Tristan l'Hermitte
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Le page disgracié, où l'on voit de vifs caractères d'hommes de tous tempéramens et de toutes professions
CHAPITRE 1 Prelude du page disgracié.
Cher Thirinte, je connois bien que ma resistance est inutile, et que vous voulez absolument sçavoir tout le cours de ma vie, et quelles ont esté jusqu' icy les postures de ma fortune.
Je n' ay pas resolu de faire languir davantage vostre curieux desir ; mais j' ay bien de la peine à prendre la resolution d' y satisfaire. Comment auray-je la hardiesse de mettre au jour des avantures si peu considerables ? Et comment est-il possible que vous rencontriez quelque douceur en des matieres où j' ay trouvé tant d' amertume ? Et que ce qui me fut si difficile à supporter, vous soit agreable à lire ? Puis, que dira-t' on de ma temerité d' avoir osé moy-méme écrire ma vie avec un stile qui a si peu de grace et de vigueur ? Veu qu' on a bien osé blâmer un des plus excellens esprits de ce siecle, à cause qu' il se met quelquesfois en jeu dans les nobles et vigoureux essais de sa plume ? Il est vray que ce merveilleux genie parle quelquesfois à son avantage en se dépeignant luy méme : et je puis dire que n' ayant aucune matiere de me loüer en cet ouvrage, je ne pretends que de m' y plaindre. Je n' écris pas un poëme illustre, où je me veüille introduire comme un heros ; je trace une histoire deplorable, où je ne parois que comme un objet de pitié, et comme un joüet des passions des astres et de la fortune. La fable ne fera point éclatter icy ses ornemens avec pompe ; la verité s' y presentera seulement si mal-habillée qu' on pourra dire qu' elle est toute nuë. On ne verra point icy une peinture qui soit flattée, c' est une fidele copie d' un lamentable original ; c' est comme une reflexion de miroir. Aussi j' ay beaucoup de sujet de craindre que ma trop grande ingenuité ne vous cause quelque degoust en cette lecture. Le recit des choses qui sont inventées, a sans doute beaucoup plus d' agrémens, que la relation des veritables : pource que d' ordinaire les evenemens d' une vie se trouvent ou communs, ou rares. Toutesfois, la mienne a esté jusqu' à cette heure si traversée, et mes voyages et mes amours sont si remplis d' accidents, que leur diversité vous pourra plaire. J' ay divisé toute cette histoire en petits chapitres, de peur de vous estre ennuyeux par un trop long discours, et pour vous faciliter le moyen de me laisser en tous les lieux où je pourray vous estre moins agreable. Entrée du Site / Haut de la
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CHAPITRE 2 L' origine et naissance du page disgracié.
Je suis sorty d' une assez bonne maison,
et porte le nom et les armes d' un gentil-homme
assez illustre, et qui comme un autre
Pericles fut grand orateur, et grand capitaine
tout ensemble.L' histoire luy donne beaucoup de loüanges pour avoir esté l' un des principaux ministres de cette heureuse guerre qui se fit en la terre saincte il y a cinq cens tant d' années : et je puis dire qu' il y avoit autresfois d' assez grands honneurs et assez de biens en nostre famille. Mais comme on apperçoit en toutes les choses une vicissitude perpetuelle, et que selon les secrettes et justes loix de la divine providence les petites fortunes sont eslevées, et les grandes sont aneanties, j' ay veu comme disparoistre en naissant, la prosperité de mes peres. Deux partages qui s' estoient faits en nostre maison, dont l' un fut entre neuf enfans, diminuerent beaucoup sa grandeur. Mais un grand procez criminel où mon pere fut enveloppé dés l' âge de dix-sept ans acheva presque sa ruine. Cette affaire cousta beaucoup de biens à ce gentil-homme, et si dans cette grande jeunesse il n' eust fait éclater une grande vertu, ce mal-heur luy eust cousté la vie. Je ne vous déduiray point toute cette avanture, elle est trop funeste et trop longue, et vouloir la representer sur ce papier, seroit vouloir escrire l' histoire de l' escuyer avantureux, et non pas les avantures du page disgracié. Il suffira que je vous die qu' un des plus grands capitaines de nostre siecle, et des plus belles, et des plus excellentes femmes du monde, s' employerent pour son salut, et qu' à la faveur de ses amis, il survint miraculeusement une grace du roy qui le fit sortir glorieusement d' une si dangereuse affaire. Ce fut durant cette conjoncture qu' il fit connoissance avec un vieux gentil-homme de bonne naissance, et de grand merite, qui trouvant mon pere bien fait et d' une agreable conversation, se proposa d' en faire son gendre, encore que mon pere fut d' une province fort eloignée du lieu de son habitation, et qu' il ne connut pas entierement quel estoit l' estat de ses affaires ; la chose ne luy fut pas difficile à mettre à bout ; cettuy-cy qui estoit puissant en amis, et d' un esprit fort agreable, rendit tant de bons offices à mon pere, et luy fit concevoir tant d' affection pour luy, qu' en peu de temps il conclut d' espouser sa fille, qu' il amena incontinent aprés dans le païs où je suis nay. Deux ou trois ans en suite je vins au monde, et ceux qui ont rectifié avec soin le poinct de ma nativité, trouvent que j' eus Mercure assez bien disposé, et le soleil aucunement favorable : il est vray que Venus qui s' y rencontra puissante, m' a donné beaucoup de pente aux inclinations, dont mes disgraces me sont arrivées. Je croy que cette premiere impression des astres laisse des caracteres au naturel qui sont difficiles à effacer : et que s' ils ne forcent jamais, au moins ils enclinent sans cesse ; on dit que le sage peut dompter cette divine violence ; mais il faut aussi qu' il soit veritablement sage, et l' on ne trouve gueres d' esprits de cette marque. Il faut qu' une bonne eslevation soit bien assistée de la philosophie pour combattre toûjours avec avantage des ennemis qui nous sont naturels, et qui comme des hydres repullulent incessamment et se renforcent bien souvent par leur deffaite. Les saints personages le pourroient bien dire, eux dont les ames ne regardent plus que le ciel, et qui sont toutesfois nuit et jour assaillis par de dangereuses tentations, contre lesquelles ils ne sont point asseurez aprés avoir gaigné de grandes batailles. Il est vray que pour rendre leur merite plus grand, Dieu permet que les demons s' en meslent, et lors c' est une cause estrangere qui nous fait tousjours de mauvaises propositions. Entrée du Site / Haut de la
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CHAPITRE 3 L' enfance et l' elevation du page disgracié.
à peine avois-je trois ans, que mon ayeule
maternelle vint voir sa fille ; et portée de
cette ardente et naturelle amour, qui descend
du sang, me demanda pour m' eslever ;
ainsi je commencay à me dépaïser, et n' ayant
apperceu jusqu' alors que des arbres et la tranquilité
de la campagne, je vins à considerer
les divers ornemens, et le tumulte d' une des
plus celebres villes du monde.On m' a dit souvent que je témoignois en ce bas aage une assez grande vivacité d' esprit : et que ma curiosité ne pouvoit estre contentée, encore qu' on prit assez de plaisir et de soin à respondre à toutes mes demandes : les objets qui se presentoient en foule à mes yeux avec une diversité si grande, n' estoient point capables de satisfaire à l' activité de mon esprit ; je me faisois entretenir des choses plus solides que celles qu' on a de coustume de digerer pendant une enfance si tendre. Je m' informois mesme avec empressement des choses qui concernent l' autre vie, et les mysteres de nostre religion. Un prince de l' eglise de mes proches parens fut émerveillé des choses qu' il ouït dire de moy, et fut encore plus surpris lors que me caressant un jour, et me raillant sur des demandes que j' avois faites de la forme des enfers, je luy témoignay en ma maniere de m' exprimer, que je doutois qu' il y eut des tenebres où il y avoit de si grands feux allumez. Je vous diray que je n' avois gueres plus de quatre ans que je sçavois lire, et que je commençois à prendre plaisir à la lecture des romans que je debitois agreablement à mon ayeule, et à mon grand pere, lors que pour me détourner de cette lecture inutile, ils m' envoyerent aux escoles pour apprendre les elemens de la langue latine. J' y employay mon temps, mais je n' y appliquay point mon coeur ; j' appris beaucoup, mais ce fut avec tel degoust d' une viande si fort insipide, qu' elle ne me profita gueres : on m' avoit laissé gouster avec trop de licence les choses agreables, et lors que l' on me voulut forcer à m' entretenir d' autres matieres plus utiles, mais difficiles, je ne m' y trouvay point disposé. J' apprenois pour ce que je craignois les verges, mais je ne retenois gueres les choses que j' avois apprises. Je perdois en un moment les thresors que l' on m' avoit fait serrer par force, et ne les retrouvois que par force ; pour ce que je n' y avois point d' affection. Entrée du Site / Haut de la
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CHAPITRE 4 Comme le page disgracié entre au service
d' un prince.
L' estude m' avoit donné tant de melancholie
que je ne la pouvois plus supporter, lors
qu' une bonne fortune m' arriva qui me fit
changer de façon de vivre : mon pere avoit eu
l' honneur de servir un des plus grands et des
plus illustres princes du monde pendant les
guerres ; et cette ame toute royale, et qui
n' avoit point de plus grande passion que celle
de faire du bien à tout le monde, ce prince,
dis-je, dont la memoire est immortelle, se
ressouvint un jour que mon pere l' avoit fidelement
servy ; et pour lui tesmoigner son
noble ressentiment, s' estant enquis s' il avoit
des enfans, luy commanda de me presenter à
luy, protestant qu' il vouloit que je fusse nourry
auprés d' un des siens.Mon ayeule transportée de joye d' une si agreable nouvelle, fit les frais de mon equipage pour une si belle occasion ; et j' eus l' honneur d' aller salüer ces princes en la compagnie de mon pere, et de mon oncle maternel, personnage d' une trés-illustre vertu, et d' une grande authorité. Je fus tout ébloüy de la magnificence et des beautez du palais où l' on me mena ; et principalement de la splendeur qui sortoit de ces divines personnes à qui l' on m' offroit : le pere me trouva joly, et m' honora de caresses particulieres ; et le fils m' accepta et me receut favorablement. Nous estions presque d' un âge et de mesme taille ; mais il estoit d' une beauté merveilleuse, et d' une gentillesse d' esprit qui faisoit deslors prodigalement les promesses que ses grandes vertus ont depuis acquitées avec usure. à nostre premiere rencontre, je fis en mon coeur une forte et fidele impression de son merite : et comme il estoit d' un excellent naturel, il eut beaucoup d' affection pour moy : soit que ce fut par une secrette reconnoissance de mon zele, ou par une naturelle inclination. Dés que je fus à son service, on pouvoit dire que j' y estois vrayment attaché : les perfections du maistre estoient de pressantes chaisnes pour le serviteur. J' estois toujours aussi prés de luy que son ombre : je le voyois dés qu' il avoit les yeux ouverts, et je ne cessois point de le voir jusqu' à ce que le sommeil les luy fermast. J' estois spectateur et imitateur de ses exercices ordinaires ; j' estois present à ses prieres, à ses estudes, et à tous ses divertissemens. Mon maistre n' avoit point de pedant pour precepteur : celui qu' on avoit choisi pour l' instruire, estoit un homme de lettres fort poly, qui luy faisoit apprendre les plus belles choses de l' histoire, et de la morale en se joüant. Ce grand homme sçavoit parfaitement l' art d' eslever la jeunesse, et en avoit fait preuve en l' instruction d' un de mes parens, qui fut possible, du consentement de tous, un des plus eloquens et des plus habiles personnages de nostre siecle : cettuy-cy prit un soin particulier de ma nourriture par une juste reconnoissance de l' obligation qu' il avoit aux miens ; mais le zele ardent qu' il avoit pour l' avancement de son principal disciple, l' empeschoit de prendre assez curieusement garde à moi. Il se donnoit bien la peine de m' enseigner tout ce qu' il monstroit à mon maistre qui me pouvoit faire arriver aux bonnes connoissances, et à la vertu : mais il ne pouvoit prendre tout le soin qui estoit necessaire pour me detourner de voir et de suivre les mauvais exemples, que me donnoient beaucoup de jeunes gens libertins, que je voyois dans la maison. Il eust falu pour mon bon-heur, qu' un aussi digne precepteur que celuy-là se fust donné tout à moy, et m' eût toûjours regardé de prés. La jeunesse encline aux licences, est si sujette à prendre de mauvaises habitudes, qu' il ne faut rien pour la corrompre. C' est une table d' attente pour les bonnes ou pour les mauvaises impressions : mais elle est beaucoup plus susceptible des mauvaises, que des vertueuses. Il se trouve des hommes faits qui se fortifient aux bonnes moeurs parmy les occasions du vice : mais cela seroit comme miraculeux si l' on voyoit des enfans conserver leur innocence sans tache parmy les mauvaises compagnies. Je ne fus donc pas long-temps en cette cour, sans y voir des postiqueries, et sans y prendre la teinture de quelques petits libertinages. Entrée du Site / Haut de la
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CHAPITRE 5 L' affinité qu' eut le page disgracié avec un
autre page de la maison, dont l' amitié luy
fut prejudiciable.
Je n' avois rien qu' un camarade, qui fut en
mesme posture auprés de mon maistre, et dont
on prit soin comme de moy ; et cettuy-là estoit
un enfant d' illustre naissance, et qui sentoit
bien son enfant d' honneur.Je l' honorois et l' aimois fort, à cause de la bonté de son courage, et de celle de son naturel ; nous briguions ensemble les faveurs de nostre maistre sans envie ; il n' estoit pas jaloux de la memoire que j' avois beaucoup meilleure que luy, et par mal-heur il ne me donna pas d' emulation pour le jugement, qu' il avoit meilleur que moy. Je le soufflois souvent à l' estude pour le faire souvenir des choses qu' il avoit oubliées ; mais il estoit capable de m' avertir en toutes occasions, de ce qui concernoit mon devoir. C' estoit un garçon si sage que je ne me pouvois jamais pervertir en sa compagnie : mais mon mauvais destin voulut que je fisse connoissance avec un certain page le plus malicieux, et le plus fripon de la cour. J' ay sujet de croire que ce fut l' organe dont se servit mon mauvais genie pour me tenter et me destruire. Ce mauvais demon travesty sceut interrompre par son artifice le cours heureux de mes estudes, en me monstrant secretement les subtils preceptes d' un art qui ne tend qu' à damner les ames. Ce fut luy qui m' apprit le premier l' usage des dez et des cartes ; et qui se servant de mon innocence pour s' emparer du peu d' argent que j' avois, me fit folement piquer du desir de reparer mes pertes ; et m' engager toûjours plus avant dans le mal-heur, par les instigations d' une trompeuse et fole esperance. Il m' imprima de telle sorte cette passion, qu' elle se rendit bien-tost égale à celle que j' avois pour l' estude, et à quelque temps de là l' on ne me pouvoit gueres surprendre sans avoir des dez dans mon écritoire, et des cartes parmy mes livres : et mesme ce déreglement alla si loin, que je me defaisois souvent pour joüer, des choses qui m' estoient necessaires pour apprendre, et que de tous les livres que j' avois accoustumé de feüilleter, il ne me restoit plus rien que des cartes. Nostre precepteur ne fut pas long-temps à s' aviser de mes débauches ; mais il luy fut impossible de m' en retirer : il employa vainement ses verges et ses preceptes sur ce sujet ; le mal estoit desja trop enraciné. Je promettois souvent de ne joüer plus, les larmes aux yeux, mais dés qu' il m' avoit perdu de veuë, j' avois trois dez, ou une paire de cartes entre les mains. Ce qui me rendit le plus incorrigible, c' est que la gentillesse de mon esprit en un si bas âge, m' avoit acquis d' illustres amis, qui m' empeschoient d' estre corrigé. Si tost que je croyois avoir esté surpris en faute, et que j' apprehendois de rendre quelque compte à nostre precepteur, je m' allois jetter entre les bras de ces personnes puissantes, prés de qui j' estois en un seur azile. Beaucoup de jeunes princes dont j' avois l' honneur d' estre connu, obtenoient fort souvent ma grace ; et m' assurant sur leurs suffrages, je concevois une forte esperance de pecher avec impunité. Voyez un peu comme les puissances dont la faveur me devoit estre avantageuse, s' employoient pitoyablement pour ma perte ! Et comment les bonnes qualitez que j' avois, me faisoient trouver le moyen de me maintenir dans les mauvaises. Au reste l' amour que j' eus pour le jeu, acheva de me dégouster de l' absinte des premieres lettres. Je trouvois des plaisirs par tout, fors à l' étude, et au lieu de repeter mes leçons, je ne m' appliquois qu' à lire et debiter des comptes frivoles. Ma memoire estoit un prodige, mais c' estoit un arsenal qui n' estoit muny que de pieces fort inutiles. J' estois le vivant repertoire des romans, et des contes fabuleux ; j' estois capable de charmer toutes les oreilles oisives ; je tenois en reserve des entretiens pour toutes sortes de differentes personnes, et des amusemens pour tous les âges. Je pouvois agreablement et facilement debiter toutes les fables qui nous sont connuës, depuis celles d' Homere et d' Ovide, jusqu' à celles d' Esope et de Peau D' Asne. Lors que la cour faisoit du sejour en quelques-unes des maisons royales, tous les jeunes princes avoient leur appartement l' un prés de l' autre : et c' estoit durant ce temps-là que j' avois plus de liberté de les aller entretenir. Il y en avoit souvent quelqu' un qui se trouvant indisposé, me demandoit à nostre precepteur, pour luy faire passer le tems, et l' endormir avec mes contes. Leur santé estoit si precieuse, que l' on n' avoit point d' égard en cette occasion au temps que je perdois, et moy j' estois ravy de le perdre. C' estoit lorsqu' estant trouvé necessaire au divertissement de quelque grand, j' entreprenois hardiment des actions qui n' estoient pas necessaires à mon repos : comme j' avois un mediateur asseuré, j' allois asseurement joüer et me battre avec quelqu' un de mes pareils. Mon precepteur avoit quelquesfois des roolles tous entiers des postiqueries que j' avois faites, et pour lesquelles j' avois merité d' estre foüetté plus de douze fois ; et cependant il ne m' en coustoit qu' une larme ou deux, que la crainte me faisoit repandre, et quelque dolente supplication que j' addressois de bonne grace à quelqu' un de ces jeunes astres. Il me souvient qu' il y en eust un de grande importance, qui demanda souvent pardon pour moy durant sa vie, et en la consideration duquel on me fit souvent grace aprés sa mort. Entrée du Site / Haut de la
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CHAPITRE 6 Mort deplorable d' un des maistres
du page disgracié.
Ce jeune soleil entre nos princes n' avoit
pas encore atteint un lustre, et donnoit déja
de si grandes esperances de ses divines qualitez,
que c' estoit une merveille incomparable.Il estoit extrémement beau de visage, mais il estoit encore plus avantagé pour l' esprit, et le jugement, et disoit presque toûjours des choses si raisonnables, et si sensées, qu' il ravissoit en admiration tout ce qui estoit auprés de luy. Il y a eu de grands esprits qui se sont employez à remarquer cette belle vie ; qui fut ensemble si brillante, et si courte, qu' elle passa comme un esclair. Je n' en diray point les traits d' esprit qui sont possible en aussi grand nombre, et aussi dignes de memoire que beaucoup d' autres que nous estimions. Je remarqueray seulement icy un traict enfantin de son naturel enclin à la misericorde. Un soir qu' il avoit quelque petite indisposition, sa gouvernante, dame sage et prudente, et qui rendit son nom celebre par sa vertu, s' avisa de m' envoyer querir pour le divertir quelques heures avec mes histoires fabuleuses : et comme je voulois accommoder mon sujet à la portée de mon auditeur, j' eus recours aux fables d' Esope. Cela l' empeschoit de se divertir à d' autres passe-temps qui luy eussent donné de l' émotion : et sa santé demandant qu' il demeurast quelques jours en repos, j' eus l' honneur de l' entretenir plusieurs fois. Aprés que sa patience et sa curiosité m' eurent espuisé de beaucoup d' autres histoires, où les animaux raisonnoient, je vins à luy conter une certaine avanture d' un loup, et d' un agneau qui beuvoient ensemble au courant d' une fontaine. Je luy representay comme le loup qui beuvoit au dessous de l' agneau le vint accuser de troubler son eau par une malice noire : je luy figuray encore l' humble et modeste repartie de ce doux animal, que l' on querelloit mal à propos. Puis aprés comme le loup cherchant un autre pretexte pour devorer cet innocent, luy reprocha qu' il se souvenoit bien qu' il y avoit deux ans qu' il avoit beslé des premiers, en une certaine bergerie, où les pasteurs reveillez avoient assommé son grand pere ; enfin comme l' agneau repartit que cela ne pouvoit estre veritable, puis qu' il n' estoit né que depuis deux mois. Là dessus ce jeune prince voyant où tendoit la chose, tira vistement ses petits bras hors de son lict, et me cria d' une voix craintive, ayant presque les larmes aux yeux : ah ! Petit page, je voy bien que vous allez dire que le loup mangea l' agneau : je vous prie de dire qu' il ne le mangea pas. ce traict de pitié fut exprimé si tendrement, et d' une façon si fort agreable, qu' il ravit en admiration toutes les personnes qui l' observerent, et pour moy j' en fus si sensiblement touché, que cette consideration me fit changer sur le champ la fin de ma fable au gré des sentimens de cette petite merveille : et ce fut si adroitement, qu' à peine un autre eust peu deviner l' effet de ma complaisance. En suite de cet honneur que j' avois receu, je ne manquay pas à la premiere occasion à recourir à ce royal azile, et de luy presenter quelque matiere pour me faire du bien ; c' est à dire pour le supplier d' empescher qu' on me fit du mal. Ce qui me reüssit hautement par un commandement trés absolu de ce petit prince qui se pouvoit bien appeller grand pour son auguste naissance ; mais beaucoup plus pour ses divines qualitez. ô que la plus-part des beaux objets sont fragiles ! Cette divine fleur ne fut pas de ces fleurs qu' on nomme eternelles, ce fut un lys qui ne dura gueres de matins. La terre le rendit au ciel, avant qu' elle l' eust gardé plus d' un lustre. Et l' Europe perdit en sa mort de grandes esperances et de grandes craintes. Les plus excellens medecins furent appellez à sa maladie ; et comme ceux de cette profession ne s' accordent jamais gueres en leurs jugemens, ils donnerent de differens advis sur la maniere de le traiter durant son mal : et ne cesserent pas leur dispute aprés qu' il eust cessé de vivre. Cependant ils furent tous contrains d' avoüer qu' il y avoit quelque mauvais principe en la constitution du corps de ce jeune prince, qui l' empescha de retenir long-temps sa belle ame, qui fit connoistre peu devant que d' aller là haut, qu' elle estoit toute lumineuse. Toute la cour en prit le dueil avec raison, et j' en eus en mon particulier un regret fort sensible et fort legitime. Entrée du Site / Haut de la
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CHAPITRE 7 Comme le page disgracié faisoit la cour à
son maistre, qui estoit tombé malade d' une
fievre tierce.
Mais il faut que je quitte cette disgression,
pour revenir au digne maistre à qui l' on
m' avoit donné, qui ne manquoit pas de bonté
pour moi, que j' employois aussi aux occasions
pour me faire pardonner mes fautes.Je sçavois fort bien prendre mon temps pour le faire agir, quand il en estoit besoin, j' observois les jours où par le progrez qu' il avoit fait à l' étude, et par la sage obeïssance qu' il avoit renduë aux ordres de nostre gouverneur, il estoit capable de tout obtenir ; et lors je luy faisois porter parole pour ma grace par mon camarade, lequel à la faveur de son bon naturel, lui faisoit dire des paroles pour mon salut qui portoient abolition. Souvent je me trouvois present sans estre veu, lors que mon procez se plaidoit ; mon maistre me faisoit tenir caché derriere une tapisserie, tandis qu' il employoit ses bontez à faire pardonner à ma malice : et que par des prieres ardentes et obstinées il détournoit le juste chastiment de mes pechez. Nonobstant tous ces artifices, nostre precepteur ne laissoit pas de me surprendre parfois si finement, que mon maistre ny pas un autre prince de mes amis n' en pouvoit estre averty. Il dissimuloit pour cet effet de sçavoir les pechez que j' avois commis, et me faisoit bon visage toute la veille du jour de ma punition : et moi ne croyant pas avoir rien sur ma conscience, je me trouvois reveillé le matin à l' improviste. Mais quand mon maistre estoit tant soit peu malade, tout ce qui pouvoit prejudicier à sa santé estoit de telle importance, que l' on n' osoit me chastier durant le temps, de peur de provoquer ses larmes : et par là redoubler son mal. Tellement que ses maladies faisoient augmenter les miennes, et me donnoient l' audace de tout entreprendre insolemment. Il advint une fois qu' il tomba malade d' une fievre tierce, durant laquelle je n' eus pas seulement le plaisir de n' estudier point, mais encore la liberté de faire tout ce qu' il me pleut. J' estois comme l' intendant des divertissemens de mon malade ; et j' inventois tous les jours de nouveaux secrets pour le réjoüir et le divertir, qui n' estoient pas moins utiles à sa guerison, que les potions qu' il prenoit. Il n' avoit qu' à souhaiter quelque chose de ce qui est en la puissance des hommes pour estre aussi tost satisfait, et c' estoit moy qui selon mes divers sentimens luy donnois envie de toutes choses. L' argent ne manquoit nullement durant cette indisposition ; et je luy en fis consumer en un mois, plus qu' il n' en avoit pour ses menus plaisirs en une année. Comme si ce n' eût pas esté assez de luy faire avoir de toute sorte de joüets à se divertir sur son lict, comme des tarots, des jonchets, des triquetracs et autres baguatelles du palais, je luy fis encore employer de grandes sommes pour avoir des animaux de different prix, les uns communs, et les autres rares. Je luy donnay envie d' avoir des cailles nourries à combattre sur une table, comme il se pratique en Angleterre ; afin qu' il eust le plaisir de ce spectacle, et de voir faire devant luy des gageures par ses serviteurs à qui demeureroit la victoire. Il eût encore un grand nombre de beaux cocqs pour le même effet. En suite, je luy donnay le desir de me faire acheter des poules de barbarie, afin que les donnant pour femmes à ces braves capitaines emplumez, nous puissions voir sortir de leur amour quelque nouvelle espece de volatille. Aprés, j' achetay pour son divertissement trois perroquets tous differens pour la grandeur, et pour le plumage, deux petits singes, une aigle royale, et deux jeunes ours fort privez. Tellement que l' on disoit que j' avois fait de la maison une petite arche de Noé. Ce qu' il y avoit de plus fascheux en cela pour les domestiques, c' est qu' on leur faisoit quiter leurs appartemens, pour y loger tous ces animaux ; lesquels m' avoient cousté beaucoup, et qui revenoient encore à davantage à mon maistre. Car ce mesme page mal conditionné qui m' avoit enseigné à joüer, m' avoit aussi appris à ferrer la mule : et je ne faisois gueres de marché d' importance, sans y gagner quelque pistole, qui toutesfois ne couchoit pas souvent avec moy : puis qu' aussi tost que j' avois rencontré des joüeurs, ils m' en degarnissoient avec autant de facilité que je m' en estois accommodé aisement. Entrée du Site / Haut de la
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CHAPITRE 8 D' une linote qui avoit cousté dix pistoles
au maistre du page disgracié, et qui ne
sceut jamais sifler.
Mon maistre avoit passé de mauvaises
nuicts, et comme il estoit d' une fort delicate
complexion, on n' osoit pas se hasarder à luy
faire prendre des potions dormitives.On employa pour cet effet des fontaines artificielles qui par leur doux bruit, et la fraischeur qu' elles exhaloient dans sa chambre, luy causerent un salutaire assoupissement, et pour diversifier le remede, on se servit aussi d' un lut, dont l' harmonie fit le mesme effet. Je me meslay là dessus d' inventer une autre façon de l' endormir les matins agreablement ; je luy proposay d' avoir quelque excellente linote, qu' on mit dés le point du jour à la fenestre de sa chambre ; et je fus assez effronté pour luy dire que j' en sçavois une qui estoit une merveille entre les autres, tant elle siffloit agreablement ; et sçachant que la difficulté accroist souvent le desir des choses, et fait faire de grands efforts, et de grandes depenses pour les posseder, je luy dis que la personne à qui appartenoit la linote, en estoit comme ensorcelée : et qu' on ne la feroit jamais resoudre à la vendre, à moins que de luy en offrir beaucoup d' argent, et luy protester qu' elle estoit necessaire pour avancer la guerison de son a. Je fis tant en peu de paroles, que j' eus dix pistoles pour l' acheter, et je faisois desja mes diligences pour en descouvrir quelqu' une qui fut de reputation ; lors que je rencontray par mal-heur trois ou quatre pages de ma connoissance qui joüoient aux dez sur les degrez d' une grande porte. Je fus quelque temps à les considerer sans vouloir joüer ; mais à la fin la tentation que j' en eus, fut si forte, qu' elle vint à bout de ma resistance. Je m' imaginay que je gagnerois ; ou du moins que je me retirerois du jeu quand j' aurois perdu la moitié de mon argent, mais je ne fis ny l' un ny l' autre : je joüay dés le commencement de crainte, et aprés avoir perdu une partie de mon argent, je voulus combattre mon mal-heur avec une obstination qui me fit perdre l' autre ; si bien que de la rançon de la linote imaginée, je ne me vis plus que deux cars-d' escu que j' empruntay sur mon dernier reste. Ainsi gros de douleur, rouge de honte, et sans sçavoir à quoy me resoudre, j' allay courant par la ville sans penser en quel lieu je me conduirois. Enfin aprés mille pensers desesperez, je pris une forte resolution de payer d' audace en cette avanture, et d' essuyer constamment l' orage qui me menaçoit. Je me rendis aussi tost dans une certaine place où l' on vend ordinairement une grande quantité de petits oyseaux : mais je fus si mal-heureux que je n' y en trouvay point, pource que ce n' estoit pas un jour où l' on fit trafic de cette marchandise ; à force de m' informer à beaucoup de gens, où je pourrois recouvrer quelque linote, on m' addressa chez un oyseleur qui faisoit profession de fournir beaucoup de volieres. Il n' estoit pas alors au logis, et sa femme estoit si scrupuleuse, ou si craintive, qu' elle n' osoit mesme me faire voir de ses oyseaux en son absence, ce qui faillit à me faire desesperer. Enfin comme j' estois fort en peine pour avoir un oyseau promptement à cause qu' il y avoit long-temps qu' on m' attendoit avec impatience, je vis revenir l' oyseleur qui apportoit sur son espaule un filet plein de chardonnerets, et de bruyans, parmy lesquels nous rencontrasmes par bon-heur une assez belle linote. Je lui demanday à vendre, et je l' eus pour trente sols avec une cage. Je revins aussi tost au logis, et prenant un visage plus gay que n' estoit mon ame, j' exposay hardiment ma linote sauvage aux yeux de mon maistre : qui ne fut pas peu resjoüy d' apprendre de moy que j' avois surmonté mille difficultez pour luy faire avoir cet animal incomparable. Il voulut essayer de joüyr au mesme temps du plaisir qu' il devoit recevoir par cette chere acquisition, et fit fermer toutes les fenestres de sa chambre, et retirer tout le monde, afin d' assurer ce petit oyseau qui estoit moins effrayé de voir des personnes auprés de sa cage, que d' avoir senty le bec des bruyans que l' on avoit pris au filet, avec luy. Je trouvay facilement des excuses pour son silence le premier jour que je l' apportay, mais quand on l' eut veu muet deux ou trois jours, on ne recevoit plus mes deffaites. Cependant je faisois mille voeux secrets au ciel, afin qu' il lui deliast la langue, car pour peu que ma linote eust gringnoté quelque ramage, j' eusse fait passer cela pour une merveille tout au moins, tant je m' estois preparé d' en dire de louanges extraordinaires. Mais ne pouvant recevoir cette consolation qui devoit couvrir aucunement ma friponnerie et me trouvant un jour ennuyé de ce que mon maistre ne faisoit autre chose que de me dire en la regardant : que veut dire cela, petit page, vostre linote ne dit mot ? je luy repartis ingenuëment : monsieur, je vous responds que si elle ne dit mot, elle n' en pense pas moins. là dessus toute la compagnie se prit à rire, et mon maistre mesme qui estoit le plus interessé dans cet affaire, ne peut s' empescher de faire comme les autres : il est vrai qu' aprés estre revenu de cette plaisante esmotion il en eut aussitost une autre qui ne me fut gueres agreable, tesmoignant avoir quelque doute que je ne l' eusse duppé dans mon achat. Je paray cette atteinte avec assez d' adresse, protestant toûjours que cette linote étoit excellente ; et que si tost qu' elle se seroit asseurée, son petit bec produiroit de grandes merveilles ; et par bonne fortune comme je répondois pour elle, il arriva qu' elle répondit aussi pour moy, dégoisant quelque petit ramage qui fit taire mes accusateurs, et fit que mon maistre esbranlé de croire ma veritable friponnerie, reprit aussi tost le party de mon innocence imaginaire. Enfin le temps qui a accoûtumé de decouvrir la verité, travailloit tous les jours à me convaincre de mauvaise foy, et j' estois prest d' en porter la peine : lors que les astres qui me regarderent favorablement me donnerent le moyen de me détourner de ce coup. Un gentilhomme de mes parens me vint voir durant ce tems-là, qui m' ayant trouvé d' un esprit et d' une humeur fort agreable, me donna deux pistolles pour les employer à joüer à la paume : je les semay incontinent aprés sur une table si feconde à la faveur de trois dez qui la cultivoient, qu' en moins de rien elles multiplierent jusqu' à vingt-cinq ou trente, et dés que je me fus retiré du jeu, je me proposay de racheter franchement de dix pistolles vingt coups de verges que j' attendois. Pour cet effet, j' allay chercher un acteur pour servir à ma comedie : ce fut un laquais volontaire que j' instruisis admirablement de tout ce qu' il auroit à dire, et à faire pour me mettre l' esprit en repos. De là je vins trouver mon maistre avec un visage assuré, et luy dis qu' il ne se mist point en peine pour le silence de sa linote ; et qu' on en rendroit de bon coeur l' argent qu' il en avoit donné, et que de plus ce seroit faire une grande charité à la personne qui l' avoit venduë, que de luy rendre pour le mesme prix, pource qu' elle avoit conceu un si grand regret de la perte de son oyseau, qu' elle en estoit tombée malade. Là dessus je luy presentay dix pistolles que j' avois tirées entre celles de mon nouveau gain, mais comme nos esperances sont vaines, et comme les apparences sont trompeuses, ce discours et cette action que j' avois si bien concertez, pour me delivrer d' une juste apprehension, ne servirent qu' à m' embarasser davantage. Mon maistre conceut au discours que je luy fis une estime toute particuliere de ce qu' il venoit de mespriser, et creut qu' il avoit acheté à vil prix une marchandise precieuse ; plus je fis d' efforts d' esprit pour luy persuader de se detromper, et plus il s' obstina dans la creance que sa linote estoit miraculeuse. Je faillis à enrager de ses refus que je trouvois peu raisonnables, à cause de la science certaine que j' avois de son erreur, et pource que je m' y connoissois interressé. Voicy de quelle sorte je creus enfin venir à mon honneur d' une fusée si fort meslée ; et c' est possible une invention assez subtile, pour avoir esté rencontrée par un enfant qui n' avoit qu' onze ou douze ans. Aprés m' estre apperceu que je n' avancerois rien de parler à mon maistre de se deffaire de la linote, j' allay trouver nostre precepteur, et luy presentay les dix pistolles qui devoient expier mon crime : luy faisant croire que ceux de qui j' avois achepté la linote, les avoient renvoyées pour en demeurer possesseurs, et luy fis du mesme temps paroistre le visage que j' avois pratiqué pour confirmer mes paroles. Desja nostre precepteur ne s' arrestoit plus qu' à la difficulté qu' il y avoit d' enlever l' oyseau sans le consentement du prince, qui estoit assez ferme à vouloir maintenir les choses qu' il avoit en fantaisie. Lors qu' une femme sanglotante, et qui avoit presque la façon de celles qui sont possedées, se jetta brusquement parmy nous, demandant justice et misericorde ; c' estoit la femme d' un certain maistre d' hostellerie peu judicieux et grand joueur, à qui j' avois tiré quelque argent ; comme il estoit en déroute, et comme il achevoit de perdre cinq ou six cens escus, sa femme avertie de cette disgrace n' avoit point deliberé sur sa maniere de proceder ; elle avoit creu qu' il ne falloit qu' aller crier chez ceux qui avoient gagné l' argent, pour le r' avoir asseurement : que l' on auroit aussi-tost égard à son mesnage et au peu de prudence de son mary. Cette demoniaque ayant appris que j' estois un de ceux qui avoient eu part en la somme perdüe par son mary, s' en vint faire un tel vacarme en la chambre de nostre precepteur, que j' en perdis le sens et la parole ; il me fut impossible de luy respondre un mot à propos, tant je me trouvay confus dans cette avanture. Notre precepteur s' avisa de mon interdiction, et soupçonna que les dix pistolles qu' il avoit en sa main fussent venuës de ce costé : mais il ne l' eust pas plutost ouverte pour les montrer à cette endiablée, qu' elle se jetta dessus avec un grand cry, remarquant toutes leurs especes et faisant des relations de divers écots qu' on avoit fait chez elle, pour luy donner le moyen de les assembler. Je fus foüillé tout à mesme temps, et l' on trouva d' autres medailles dans mes poches qui donnerent matiere à d' autres histoires. Le laquais aposté qui se trouva present à ce tumulte, fit ce qu' il put pour s' evader, mais on empescha sa retraite ; et dés qu' il se vid pourpoint bas, il fit voir à mon dam la verité toute nuë. L' intrigue que j' avois noué à tant de neuds, fut dissous par cet accident, et je fus foüetté de bonne sorte, tant pour avoir ferré la mule, que pour avoir inventé tant de mensonges, et pour avoir joué à trois dez. Entrée du Site / Haut de la
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CHAPITRE 9 La premiere connoissance que le page disgracié
fit avec un escolier débauché qui
faisoit des vers.
Si cette avanture ne me reforma parfaitement,
au moins elle servit beaucoup à m' empescher
de faire habitude de ces vices de larcin
et de mensonge.La confusion que j' en receus, me fut plus sensible que les coups de verges, et fit que je demeuray long-temps aprés sur mon serieux, et sur ma lecture. J' employay de là en avant la subtilité de mon esprit à des choses agreables à tout le monde, et qui n' estoient prejudiciables à personne. Tantost je m' appliquois à portraire, ayant beaucoup d' inclination et de disposition à ce bel art : d' autres fois en mes heures de loisir j' apprenois par coeur quelque piece entiere des plus beaux vers dont on fit estime en ce temps-là, et j' en sçavois plus de dix mille, que je recitois avec autant d' action que si j' eusse esté tout remply des passions qu' ils representoient. Cette gentillesse m' acquit l' amitié de beaucoup de gens, et entr' autres d' une troupe de comediens qui venoient representer trois ou quatre fois la semaine devant toute cette cour, où mon maistre tenoit un des premiers rangs. Il me souvient qu' entre ces acteurs, il y en avoit un illustre pour l' expression des mouvemens tristes et furieux : c' estoit le Rossius de cette saison, et tout le monde trouvoit qu' il y avoit un charme secret en son recit. Il estoit secondé d' un autre personnage excellent pour sa belle taille, sa bonne mine, et sa forte voix, mais un peu moindre que le premier pour la majesté du visage et l' intelligence. J' aymois fort ces comediens, et me sauvois quelquefois chez eux, lors que j' avois quelque secrette terreur, et que notre precepteur m' avoit fait quelque mauvais signe. Ils faisoient grande estime de moy à cause de mon esprit et de ma memoire, qui n' estoient pas des choses communes ; et lors que je leur allois dire que j' estois en peine, et que notre precepteur me faisoit chercher, ils trouvoient le moyen de me cacher, et m' amenans avec eux au palais, lors qu' ils y alloient representer, dés que mon maistre passoit derriere leur theatre pour leur parler en attendant qu' ils fussent prests à joüer, ils ne manquoient pas de luy venir faire en corps une requeste en ma faveur. Mon maistre qui ne m' avoit veu de deux ou trois jours, et qui sçavoit bien que j' estois sur le papier rouge, estoit aussi-tost touché de leur priere, et en addressoit sur le champ une autre à nostre precepteur, qui ne se pouvoit defendre de promettre mon abolition : et lors que j' avois ouy les mots efficaces, je sortois promptement de derriere quelque basse de viole, où je m' estois tenu à refuge, et me venois jetter aux pieds de mon maistre pour le remercier de cette nouvelle grace qu' il avoit obtenuë pour moy. Un jour que j' avois eu quelque demangeaison aux poings, et que je les avois frotez un peu rudement contre le nez d' un jeune seigneur de mon âge et de ma force mais non pas de mon adresse, je m' allay sauver parmy le cothurne. C' estoit un jour que les comediens ne joüoient point, mais ils ne pouvoient toutefois l' appeler de repos : il y avoit un si grand tumulte entre tous ces débauchez, qu' on ne s' y pouvoit entendre. Ils estoient huit ou dix sous une treille en leur jardin, qui portoient par la teste et par les pieds un jeune homme envelopé dans une robe de chambre : ses pantoufles avoient esté semées avec son bonnet de nuit dans tous les quarrez du jardin, et la huée estoit si grande que l' on faisoit autour de luy, que j' en fus tout épouvanté. Le patient n' estoit pas sans impatience, comme il témoignoit par les injures qu' il leur disoit d' un ton de voix fort plaisant, sur quoy ses persecuteurs faisoient de grands éclats de rire. Enfin je demanday à un de ceux qui estoient des moins occupez, que vouloit dire ce spectacle, et qu' avoit fait cet homme qu' on traittoit ainsi ? Il me respondit que c' estoit un poëte qui estoit à leurs gages, et qui ne vouloit pas joüer à la boule, à cause qu' il estoit en sa veine de faire des vers : enfin qu' ils avoient resolu de l' y contraindre. Là dessus je m' entremis d' appaiser ce different, et priay ces messieurs de le laisser en paix pour l' amour de moy ; ainsi je le delivray du supplice. Et lors qu' il eust appris qui j' estois, et qu' on luy eust rendu son bonnet et ses mules, il me vint faire compliment comme à son liberateur, et à une personne dont on luy avoit fait une grande estime. Tous ses termes estoient extraordinaires, ce n' estoient qu' hyperboles, et traicts d' esprit nouvellement sorty des escoles, et tout enflé de vanité. Cependant la hardiesse, dont il debitoit, estoit agreable, et marquoit quelque chose d' excellent en son naturel. Dés que nous fusmes entrez en conversation, aprés avoir gagné une allée assez sombre, il me fit entrer tout à fait dans sa confidence, et me fit part d' un sujet qu' il avoit pour une comedie ; il me pria d' en garder étroitement le secret, de crainte que quelqu' un en entendant parler ne le prevint à le traiter ; car disoit-il en me serrant la main, ces messieurs qui se meslent de nostre mestier sont tellement larrons de la gloire d' autruy, qu' ils ne feignent point de s' atitrer ce qu' il ne leur appartient pas, et de s' en venter avec insolence ; il n' y a pas deux jours qu' un certain que je ne nomme point, aprés avoir recité dans une bonne compagnie plusieurs pieces qui eurent asseurement de l' applaudissement, il ne se contenta pas de cela pour augmenter encore sa reputation ; entesté de l' encens qu' on luy avoit donné, il vint à reciter un sonnet que j' avois fait ; il se trouva là un de mes amis à qui je l' avois recité plusieurs fois, qui luy dit qu' il n' estoit point de luy, et qu' il en connoissoit l' autheur ; cela mit en telle colere nostre homme, qu' il en fut venu aux mains si la compagnie ne l' eust retenu par quelque demonstration qu' elle fit de ne pas ajouster foy à ce que disoit mon amy. Nous allions pousser plus loin nostre conversation, mais nous fusmes interrompus par un de ces messieurs qui avoient finy leur jeu ; et incontinent tous les autres se joignirent à nous, curieux de sçavoir de quoy nous nous estions entretenus : le reste de la journée se passa à se divertir, et puis la nuit nous separa. Entrée du Site / Haut de la
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CHAPITRE 10 De quelle sorte le page disgracié fut
recous des mains de son precepteur.
J' avois fait grande chere avec les comediens,
et nous estions encor à table, où les
uns continuoient de boire des santez, et les
autres s' amusoient à faire des contes pour
rire ; lors qu' un des domestiques du theatre
les vint advertir qu' on les demandoit au palais ;
en mesme temps ils resolurent la piece
qu' ils devoient joüer, et la façon dont ils
m' ameneroient ; ce fut au fond d' une portiere
d' un de leurs carrosses.Et dés que nous mismes pied à terre, nous rencontrasmes sur l' escalier par où nous montions, un des plus grands princes de la terre. Deux ou trois de mes amis qu' on advertit sur le champ de ma desolation, luy parlerent en ma faveur, et pour donner poids à leurs persuasions, je me jettay soudain à ses pieds le visage couvert de larmes. Ce grand prince eut pitié de ma douleur, et de ma crainte, et se retourna pour voir si mon maistre ne se trouveroit point à sa suite, afin de commander hautement à nostre precepteur qu' il ne me donnast point le foüet pour cette fois. Mais par mal-heur pour moy, mon maistre ne se trouva point, et ne vint point à la comedie, à cause de quelque petite indisposition. Aprés qu' elle fust achevée, j' allay soliciter pour mon salut au coucher de ce grand prince, qui pour me tenir en seureté attendant qu' il obtint ma grace, me donna en garde à un de ses pages. C' estoit un gentil homme de condition, et d' une race toute vaillante et glorieuse ; ce garçon fier et redouté de tous ses compagnons me prit en sa garde, et moy je pris un coin de son manteau que je n' abandonnay pas un moment, et cela me fut favorable. Le lendemain au matin il me mena déjeusner avec luy, et nous passames tout le reste de la journée en beaucoup de divertissemens, et c' estoit sans m' en esloigner d' un seul pas : si tost que j' appercevois quelqu' un de nostre maison, je me cachois sous ce manteau de defence. Le soir mon gardien s' advisa de vouloir masser quelque argent, avec deux des officiers du prince dans la salle de ses gardes ; et comme j' estois témoin et juge des coups je me trouvay saisi inopinement par celuy qui estoit ma partie et mon juge, et qui m' empoigna d' une façon si rude, qu' il sembloit encore vouloir estre mon bourreau. Je n' eus pas la force ou le courage de crier en cette surprise, soit par terreur, ou par respect ; mais il arriva que dans ma crainte je fis comme les gens qui se noyent, je ne quittay point ma prise, je serray de toute ma force le pan du manteau que j' avois tousjours dans les mains : et mon gardien, que l' esmotion du jeu empeschoit de s' adviser de mon ravissement, sentit à la fin qu' on le despoüilloit de son manteau. Là dessus il se retourna pour discerner les filoux qui se donnoient ainsi la licence de voler en maison royale, mais comme il me vid en peril, il travailla d' une estrange sorte à ma delivrance. à peine dit-il un mot sans frapper du mesme temps, et l' impetuosité de son naturel ne luy donnant pas la liberté de s' exprimer autrement, il fit connoistre à nostre precepteur, en luy donnant un grand coup de poing dans les dents, que j' estois en un seur azile. Le bras du page estoit fort, et la maschoire du bon homme estoit debile, tellement qu' il y eut un grand fracas dans sa bouche. Il fut contraint par cet effort de lascher ma main qu' il tenoit, et d' employer les deux siennes à parer les coups de poing qui commençoient à pleuvoir sur son visage. Enfin les gardes du prince firent les holà, et je me retiray avec mon defenseur, laissant là mon precepteur bien outré, qui gargarisoit sa bouche, et se plaignoit fort de la douleur d' une dent rompuë, et de plusieurs autres fort esbranlées. |