisons ; c' est la ville tentaculaire, debout, au bout des plaines et des domaines. Des clartés rouges qui bougent sur des poteaux et des grands mâts, même à midi, brûlent encor comme des oeufs monstrueux d' or, le soleil clair ne se voit pas : bouche qu' il est de lumière, fermée par le charbon et la fumée, un fleuve de naphte et de poix bat les môles de pierre et les pontons de bois ; les sifflets crus des navires qui passent hurlent la peur dans le brouillard : un fanal vert est leur regard vers l' océan et les espaces. Des quais sonnent aux entrechocs de leurs fourgons, des tombereaux grincent comme des gonds, des balances de fer font choir des cubes d' ombre et les glissent soudain en des sous-sols de feu ; des ponts s' ouvrant par le milieu, entre les mâts touffus dressent un gibet sombre et des lettres de cuivre inscrivent l' univers, immensément, par à travers les toits, les corniches et les murailles, face à face, comme en bataille. Par au-dessus, passent les cabs, filent les roues, roulent les trains, vole l' effort, jusqu' aux gares, dressant, telles des proues immobiles, de mille en mille, un fronton d' or. Les rails raméfiés rampent sous terre en des tunnels et des cratères pour reparaître en réseaux clairs d' éclairs dans le vacarme et la poussière. C' est la ville tentaculaire. La rue -et ses remous comme des câbles noués autour des monuments- fuit et revient en longs enlacements ; et ses foules inextricables les mains folles, les pas fiévreux, la haine aux yeux, happent des dents le temps qui les devance. à l' aube, au soir, la nuit, dans le tumulte et la querelle, ou dans l' ennui, elles jettent vers le hasard l' âpre semence de leur labeur que l' heure emporte. Et les comptoirs mornes et noirs et les bureaux louches et faux et les banques battent des portes aux coups de vent de leur démence. Dehors, une lumière ouatée, trouble et rouge, comme un haillon qui brûle, de réverbère en réverbère se recule. La vie, avec des flots d' alcool est fermentée. Les bars ouvrent sur les trottoirs leurs tabernacles de miroirs où se mirent l' ivresse et la bataille ; une aveugle s' appuie à la muraille et vend de la lumière, en des boîtes d' un sou ; la débauche et la faim s' accouplent en leur trou et le choc noir des détresses charnelles danse et bondit à mort dans les ruelles. Et coup sur coup, le rut grandit encore et la rage devient tempête : on s' écrase sans plus se voir, en quête du plaisir d' or et de phosphore ; des femmes s' avancent, pâles idoles, avec, en leurs cheveux, les sexuels symboles. L' atmosphère fuligineuse et rousse parfois loin du soleil recule et se retrousse et c' est alors comme un grand cri jeté du tumulte total vers la clarté : places, hôtels, maisons, marchés, ronflent et s' enflamment si fort de violence que les mourants cherchent en vain le moment de silence qu' il faut aux yeux pour se fermer. Telle, le jour-pourtant, lorsque les soirs sculptent le firmament, de leurs marteaux d' ébène, la ville au loin s' étale et domine la plaine comme un nocturne et colossal espoir ; elle surgit : désir, splendeur, hantise ; sa clarté se projette en lueurs jusqu' aux cieux, son gaz myriadaire en buissons d' or s' attise, ses rails sont des chemins audacieux vers le bonheur fallacieux que la fortune et la force accompagnent ; ses murs se dessinent pareils à une armée et ce qui vient d' elle encore de brume et de fumée arrive en appels clairs vers les campagnes. C' est la ville tentaculaire, la pieuvre ardente et l' ossuaire et la carcasse solennelle. Et les chemins d' ici s' en vont à l' infini vers elle. Entrée du Site / Haut de la page
sous la tristesse et l' angoisse des cieux les lieues s' en vont autour des plaines ; sous les cieux bas dont les nuages traînent, immensément, les lieues marchent, là-bas. Droites sur des chaumes, les tours ; et des gens las, par tas, qui vont de bourg en bourg. Les gens vaguants comme la route, ils ont cent ans ; ils vont de plaine en plaine, depuis toujours, à travers temps ; les précèdent ou bien les suivent les charrettes dont les convois dérivent vers les hameaux et les venelles, les charrettes perpétuelles, criant le lamentable cri, le jour, la nuit, de leurs essieux vers l' infini. C' est la plaine, la plaine immensément, à perdre haleine. Des pauvres clos ourlés de haies écartèlent leur sol couvert de plaies ; de pauvres clos, de pauvres fermes, les portes lâches et les chaumes, comme des bâches, que le vent troue à coups de hache. Aux alentours, ni trèfle vert, ni luzerne rougie, ni lin, ni blé, ni frondaisons, ni germes, depuis longtemps, l' arbre, par la foudre cassé, monte, devant le seuil usé, comme un malheur en effigie. C' est la plaine, la plaine blême, interminablement, toujours la même. Par au-dessus, souvent, rage si fort le vent que l' on dirait le ciel fendu aux coups de boxe de l' équinoxe. Novembre hurle, ainsi qu' un loup, lamentable, par le soir fou. Les ramilles et les feuilles gelées passent gifflées sur les mares, dans les allées ; et les grands bras des christs funèbres, aux carrefours, par les ténèbres, semblent grandir et tout à coup partir, en cris de peur, vers le soleil perdu. C' est la plaine, la plaine où ne vague que crainte et peine. Les rivières stagnent ou sont taries, les flots n' arrivent plus jusqu' aux prairies, les énormes digues de tourbe, inutiles, arquent leur courbe. Comme le sol, les eaux sont mortes ; parmi les îles, en escortes vers la mer, où les anses encor se mirent, les haches et les marteaux voraces dépècent les carcasses, pourrissantes, de vieux navires. C' est la plaine, la plaine immensément, à perdre haleine, où circulent, dans les ornières, parmi l' identité des champs du deuil et de la pauvreté, les désespoirs et les misères ; c' est la plaine, la plaine que sillonnent des vols immenses d' oiseaux criant la mort en des houles de cieux au nord ; c' est la plaine, la plaine mate et longue comme la haine, la plaine et le pays sans fin d' un blanc soleil comme la faim, où, sur le fleuve solitaire, tourne aux remous toute la douleur de la terre. Entrée du Site / Haut de la page le crapaud noir sur le sol blanc me fixe indubitablement avec des yeux plus grands que n' est grande sa tête ; ce sont les yeux qu' on m' a volés quand mes regards s' en sont allés, un soir, que je tournai la tête. Mon frère ? -il est quelqu' un qui ment, avec de la farine entre ses dents ; c' est lui, jambes et bras en croix, qui tourne au loin, là-bas, qui tourne au vent, sur ce moulin de bois. Et celui-ci, c' est mon cousin qui fut curé et but si fort du vin que le soleil en devint rouge ; j' ai su qu' il habitait un bouge, avec des morts, dans ses armoires. Car nous avons pour génitoires deux cailloux et pour monnaie un sac de poux. Nous, les trois fous, qui épousons, au clair de lune, trois folles dames sur la dune. Entrée du Site / Haut de la page par les chemins bordés de pueils rôde en maraude le donneur de mauvais conseils. La vieille carriole en bois vert-pomme qui l' emmena, on ne sait d' où, une folle la garde avec son homme, aux carrefours des chemins mous. Le cheval paît l' herbe d' automne, près d' une mare monotone, dont l' eau malade réverbère le soir de pluie et de misère qui tombe en loques sur la terre. Le donneur de mauvais conseils est attendu dans le village, à l' heure où tombe le soleil. Il est le visiteur oblique et louche qui, de ferme en ferme, s' abouche, quand la détresse et la ruine ronflent en tempêtes sur les chaumines. Il est celui qui frappe à l' huis, tenacement, et vient s' asseoir lorsque le hâve désespoir, fixe ses regards droits sur le feu mort des âtres froids. En habits vieux comme ses yeux, avec sa blouse lâche et ses poches où vivement il cache les fioles et les poisons, mi-paysan, mi-charlatan, retors, petit, ratatiné, mains finaudes, ongles fanés, il égrène ainsi qu' un texte les faux moyens et les prétextes et les foisons des mauvaises raisons. On l' écoute, qui lentement marmonne. Toujours ardent et monotone, prenant à part chacun de ceux dont les arpents sont cancéreux, dont les moissons sont vaines et qui regardent devant eux las, trébuchants et malchanceux, la mort venir du bout des plaines de leurs haines. à qui, devant sa lampe éteinte, seul avec soi, quand minuit tinte, s' en va tâtant aux murs de sa chaumière les trous qu' y font les vers de la misère, sans qu' un secours ne lui vienne jamais, il conseille d' aller, au fond de l' eau, mordre des dents les exsangues reflets de sa face dans un marais. à tel qui branle et traîne un corps comme un haillon à un bâton, usé d' espoir, tari d' efforts ; à qui grimace sa vieillesse devant l' orgueil du vieux soleil, il reproche les avanies, que font ses fils qui le renient, à l' infini de sa faiblesse. Il pousse au mal la fille ardente, avec du crime au bout des doigts, avec des yeux comme la poix et des regards qui violentent. Il attise en son coeur le vice à mots cuisants et rouges, pour qu' en elle la femelle et la gouge biffent la mère et la nourrice et que sa chair soit aux amants, morte, comme ossements et pierres du cimetière. Aux vieux couples qui font l' usure depuis que les malheurs ravagent les villages, à coups de rage, il vend les moyens sûrs et la ténacité qui réussit toujours à ruiner hameaux et bourgs, quand, avec l' or tapi au creux de l' armoire crasseuse ou de l' alcôve immonde, on s' imagine, en un logis lépreux, être le roi qui tient le monde. Enfin, il est le conseiller de ceux qui profanent la nuit des saints dimanches en boutant l' incendie à leurs granges de planches. Il indique l' heure précise où le tocsin sommeille aux tours d' église, où seul, avec ses yeux insoucieux, le silence regarde faire. Ses gestes secs et entêtés numérotent ses volontés, et l' ombre de ses doigts semble ligner d' entailles le crépi blanc de la muraille. Et pour conclure il verse à tous un peu du fiel de son vieux coeur moisi de haine et de rancoeur ; et désigne le rendez-vous, -quand ils voudront-au coin des bordes, où, près de l' arbre, ils trouveront pour se brancher un bout de corde. Ainsi va-t-il de ferme en ferme ; plus volontiers, lorsque le terme au tiroir vide inscrit sa date, le corps craquant comme des lattes, le cou maigre, le pas traînant, mais inusable et permanent, avec sa pauvre carriole avec son fou, avec sa folle, qui l' attendent, jusqu' au matin, au carrefour des vieux chemins. Entrée du Site / Haut de la page je les ai vus, je les ai vus, ils passaient par les sentes, avec leurs yeux, comme des fentes, et leurs barbes, comme du chanvre. Deux bras de paille, un dos de foin, blessés, troués, disjoints, ils s' en venaient des loins, comme d' une bataille. Un chapeau mou sur leur oreille, un habit vert comme l' oseille ; ils étaient deux, ils étaient trois, j' en ai vu dix, qui revenaient du bois. L' un d' eux a pris mon âme et mon âme comme une cloche vibre en sa poche. L' autre a pris ma peau, -ne le dites à personne- ma peau de vieux tambour qui sonne. Quant à mes pieds, ils sont liés, par des cordes au terrain ferme ; regardez-moi, regardez-moi, je suis un terme. Un paysan est survenu qui nous piqua dans le sol nu, eux tous et moi, vieilles défroques, dont les enfants se moquent. Et nous servons d' épouvantails qui veillent aux corbeaux lourds et aux corneilles. Entrée du Site / Haut de la page où vont les vieux paysans noirs par les couchants en or des soirs dans les campagnes rouges ? A grands coups d' ailes affolées, en leurs toujours folles volées, les moulins fous fauchent le vent. Les cormorans du vieil automne clament au loin-et le ciel tonne comme un tocsin parmi la nuit. C' est l' heure ample de la terreur, où passe en son charroi d' horreur, le vieux Satan des labours rouges. Par la campagne en grand deuil d' or, où vont les vieux silencieux ? Quelqu' un a dû frapper l' été de mauvaise fécondité : le blé, très dru, ne fut que paille. Les bonnes eaux n' ont point coulé par les veines du champ brûlé ; quelqu' un a dû frapper les sources ; Quelqu' un a dû sécher la vie, comme une gorge inassouvie, d' un seul grand coup vide un plein verre, Par la campagne en grand deuil d' or. où vont les vieux et leur misère ? L' âpre semeur des mauvais germes, aux jours d' avril baignant les fermes, les vieux l' ont tous senti passer. Ils l' ont surpris morne et railleur, penché sur les moissons en fleur ; plein de foudre, comme l' orage. Les vieux n' ont rien osé se dire. Mais tous, craignant son rire et que peut-être il ne revînt ; sachant de plus par quel moyen on peut fléchir Satan païen, qui règne encor sur la moisson, par la campagne en grand deuil d' or, où vont les vieux et leur frisson ? Le semeur d' or du mauvais blé entend venir ce défilé d' hommes qui se taisent et marchent. Il sait que seuls ils ont encore, au fond du coeur, qu' elle dévore, toute la peur de l' inconnu. Qu' obstinément ils dérobent en eux son culte, sombre et lumineux, comme un minuit blanc de mercure, et qu' ils redoutent ses révoltes, et qu' ils supplient pour leurs récoltes plus devant lui que devant Dieu. Par la campagne en grand deuil d' or. Où vont les vieux porter leur voeu ? Le Satan d' or des champs brûlés et des fermiers ensorcelés qui font des croix de la main gauche, Ce soir, dans le bois d' ombre et de feu rouge sur un bloc noir qui soudain bouge, depuis une heure est accoudé. Les vieux ont pu l' apercevoir, avec des yeux dardés vers eux, d' entre ses cils de chardons morts. Ils ont senti qu' il écoutait les silences de leur souhait et leur prière uniquement pensée. Alors, subitement, avec des gestes joints tendus vers lui de loin, pour seule offrande et seuls indices en un grand feu de branches lisses, ils ont jeté un chat vivant. La bête, les pattes pliées, est morte, en des rages liées. Après-vers son chaume tanné de vents d' automne et de grand froid, chacun, par un chemin à soi, sans rien savoir est retourné. Entrée du Site / Haut de la page brisez-leur pattes et vertèbres, chassez les rats, les rats. Et puis versez du froment noir, le soir, dans les ténèbres. Jadis, lorsque mon coeur cassa, une femme le ramassa pour le donner aux rats. -brisez-leur pattes et vertèbres. Souvent je les ai vus dans l' âtre, taches d' encre parmi le plâtre, qui grignottaient ma mort. -brisez-leur pattes et vertèbres. L' un deux, je l' ai senti grimper sur moi la nuit, et mordre encor le fond du trou que fit, dans ma poitrine, l' arrachement de mon coeur fou. -brisez-leur pattes et vertèbres. Ma tête à moi les vents y passent, les vents qui passent sous la porte, et les rats noirs de haut en bas peuplent ma tête morte. -brisez-leur pattes et vertèbres. Car personne ne sait plus rien. Et qu' importent le mal, le bien, les rats, les rats sont là, par tas, dites, verserez-vous, ce soir, le froment noir, à pleines mains, dans les ténèbres ? Entrée du Site / Haut de la page la plaine, au loin, est uniforme et morne et l' étendue est veule et grise et novembre qui se précise bat l' infini, d' une aile grise. De village en village, un vent moisi appose aux champs sa flétrissure ; l' air est moite ; le sol, ainsi que pourriture et bouffissure. Sous leurs torchis qui se lézardent, les chaumières, là-bas, regardent comme des bêtes qui ont peur, et seuls les grands oiseaux d' espace jettent sur les chaumes et leur frayeur, le cri des angoisses qui passent. L' heure est venue où les soirs mous pèsent sur les terres envenimées où les marais visqueux et blancs, dans leurs remous, à longs bras lents, brassent les fièvres empoisonnées. Sur les étangs en plates-bandes les fleurs, comme des glandes, et les mousses, comme des viandes, s' étendent. Bosses et creux et stigmates d' ulcères, quelques saules bordent les anses, où des flottilles de viscères, à la surface, se balancent, parfois, comme un hoquet, un flot pâteux mine la rive et la glaise, comme un paquet, tombe dans l' eau de bile et de salive. L' étang s' apaise, qui remuait ses rides, les crapauds noirs, à fleur de boue, gonflent leur peau et leur gadoue. Et la lune monstrueuse préside : telle l' hostie de l' inertie. De la vase profonde et jaune d' où s' érigent, longues d' une aune, les herbes d' eaux et les roseaux, des brouillards lents comme des traînes, déplient leur flottement, parmi les draines ; on les peut suivre, à travers champs, vers les chaumes et les murs blancs ; leurs fils subtils de pestilence tissent la robe de silence, gaze verte, tulle blême, avec laquelle, au loin, la fièvre se promène. La fièvre, elle est celle qui marche, sournoisement, courbée en arche, et personne n' entend son pas. Si la poterne des fermes ne s' ouvre pas, si la fenêtre est close, elle pénètre quand même et se repose, sur la chaise des vieux que les ans ploient, dans les berceaux où les petits larmoient et quelquefois elle se couche aux lits profonds où l' on fait souche. Avec ses vieilles mains dans l' âtre encor rougeâtre, elle attise les maladies non éteintes, quoique engourdies ; elle se mêle au pain qu' on mange à l' eau morne changée en fange ; elle monte jusqu' aux greniers, dort dans les sacs et les paniers et, comme une impalpable cendre, sans rien voir, on sent d' elle la mort descendre. Inutiles, voeux et pèlerinages et seins où l' on abrite les petits et bras en croix vers les images des bons anges et des vieux christs. Le mal have s' est installé dans la demeure. Il vient, chaque vesprée, à tel moment déchiqueter la plainte et le tourment, au régulier tic-tac de l' heure ; les mendiants n' arrivent plus souvent à la porte ni à l' auvent prier qu' on les gare du froid, les moineaux francs quittent le toit, et l' horloge surgit déjà celle, debout, qui sonnera, après la voix éteinte et la raison finie, l' agonie. En attendant, les mois se passent à languir. Les malades rapetissés leurs habits lourds, leurs bras cassés, avec, en main, leurs chapelets, quittant leur lit, s' y recouchant, fuyant la mort et la cherchant, bégaient et vacillent leurs plaintes, pauvres lumières, presque éteintes. Ils se traînent de chaumière en chaumière et d' âtre en âtre, se voir et doucement s' apitoyer sur la dîme d' hommes qu' il faut payer, atrocement à leur terre marâtre ; des silences profonds coupent les litanies de leurs misères infinies ; et, longuement, parfois, ils se regardent au jour douteux de la fenêtre, et longuement, avec des pleurs, comme s' ils voulaient se reconnaître lorsque leurs yeux seront ailleurs. Ils se sentent de trop autour des tables où l' on mange rapidement un repas pauvre et lamentable ; leur coeur se serre atrocement, on les isole et les bêtes les flairent et les jurons et les colères volent autour de leur tourment. Aussi, lorsque la nuit, ne dormant pas, ils s' agitent entre leurs draps, songeant qu' aux alentours, de village en village, les brouillards blancs sont en voyage, voudraient-ils ouvrir la porte pour que d' un coup la fièvre les emporte, vers les étangs en plates-bandes où les plantes comme des glandes et les mousses comme des viandes s' étendent, où s' écoute, comme un hoquet, un flot pâteux minant la rive où leur corps mort, comme un paquet, choirait dans l' eau de bile et de salive. Mais la lune, là-bas, préside, telle l' hostie de l' inertie. Entrée du Site / Haut de la page celui qui n' a rien dit est mort, le coeur muet, lorsque la nuit sonnait ses douze coups au coeur des minuits fous. -serrez-le vite en un linceul de paille, les poings noués, et qu' il s' en aille. Celui qui n' a rien dit m' a pris mon âme et mon esprit. Il a sculpté mon crâne en navet creux, dont les chandelles sont mes prunelles. -nouez-le donc, nouez le mort, rageusement, en son linceul de paille. Celui qui n' a rien dit dormait, sous le rameau bénit, avec sa femme, en un grand lit, quand j' ai tapé comme une bête avec une pierre, contre sa tête. Derrière le mur de son front battait mon cerveau noir, matin et soir, je l' entendais et le voyais qui m' invoquait d' un rythme lourd comme un hoquet ; il se plaignait de tant souffrir et d' être là, hors de moi-même, et d' y pourrir comme les loques d' une viande pendue au clou, au fond d' un trou. Celui qui n' a rien dit, même des yeux, qu' on lui coupe le coeur en deux, et qu' il s' en aille en son linceul de paille. Que sa femme qui le réclame et hurle après son âme, ainsi qu' une chienne, la nuit, se taise ou bien s' en aille aussi comme servante ou bien vassale. Moi je veux être le maître d' une cervelle colossale. -nouez le mort en de la paille comme un paquet de ronces ; et qu' on piétine et qu' on travaille la terre où il s' enfonce. Je suis le fou des longues plaines, infiniment, que bat le vent à grands coups d' ailes, comme les peines éternelles ; le fou qui veut rester debout, avec sa tête jusqu' au bout des temps futurs, où Jésus-Christ viendra juger l' âme et l' esprit, comme il est dit. Ainsi soit-il. Entrée du Site / Haut de la page sur sa butte que le vent gifle, il tourne et fauche et ronfle et siffle le vieux moulin des péchés vieux et des forfaits astucieux. Il geint des pieds jusqu' à la tête, sur fond d' orage et de tempête, lorsque l' automne et les nuages frôlent son toit de leurs voyages. L' hiver, quand la campagne est éborgnée, il apparaît une araignée colossale, tissant ses toiles jusqu' aux étoiles. C' est le moulin des vieux péchés. Qui l' écoute, parmi les routes, entend battre le coeur du diable, dans sa carcasse insatiable. Un travail d' ombre et de ténèbres s' y fait, pendant les nuits funèbres, quand la lune fendue gît-là, sur le carreau de l' eau, comme une hostie atrocement mordue. C' est le moulin de la ruine qui moud le mal et le répand aux champs, infini, comme une bruine. Ceux qui sournoisement écornent le champ voisin en déplaçant les bornes ; ceux qui, valets d' autrui, sèment l' ivraie au lieu de l' orge vraie ; ceux qui jettent les poissons clairs dans l' eau où l' on amène le troupeau ; ceux qui, par les nuits seules, en brasiers d' or font éclater les meules, tous passèrent par le moulin. Encore : les conjureurs de sorts et les sorcières que vont trouver les filles-mères ; ceux qui cachent dans les fourrés leurs ruts et leurs spasmes vociférés ; ceux qui n' aiment la chair que si le sang gicle aux yeux, frais et luisant ; ceux qui s' entr' égorgent, à couteaux rouges, volets fermés, au fond des bouges ; ceux qui flairent l' espace avec, entre leurs poings, la mort pour tel qui passe, tous passèrent par le moulin. Aussi les vagabonds qui habitent des fosses avec leurs filles qu' ils engrossent ; les fous qui choisissent des bêtes pour assouvir leur rut et ses tempêtes ; les mendiants qui déterrent les mortes rageusement et les emportent ; les couples noirs, pervers et vieux, qui instruisent l' enfant à coucher entre eux deux tous passèrent par le moulin. Enfin : ceux qui font de leur coeur l' usine, où fermente l' envie et cuve la lésine ; ceux qui dorment, sans autre voeu, avec leurs sous, comme avec Dieu ; ceux qui projettent leurs prières, croix à rebours et paroles contraires ; ceux qui cherchent un tel blasphème que descendrait vers eux Satan lui-même ; tous passèrent par le moulin. Ils sont venus sournoisement, choisissant l' heure et le moment, les uns lents et chenus et les autres mâles et fermes, avec le sac au dos. Ils sont venus des bourgs perdus gagnant les bois, tournant les fermes, les vieux, carcasses d' os, mais les jeunes, drapeaux de force. Par des chemins rugueux comme une écorce, ils sont montés-et quand ils sont redescendus, avec leurs chiens et leurs brouettes et leurs ânes et leurs charrettes, chargés de farine ou de grain, par groupes noirs de pèlerins, les grand' routes charriaient toutes, infiniment, comme des veines, le sang du mal parmi les plaines. Et le moulin tournait au fond des soirs, la croix grande de ses bras noirs, avec des feux, comme des yeux, dans l' orbite de ses lucarnes dont les rayons gagnaient les loins. Parfois, s' illuminaient des coins, là-bas, dans la campagne morne et l' on voyait les porteurs gourds, ployant au faix des péchés lourds, hagards et las, buter de borne en borne. Et le moulin ardent, sur sa butte, comme une dent, alors, mêlait et accordait son giroiement de voiles au rythme même des étoiles qui tournoyaient, par les nuits seules, fatalement, comme ses meules. Entrée du Site / Haut de la page vous aurez beau crier contre la terre, la bouche dans le fossé, jamais aucun des trépassés ne répondra à vos clameurs amères. Ils sont bien morts, les morts, ceux qui firent jadis la campagne féconde ; ils font l' immense entassement de morts qui pourrissent, aux quatre coins du monde, les morts. Alors les champs étaient maîtres des villes le même esprit servile ployait partout les fronts et les échines, et nul encor ne pouvait voir dressés, au fond du soir, les bras hagards et formidables des machines. Vous aurez beau crier contre la terre, la bouche dans le fossé : ceux qui jadis étaient les trépassés sont aujourd' hui, jusqu' au fond de la terre, les morts. Entrée du Site / Haut de la page les jours d' hiver quand le froid serre les bourgs, le clos, le bois, la fagne, poteaux de haine et de misère, par l' infini de la campagne, les mendiants ont l' air de fous. Dans le matin, lourds de leur nuit, ils s' enfoncent au creux des routes, avec leur pain trempé de pluie et leur chapeau comme la suie et leurs grands dos comme des voûtes et leurs pas lents rythmant l' ennui ; midi les arrête dans les fossés matelassés de feuilles, pour leur sieste ; ils sont les éternellement lassés de leur prière et de leur geste, si bien qu' au seuil des fermes solitaires ils apparaissent, tels des filous, le soir, dans la brusque lumière d' une porte ouverte tout à coup. Les mendiants ont l' air de fous. Ils s' avancent, par l' âpreté et la stérilité du paysage, qu' ils reflètent, au fond des yeux tristes de leur visage ; avec leurs hardes et leurs loques et leur marche qui les disloque, l' été, parmi les champs nouveaux, ils épouvantent les oiseaux ; et maintenant que décembre sur les bruyères s' acharne et mord et gèle, au fond des bières du cimetière, les morts, un à un, ils s' immobilisent sur des chemins d' église, mornes, têtus et droits, les mendiants, comme des croix. Les mendiants ont l' air de fous. Avec leur dos comme un fardeau et leur chapeau comme la suie, ils habitent les carrefours du vent et de la pluie. Ils sont le monotone pas -celui qui vient et qui s' en va toujours le même et jamais las- de l' horizon vers l' horizon. Ils sont les béquillants, les chavirés et les bancroches ; et leurs bâtons sont les battants des cloches de misère qui sonnent à mort sur la terre. Ils sont les éternels stigmatisés par la pitié et les miséricordes les épuisés et les usés d' âme et de corps jusqu' à la corde. Aussi, lorsqu' ils tombent enfin, séchés de soif, troués de faim, et se terrent comme des loups, le soir, au fond d' un trou, le désespoir plus vieux que n' est la mer se fixe en leurs grands yeux ouverts. Et ceux qui viennent après les besognes quotidiennes, ensevelir à la hâte leur corps ont peur de regarder en face l' éternelle menace qui luit sous leur paupière, encor. Entrée du Site / Haut de la page avec colère, avec détresse, avec ses refrains de quadrilles, qui sautèlent sur leurs béquilles, l' orgue canaille et lourd, au fond du bourg, moud la kermesse. Quelques étals, au coin des bornes, et quelques vieilles gens, au seuil d' un portail morne. En quelques couples seuls qui se hasardent, les gars braillards et les filles hagardes, alors qu' au cimetière deux corbeaux, sur les tombeaux, regardent. Avec colère, avec détresse, avec blasphème, mais, vers la fête quand même, l' orgue s' entête. Sa musique de tintamarres se casse, en des bagarres de cuivre vert et de fer blanc, et crie et grince dans le vide, obstinément, sa note acide. Sur la place, l' église, sous le cercueil de ses grands toits et les linceuls de ses murs droits, tait les reproches solennels de ses cloches ; un charlatan, sur un tréteau, pantalon rouge et vert manteau, vend à grands cris la vie ; puis échange, contre des sous, son remède pour loups garous et l' histoire de point en point suivie, sur sa pancarte, d' un bossu noir qu' il délivra de fièvre quarte. Et l' orgue rage son quadrille sauvage. Et personne, des hameaux proches, n' est accouru ; vides les étables-vides les poches, et rien que la mort et la faim dont se peuple l' armoire à pain ; dans la misère qui les soude on sent que les hameaux se boudent, qu' entre filles et gars d' amour la pauvreté découd les alliances et que les jours suivant les jours chacun des bourgs fait son silence avec ses défiances. L' orgue grinçant et faux, dans son armoire d' architecture ostentatoire, criaille un bruit de faux et de cisailles. Dans la salle de plâtre cru, où ses cris tors et discors, dru, contre des murs de lattes éclatent, des colonnes de verre et de jouants bâtons -clinquant et or-tournent sur son fronton ; et les concassants bruits des cors et des trompettes et les fifres, tels des forets, cinglent et trouent le cabaret de leurs tempêtes et vont là-bas contre un pignon, avec fracas, broyer l' écho de la grand' rue. Et l' orgue avec sa rage s' ameute une dernière fois et rue des quatre fers de son tapage jusqu' aux lointains des champs, jusqu' aux routes, jusqu' aux étangs, jusqu' aux jachères de méteil, jusqu' au soleil ; et seuls dansent aux carrefours, jupons gonflés et sabots lourds, deux pauvres fous avec deux folles. Entrée du Site / Haut de la page je suis celui qui vaticine comme les tours tocsinnent. J' ai vu passer à travers champs trois linceuls blancs qui s' avançaient, comme des gens. Ils portaient des torches ignées, des faux blanches et des cognées. Peu importe l' homme qu' on soit, moi seul je vois les maux qui dans les cieux flamboient, le sol et les germes sont condamnés, -voeux et larmes sont superflus- bientôt, les corbeaux noirs n' en voudront plus ni la taupe ni le mulot. Je suis celui qui vaticine comme les tours tocsinnent. Les fruits des espaliers se tuméfient ; dans les feuillages noirs, les pousses jeunes s' atrophient ; l' herbe se brûle et les germoirs, subitement, fermentent ; le soleil ment, les saisons mentent, le soir, sur les plaines envenimées, c' est un vol d' ailes allumées de souffre roux et de fumées. J' ai vu des linceuls blancs entrer, comme des gens, qu' un même vouloir coalise, l' un après l' autre, dans l' église, ceux qui priaient au choeur, manquant de force et de ferveur les mains lâches s' en sont allés. Et depuis lors moi seul j' entends baller la nuit, le jour, toujours, la fête des tocsins fous contre ma tête. Je suis celui qui vaticine ce que les tours tocsinnent. Au long des soirs et des années, les fronts et les bras obstinés se buteront en vain aux destinées, irrémissiblement, le sol et les germes sont damnés. Dire le temps que durera leur mort ? Et si l' heure résurgira où le vrai pain vaudra, sous les cieux purs de la vieille nature, l' antique effort ? Mais il ne faut jamais conclure. En attendant voici que passent à travers champs, d' autres linceuls vides et blancs qui se parlent comme des gens. Entrée du Site / Haut de la page la mort a bu du sang au cabaret des Trois Cercueils. La mort a mis sur le comptoir un écu noir, " c' est pour les cierges et pour les deuils. " des gens s' en sont allés tout lentement chercher le sacrement. On a vu cheminer le prêtre et les enfants de choeur, vers les maisons de l' affre et du malheur dont on fermait les tragiques fenêtres. La mort a bu du sang. Elle en est soûle. " notre mère la mort, pitié ! Pitié ! Ne bois ton verre qu' à moitié, notre mère la mort, c' est nous les mères. C' est nous les vieilles à manteaux, avec leurs coeurs en ex-votos, qui marmonnons du désespoir en chapelets interminables ; notre mère de la mort et du soir, c' est nous les béquillantes et minables vieilles, tannées par la douleur et les années : nos corps sont prêts pour tes tombeaux, nos seins sont prêts pour tes couteaux. " -la mort, dites, les bonnes gens, la mort est soûle : sa tête oscille et roule comme une boule. La mort a bu du sang comme un vin frais et bienfaisant ; il coule doux aux joints de la cuirasse de sa carcasse. La mort a mis sur le comptoir un écu noir, elle en voudra pour ses argents au cabaret des pauvres gens. " notre-dame la mort, c' est nous les vieux des guerres tumultuaires, tronçons mornes et terribles entailles de la forêt des victoires et des batailles, notre-dame des drapeaux noirs et des débâcles dans les soirs, notre-dame des glaives et des balles et des crosses contre les dalles, toi, notre vierge et notre orgueil, toujours si fière et si droite, au seuil de l' horizon tonnant de nos grands rêves ; notre-dame la mort, toi, qui te lèves, au battant de nos tambours, obéissante-et qui, toujours, nous fus belle d' audace et de courage, notre-dame la mort, cesse ta rage, et daigne enfin nous voir et nous entendre puisqu' ils n' ont point appris, nos fils, à se défendre. " -la mort, dites, les vieux verbeux, la mort est soûle, comme un flacon qui roule sur la pente des chemins creux. La mort n' a pas besoin de votre mort au bout du monde, c' est au pays qu' elle enfonce la bonde du tonneau rouge. La mort est bien assise, au seuil du cabaret des trois cercueils, elle exècre s' en aller loin, sous les hasards des étendards. -" dame la mort, c' est moi la sainte vierge qui viens en robe d' or chez vous, vous supplier à deux genoux d' avoir pitié des gens de mon village. Dame la mort, c' est moi, la sainte vierge, de l' ex-voto, près de la berge, c' est moi qui fus de mes pleurs inondée au Golgotha, dans la Judée, sous Hérode, voici mille ans. Dame la mort, c' est moi, la sainte vierge qui fis promesse aux gens d' ici d' aller toujours crier merci dans leurs détresses et leurs peines ; dame la mort, c' est moi la sainte vierge. " -la mort, dites, la bonne dame, se sent au coeur comme une flamme qui, de là, monte à son cerveau. La mort a soif de sang nouveau, la mort est soûle, un seul désir comme une houle, remplit sa brumeuse pensée. La mort n' est point celle qu' on éconduit avec un peu de prière et de bruit, la mort s' est lentement lassée des bras tendus en désespoirs, bonne vierge des reposoirs, la mort est soûle et sa fureur, hors des ornières, par les chemins des cimetières, bondit et roule comme une boule. -" la mort, c' est moi, Jésus, le roi, qui te fis grande ainsi que moi pour que s' accomplisse la loi des choses en ce monde. La mort, je suis la manne d' or qui s' éparpille du Thabor divinement, jusqu' aux confins du monde. Je suis celui qui fus pasteur, chez les humbles, pour le seigneur ; mes mains de gloire et de splendeur ont rayonné sur la douleur, la mort, je suis la paix du monde. " -la mort, dites, le seigneur Dieu, est assise, près d' un bon feu, dans une auberge où le vin coule et n' entend rien, tant elle est soûle. Elle a sa faux et Dieu a son tonnerre. En attendant, elle aime à boire et le fait voir à quiconque voudrait s' asseoir, côte à côte, devant un verre. Jésus, les temps sont vieux, et chacun boit comme il le peut et qu' importent les vêtements sordides lorsque le sang nous fait les dents splendides. Et la mort s' est mise à boire, les pieds au feu ; elle a même laissé s' en aller Dieu sans se lever sur son passage ; si bien que ceux qui la voyaient assise ont cru leur âme compromise. Durant des jours et puis des jours encor, la mort a fait des dettes et des deuils, au cabaret des trois cercueils ; puis, un matin, elle a ferré son cheval d' os, mis son bissac au creux du dos pour s' en aller à travers la campagne. De chaque bourg et de chaque village, les gens étaient venus vers elle avec du vin, pour qu' elle n' eût ni soif, ni faim, et ne fît halte au coin des routes ; les vieux portaient de la viande et du pain, les femmes des paniers et des corbeilles et les fruits clairs de leur verger, et les enfants portaient des miels d' abeilles. La mort a cheminé longtemps, par le pays des pauvres gens, sans trop vouloir, sans trop songer, la tête soûle comme une boule. Elle portait une loque de manteaux roux, avec de grands boutons de veste militaire, un bicorne piqué d' un plumet réfractaire et des bottes jusqu' aux genoux. Sa carcasse de cheval blanc cassait un vieux petit trot lent de bête ayant la goutte sur les pierres de la grand' route ; et les foules suivaient vers n' importe où, le grand squelette aimable et soûl qui trimballait sur son cheval bonhomme l' épouvante de sa personne jusqu' aux lointains de peur et de panique, sans éprouver l' horreur de son odeur ni voir danser, sous un repli de sa tunique, le trousseau de vers blancs qui lui tétaient le coeur. Entrée du Site / Haut de la page les rats du cimetière proche, midi sonnant, bourdonnent dans la cloche. Ils ont mordu le coeur des morts et s' engraissent de ses remords. Ils dévorent le ver qui mange tout et leur faim dure jusqu' au bout. Ce sont des rats mangeant le monde de haut en bas. L' église ? -elle était large et solennelle avec la foi des pauvres gens en elle, et la voici anéantie depuis qu' ils ont, les rats, mangé l' hostie. Les blocs de granit se déchaussent les niches d' or comme des fosses s' entr' ouvrent vides ; toute la gloire évocatoire tombe des hauts piliers et des absides à bas. Les rats, ils ont rongé les auréoles bénévoles, les jointes mains de la croyance aux lendemains, les tendresses mystiques au fond des yeux des extatiques et les lèvres de la prière en baisers d' or sur les bouches de la misère ; les rats, ils ont rongé des bourgs entiers de haut en bas, comme un grenier. Aussi que maintenant s' en aillent les tocsins fous ou les sonnailles criant pitié, criant merci, hurlant, par au delà des toits, jusqu' aux échos qui meuglent, nul plus n' entend et personne ne voit : puisqu' elle est l' âme des champs, pour bien longtemps, aveugle. Et les seuls rats du cimetière proche, à l' angelus hoquetant et tintant, causent avec la cloche. Entrée du Site / Haut de la page avec leur chat, avec leur chien, avec, pour vivre, quel moyen ? S' en vont, le soir, par la grand' route, les gens d' ici, buveurs de pluie, lécheurs de vent, fumeurs de brume. Les gens d' ici n' ont rien de rien, rien devers eux que l' infini, ce soir, de la grand' route. Chacun porte au bout d' une gaule, en un mouchoir à carreaux bleus, chacun porte dans un mouchoir, changeant de main, changeant d' épaule, chacun porte le linge usé de son espoir. Les gens s' en vont, les gens d' ici, par la grand' route à l' infini. L' auberge est là, près du bois nu, l' auberge est là de l' inconnu ; sur ses dalles, les rats trimballent et les souris. L' auberge, au coin des bois moisis, grelotte, avec ses murs mangés, avec son toit comme une teigne, avec le bras de son enseigne qui tend au vent un os rongé. Les gens d' ici sont gens de peur : ils font des croix sur leur malheur et tremblent ; les gens d' ici ont dans leur âme deux tisons noirs, mais point de flamme, deux tisons noirs en croix. Par l' infini du soir, sur la grand' route, voici venir les ricochets des cloches là-bas, au carrefour des bois. C' est les madones des chapelles qui, pareilles à des oiseaux au loin perdus, rappellent. Les gens d' ici sont gens de peur, car leurs vierges n' ont plus de cierges et leur encens n' a plus d' odeur : seules, en des niches désertes, quelques roses tombent inertes sur une image en plâtre peint. Les gens d' ici ont peur de l' ombre sur leurs champs, de la lune sur leurs étangs, d' un oiseau mort contre une porte ; les gens d' ici ont peur des gens. Les gens d' ici sont malhabiles, la tête lente et les vouloirs débiles quoique tannés d' entêtement, ils sont ladres, ils sont minimes et s' ils comptent c' est par centimes, péniblement, leur dénûment. Leur récolte, depuis des chapelets d' années, s' égrena morne en leurs granges minées ; leurs socs taillèrent les cailloux, férocement, des terrains roux ; leurs dents s' acharnèrent contre la terre à la mordre, jusqu' au coeur même. Avec leur chat, avec leur chien, avec l' oiseau dans une cage, avec, pour vivre, un seul moyen boire son mal, taire sa rage ; les pieds usés, le coeur moisi, les gens d' ici, quittant leur gîte et leur pays, s' en vont, ce soir, par les routes, à l' infini. Les mères traînent à leurs jupes leur trousseau long d' enfants bêlants, brinqueballés, brinqueballants ; les yeux clignant des vieux s' occupent à refixer, une dernière fois, leur coin de terre morte et grise, où mord la lèpre comme la bise où mord la rogne comme les froids. Suivent les gars des bordes, les bras usés comme des cordes, sans plus d' orgueil, sans même plus un seul élan vers les temps révolus et le bonheur des autrefois, sans plus la force en leurs dix doigts de se serrer en poings contre le sort et la colère de la mort. Les gens des champs, les gens d' ici ont du malheur à l' infini. Leurs brouettes et leurs charrettes brinqueballent aussi, cassant, depuis le jour levé, les os pointus du vieux pavé : quelques-unes, plus grêles que squelettes, entrechoquent des amulettes à leurs brancards, d' autres grincent, les ais criards, comme les seaux dans les citernes d' autres portent de vieillottes lanternes, d' autres apparaissent, comme les proues de vieux bateaux cassés, -et leurs deux roues, où l' on sculpta jadis le zodiaque, semblent rouler le monde entier dans leur baraque. Les chevaux las ballent au pas le vieux lattis de leur carcasse ; le conducteur s' agite et se tracasse, comme un moulin qui serait fou, lançant parfois vers n' importe où, dans les espaces, une pierre lasse aux corbeaux noirs du sort qui passe. Les gens d' ici ont du malheur-et sont soumis. Et les troupeaux rêches et maigres, par les chemins rapés et par les sablons aigres, également sont les chassés, aux coups de fouet inépuisés des famines qui exterminent : moutons dont la fatigue à tout caillou ricoche, boeufs qui meuglent vers la mort proche, vaches hydropiques et lourdes aux pis vides comme des gourdes et les ânes, avec la mort crucifiée sur leurs côtes scarifiées. Ainsi s' en vont bêtes et gens d' ici, par le chemin de ronde, qui fait dans la détresse et dans la nuit, immensément, le tour du monde, venant, dites, de quels lointains, par à travers les vieux destins, passant les bourgs et les bruyères, avec, pour seul repos, l' herbe des cimetières, allant, roulant, faisant des noeuds de chemins noirs et tortueux, hiver, automne, été, printemps, toujours lassés, toujours partant de l' infini pour l' infini. Tandis qu' au loin, là-bas, sous les cieux lourds fuligineux et gras, avec son front comme un Thabor, avec ses suçoirs noirs et ses rouges haleines hallucinant et attirant les gens des plaines, c' est la ville que le jour plombe et que la nuit éclaire la ville en plâtre, en stuc, en bois, en marbre, en or, -tentaculaire. Entrée du Site / Haut de la page à l' orient du pré, dans le sol rêche est là, pour à toujours, qui grelotte, la bêche lamentable et nue ; sous le ciel sec, la terre sèche ; et rien, sinon la maigre bêche, latte de bois mort, latte de bois nu. -fais une croix sur le sol jaune avec ta longue main, toi qui t' en vas, par le chemin- la chaumière d' humidité verdâtre et ses deux tilleuls foudroyés et des cendres dans l' âtre et sur le mur encor le piédestal de plâtre, mais la vierge tombée à terre. -fais une croix vers les chaumières avec ta longue main de paix et de lumière- des crapauds morts dans les ornières infinies et des poissons dans les roseaux et puis un cri toujours plus pauvre et lent d' oiseau, infiniment, là-bas, un cri à l' agonie. -fais une croix avec ta main pitoyable, sur le chemin- aux verrous rouillés des étables, l' orde araignée, elle a tissé l' étoile de poussière ; et la ferme sur la rivière, par à travers ses chaumes lamentables, comme des bras aux mains coupées, croise ses poutres d' outre en outre. -fais une croix sur le demain, définitive, avec ta main- un double rang d' arbres et de troncs nus sont abattus, au long des routes en déroutes, les villages-plus même de cloches pour en sonner le hoquetant dies irae désespéré, vers l' écho vide et ses bouches cassées. -fais une croix aux quatre fronts des horizons. Car c' est la fin des champs et c' est la fin des soirs ; le deuil au fond des cieux tourne, comme des meules, ses soleils noirs ; et des larves éclosent seules aux flancs pourris des femmes qui sont mortes. à l' orient du pré, dans le sol rêche, sur le cadavre épars des vieux labours, domine là, et pour toujours, plaque de fer clair, latte de bois froid, la bêche. |
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