|
Entrée du site |
Catalalogue de la bibliothèque |
Page de téléchargement |
Chaîne de sites |
Contacter le WebMaistre |
Comte de Lautréamont [Isidore Ducasse]Les chants de Maldoror
|
Que le lecteur ne se fâche pas contre moi, si ma prose n' a pas le bonheur de lui plaire. Tu soutiens que mes idées sont au moins singulières. Ce que tu dis là, homme respectable, est la vérité ; mais, une vérité partiale. Or, quelle source abondante d' erreurs et de méprises n' est pas toute vérité partiale ! Les bandes d' étourneaux ont une manière de voler qui leur est propre, et semble soumise à une tactique uniforme et régulière, telle que serait celle d' une troupe disciplinée, obéissant avec précision à la voix d' un seul chef. C' est à la voix de l' instinct que les étourneaux obéissent, et leur instinct les porte à se rapprocher toujours du centre du peloton, tandis que la rapidité de leur vol les emporte sans cesse au delà ; en sorte que cette multitude d' oiseaux, ainsi réunis par une tendance commune vers le même point aimanté, allant et venant sans cesse, circulant et se croisant en tous sens, forme une espèce de tourbillon fort agité, dont la masse entière, sans suivre de direction bien certaine, paraît avoir un mouvement général d' évolution sur elle-même, résultant des mouvements particuliers de circulation propres à chacune de ses parties, et dans lequel le centre, tendant perpétuellement à se développer, mais sans cesse pressé, repoussé par pèsent sur lui, est constamment plus serré qu' aucune de ces lignes, lesquelles le sont elles-mêmes d' autant plus, qu' elles sont plus voisines du centre. Malgré cette singulière manière de tourbillonner, les étourneaux n' en fendent pas moins, avec une vitesse rare, l' air ambiant, et gagnent sensiblement, à chaque seconde, un terrain précieux pour le terme de leurs fatigues et le but de leur pèlerinage. Toi, de même, ne fais pas attention à la manière bizarre dont je chante chacune de ces strophes. Mais, sois persuadé que les accents fondamentaux de la poésie n' en conservent pas moins leur intrinsèque droit sur mon intelligence. Ne généralisons pas des faits exceptionnels, je ne demande pas mieux : cependant mon caractère est dans l' ordre des choses possibles. Sans doute, entre les deux termes extrêmes de ta littérature, telle que tu l' entends, et de la mienne, il en est une infinité d' intermédiaires et il serait facile de multiplier les divisions ; mais, il n' y aurait nulle utilité, et il y aurait le danger de donner quelque chose d' étroit et de faux à une conception éminemment philosophique, qui cesse d' être rationnelle, dès qu' elle n' est plus comprise comme elle a été imaginée, c' est-à-dire avec ampleur. Tu sais allier l' enthousiasme et le froid intérieur, observateur d' une humeur concentrée ; enfin, pour moi, je te trouve parfait... et tu ne veux pas me comprendre ! Si tu n' es pas en bonne santé, suis mon conseil (c' est le meilleur que je possède à ta disposition), et va faire une promenade dans la campagne. Triste compensation, qu' en dis-tu ? Lorsque tu auras pris l' air, reviens me trouver : tes sens seront plus reposés. Ne pleure plus ; je ne voulais pas te faire de la peine. N' est-il pas vrai, mon ami, que, jusqu' à un certain point, ta sympathie est acquise à mes chants ? Or, qui t' empêche de franchir les autres degrés ? La frontière entre ton goût et le mien est invisible, tu ne pourras jamais la saisir : preuve que cette frontière elle-même n' existe pas. Réfléchis donc qu' alors (je ne fais qu' effleurer la question) il ne serait pas impossible que tu eusses signé un traité d' alliance avec l' obstination, cette agréable fille du mulet, source si riche d' intolérance. Si je ne savais pas que tu n' étais pas un sot, je ne te ferais pas un semblable reproche. Il n' est pas utile pour toi que tu t' encroûtes dans la cartilagineuse carapace d' un axiome que tu crois inébranlable. Il y a d' autres axiomes aussi qui sont inébranlables, et qui marchent parallèlement avec le tien. Si tu as un penchant marqué pour le caramel (admirable farce de la nature), personne ne le concevra comme un crime ; mais, ceux dont l' intelligence, plus énergique et capable de plus grandes choses, préfèrent le poivre et l' arsenic, ont de bonnes raisons pour agir de la sorte, sans avoir l' intention d' imposer leur pacifique domination à ceux qui tremblent de peur devant une musaraigne ou l' expression parlante des surfaces d' un cube. Je parle par expérience, sans venir jouer ici le rôle de provocateur. Et, de même que les rotifères et les tardigrades peuvent être chauffés à une température voisine de l' ébullition, sans perdre nécessairement leur vitalité, il en sera de même pour toi, si tu sais t' assimiler, avec précaution, l' âcre sérosité suppurative qui se dégage avec lenteur de l' agacement que causent mes intéressantes élucubrations. Eh ! Quoi, n' est-on pas parvenu à greffer sur le dos d' un rat vivant la queue détachée du corps d' un autre rat ? Essaie donc pareillement de transporter dans ton imagination les diverses modifications de ma raison cadavérique. Mais, sois prudent. à l' heure que j' écris, de nouveaux frissons parcourent l' atmosphère intellectuelle : il ne s' agit que d' avoir le courage de les regarder en face. Pourquoi fais-tu cette grimace ? Et même tu l' accompagnes d' un geste que l' on ne pourrait imiter qu' après un long apprentissage. Sois persuadé que l' habitude est nécessaire en tout ; et, puisque la répulsion instinctive, qui s' était déclarée dès les premières pages, a notablement diminué de profondeur, en raison inverse de l' application à la lecture, comme un furoncle qu' on incise, il faut espérer, quoique ta tête soit encore malade, que ta guérison ne tardera certainement pas à rentrer dans sa dernière période. Pour moi, il est indubitable que tu vogues déjà en pleine convalescence ; cependant ta figure est restée bien maigre, hélas ! Mais... courage ! Il y a en toi un esprit peu commun, je t' aime, et je ne désespère pas de ta complète délivrance, pourvu que tu absorbes quelques substances médicamenteuses, qui ne feront que hâter la disparition des derniers symptômes du mal. Comme nourriture astringente et tonique, tu arracheras d' abord les bras de ta mère (si elle existe encore), tu les dépèceras en petits morceaux et tu les mangeras ensuite, en un seul jour, sans qu' aucun trait de ta figure ne trahisse ton émotion. Si ta mère était trop vieille, choisis un autre sujet chirurgique, plus jeune et plus frais, sur lequel la rugine aura prise, et dont les os tarsiens, quand il marche, prennent aisément un point d' appui pour faire la bascule : ta soeur, par exemple. Je ne puis m' empêcher de plaindre son sort, et je ne suis pas de ceux dans lesquels un enthousiasme très froid ne fait qu' affecter la bonté. Toi et moi, nous verserons pour elle, pour cette vierge aimée (mais, je n' ai pas de preuves pour établir qu' elle soit vierge), deux larmes incoercibles, deux larmes de plomb. Ce sera tout. La potion la plus lénitive, que je te conseille, est un bassin plein d' un pus blennorragique à noyaux, dans lequel on aura préalablement dissous un kyste pileux de l' ovaire, un chancre folliculaire, un prépuce enflammé, renversé en arrière du gland par une paraphimosis, trois limaces rouges. Si tu suis mes ordonnances, ma poésie te recevra à bras ouverts, comme un pou résèque, avec ses baisers, la racine d' un cheveu. J
e voyais, devant moi, un objet debout sur un tertre.
Je ne distinguais pas clairement sa tête ! Mais, déjà,
je devinais qu' elle n' était pas d' une forme ordinaire,
sans, néanmoins, préciser la proportion exacte de ses
contours. Je n' osais m' approcher de cette colonne
immobile ; et, quand même j' aurais eu à ma
disposition les pattes ambulatoires de plus de
trois mille crabes (je ne parle même pas de celles
qui servent à la préhension et à la mastication des
aliments), je serais encore resté à la même place, si
un événement, très futile par lui-même, n' eût prélevé
un lourd tribut sur ma curiosité, qui faisait craquer
ses digues. Un scarabée, roulant, sur le sol, avec
ses mandibules et ses antennes, une boule, dont les
principaux éléments étaient composés de matières
excrémentielles, s' avançait d' un pas rapide, vers le
tertre désigné, s' appliquant à bien mettre en
évidence la volonté qu' il avait de prendre cette
direction. Cet animal articulé n' était pas de
beaucoup plus grand qu' une vache ! Si l' on doute de
ce que je dis, que l' on vienne à moi, et je
satisferai les plus incrédules par le témoignage
de bons témoins. Je le suivis de loin, ostensiblement
intrigué. Que voulait-il faire de cette grosse
boule noire ? ô ! Lecteur, toi qui te vantes sans
cesse de ta perspicacité (et non à tort), serais-tu
capable de me le dire ? Mais, je ne veux pas
soumettre à une rude épreuve ta passion connue pour
les énigmes. Qu' il te suffise de savoir que la plus
douce punition que je puisse t' infliger, est encore
de te faire observer que ce mystère ne te sera révélé
(il te sera révélé) que plus tard, à la fin de ta
vie, quand tu entameras des discussions philosophiques
avec l' agonie sur le bord de ton chevet... et
peut-être même à la fin de cette strophe. Le
scarabée était arrivé au bas du tertre. J' avais
emboîté mon pas sur
ses traces, et j' étais encore à une grande distance
du lieu de la scène ; car, de même que les
stercoraires, oiseaux inquiets comme s' ils étaient
toujours affamés, se plaisent dans les mers qui
baignent les deux pôles, et n' avancent
qu' accidentellement dans les zones tempérées, ainsi
je n' étais pas tranquille, et je portais mes jambes
en avant avec beaucoup de lenteur. Mais qu' était-ce
donc que la substance corporelle vers laquelle
j' avançais ? Je savais que la famille des pélécaninés
comprend quatre genres distincts : le fou, le
pélican, le cormoran, la frégate. La forme grisâtre
qui m' apparaissait n' était pas un fou. Le bloc
plastique que j' apercevais n' était pas une frégate.
La chair cristallisée que j' observais n' était pas
un cormoran. Je le voyais maintenant, l' homme à
l' encéphale dépourvu de protubérance annulaire ! Je
recherchais vaguement, dans les replis de ma mémoire,
dans quelle contrée torride ou glacée, j' avais déjà
remarqué ce bec très long, large, convexe, en voûte,
à arête marquée, onguiculée, renflée et très
crochue à son extrémité ; ces bords dentelés, droits ;
cette mandibule inférieure, à branches séparées
jusqu' auprès de la pointe ; cet intervalle rempli par
une peau membraneuse ; cette large poche, jaune et
sacciforme, occupant toute la gorge et pouvant se
distendre considérablement ; et ces narines très
étroites, longitudinales, presque imperceptibles,
creusées dans un sillon basal ! Si cet être vivant,
à respiration pulmonaire et simple, à corps garni
de poils, avait été un oiseau entier jusqu' à la
plante des pieds, et non plus seulement jusqu' aux
épaules, il ne m' aurait pas alors été si difficile
de le reconnaître : chose très facile à faire,
comme vous allez le voir vous-même. Seulement,
cette fois, je m' en dispense ; pour la clarté de ma
démonstration, j' aurais besoin qu' un de ces oiseaux
fût placé sur ma table de travail, quand même il ne
serait qu' empaillé. Or, je ne suis pas assez riche
pour m' en procurer. Suivant pas à pas une hypothèse
antérieure, j' aurais de suite assigné
sa véritable nature et trouvé une place, dans les
cadres d' histoire naturelle, à celui dont j' admirais
la noblesse dans sa pose maladive. Avec quelle
satisfaction de n' être pas tout à fait ignorant sur
les secrets de son double organisme, et quelle
avidité d' en savoir davantage, je le contemplais
dans sa métamorphose durable ! Quoiqu' il ne possédât
pas un visage humain, il me paraissait beau comme
les deux longs filaments tentaculiformes d' un
insecte ; ou plutôt, comme une inhumation précipitée ;
ou encore, comme la loi de la reconstitution des
organes mutilés ; et surtout, comme un liquide
éminemment putrescible ! Mais, ne prêtant aucune
attention à ce qui se passait aux alentours,
l' étranger regardait toujours devant lui, avec sa
tête de pélican ! Un autre jour, je reprendrai la
fin de cette histoire. Cependant, je continuerai
ma narration avec un morne empressement ; car, si,
de votre côté, il vous tarde de savoir où mon
imagination veut en venir (plût au ciel qu' en effet,
ce ne fût là que de l' imagination ! ), du mien,
j' ai pris la résolution de terminer en une seule fois
(et non en deux ! ) ce que j' avais à vous dire,
quoique cependant personne n' ait le droit de m' accuser
de manquer de courage. Mais, quand on se trouve en
présence de pareilles circonstances, plus d' un sent
battre contre la paume de sa main les pulsations de
son coeur. Il vient de mourir, presque inconnu, dans
un petit port de Bretagne, un maître caboteur, vieux
marin, qui fut le héros d' une terrible histoire. Il
était alors capitaine au long cours, et voyageait
pour un armateur de Saint-Malo. Or, après une
absence de treize mois, il arriva au foyer conjugal,
au moment où sa femme, encore alitée, venait de lui
donner un héritier, à la reconnaissance duquel il ne
se reconnaissait aucun droit. Le capitaine ne fit
rien paraître de sa surprise et de sa colère ; il
pria froidement sa femme de s' habiller, et de
l' accompagner à une promenade, sur les remparts de la
ville. On était en janvier. Les remparts de
Saint-Malo sont élevés, et,
lorsque souffle le vent du nord, les plus intrépides
reculent. La malheureuse obéit, calme et résignée, en
rentrant, elle délira. Elle expira dans la nuit. Mais,
ce n' était qu' une femme. Tandis que moi, qui suis un
homme, en présence d' un drame non moins grand, je
ne sais si je conservai assez d' empire sur moi-même,
pour que les muscles de ma figure restassent
immobiles ! Dès que le scarabée fut arrivé au bas
du tertre, l' homme leva son bras vers l' ouest
(précisément, dans cette direction, un vautour des
agneaux et un grand-duc de Virginie avaient engagé
un combat dans les airs), essuya sur son bec une
longue larme qui présentait un système de coloration
diamantée, et dit au scarabée : " malheureuse boule !
Ne l' as-tu pas fait rouler assez longtemps ? Ta
vengeance n' est pas encore assouvie ; et, déjà, cette
femme, dont tu avais attaché, avec des colliers de
perles, les jambes et les bras, de manière à réaliser
un polyèdre amorphe, afin de la traîner, avec tes
tarses, à travers les vallées et les chemins, sur
les ronces et les pierres (laisse-moi m' approcher
pour voir si c' est encore elle ! ), a vu ses os se
creuser de blessures, ses membres se polir par la loi
mécanique du frottement rotatoire, se confondre dans
l' unité de la coagulation, et son corps présenter,
au lieu des linéaments primordiaux et des courbes
naturelles, l' apparence monotone d' un seul tout
homogène qui ne ressemble que trop, par la confusion
de ses divers éléments broyés, à la masse d' une
sphère ! Il y a longtemps qu' elle est morte ; laisse
ces dépouilles à la terre, et prends garde d' augmenter,
dans d' irréparables proportions, la rage qui te
consume : ce n' est plus de la justice : car,
l' égoïsme, caché dans les téguments de ton front,
soulève lentement, comme un fantôme, la draperie qui
le recouvre. " le vautour des agneaux et le
grand-duc de Virginie, portés insensiblement,
par les péripéties de leur lutte, s' étaient
rapprochés de nous. Le scarabée trembla devant ces
paroles inattendues, et, ce
qui, dans une autre occasion, aurait été un
mouvement insignifiant, devint, cette fois, la
marque distinctive d' une fureur qui ne connaissait
plus de bornes ; car, il frotta redoutablement ses
cuisses postérieures contre le bord des élytres, en
faisant entendre un bruit aigu : " qui es-tu, donc,
toi, être pusillanime ? Il paraît que tu as oublié
certains développements étranges des temps passés ;
tu ne les retiens pas dans ta mémoire, mon frère.
Cette femme nous a trahis, l' un après l' autre. Toi le
premier, moi le second. Il me semble que cette
injure ne doit pas (ne doit pas ! ) disparaître du
souvenir si facilement. Si facilement ! Toi, ta
nature magnanime te permet de pardonner. Mais,
sais-tu si, malgré la situation anormale des atomes
de cette femme, réduite à pâte de pétrin (il n' est
pas maintenant question de savoir si l' on ne croirait
pas, à la première investigation, que ce corps ait
été augmenté d' une quantité notable de densité
plutôt par l' engrenage de deux fortes roues que par
les effets de ma passion fougueuse), elle n' existe
pas encore ? Tais-toi, et permets que je me venge. "
il reprit son manège, et s' éloigna, la boule poussée
devant lui. Quand il se fut éloigné, le pélican
s' écria : " cette femme, par son pouvoir magique,
m' a donné une tête de palmipède, et a changé mon
frère en scarabée : peut-être qu' elle mérite même
de pires traitements que ceux que je viens
d' énumérer. " et moi, qui n' étais pas certain de ne
pas rêver, devinant, par ce que j' avais entendu,
la nature de relations hostiles qui unissaient,
au-dessus de moi, dans un combat sanglant, le
vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, je
rejetai, comme un capuchon, ma tête en arrière, afin
de donner au jeu de mes poumons, l' aisance et
l' élasticité susceptibles, et je leur criai, en
dirigeant mes yeux vers le haut : " vous autres,
cessez votre discorde. Vous avez raison tous les
deux ; car, à chacun, elle avait promis son amour ;
par conséquent, elle vous a trompés ensemble. Mais,
vous n' êtes pas les seuls.
En outre, elle vous dépouilla de votre forme humaine,
se faisant un jeu cruel de vos plus saintes douleurs.
Et, vous hésiteriez à me croire ! D' ailleurs elle
est morte ; et le scarabée lui a fait subir un
châtiment d' ineffaçable empreinte, malgré la pitié
du premier trahi. " à ces mots, ils mirent fin à
leur querelle, et ne s' arrachèrent plus les plumes,
ni les lambeaux de chair : ils avaient raison d' agir
ainsi. Le grand-duc de Virginie, beau comme un
mémoire sur la courbe que décrit un chien en
courant après son maître, s' enfonça dans les crevasses
d' un couvent en ruines. Le vautour des agneaux,
beau comme la loi de l' arrêt de développement de
la poitrine chez les adultes dont la propension à la
croissance n' est pas en rapport avec la quantité de
molécules que leur organisme s' assimile, se perdit
dans les hautes couches de l' atmosphère. Le
pélican, dont le généreux pardon m' avait causé
beaucoup d' impression, parce que je ne le trouvais
pas naturel, reprenant sur son tertre l' impassibilité
majestueuse d' un phare, comme pour avertir les
navigateurs humains de faire attention à son
exemple, et de préserver leur sort de l' amour des
magiciennes sombres, regardait toujours devant lui.
Le scarabée, beau comme le tremblement des mains dans
l' alcoolisme, disparaissait à l' horizon. Quatre
existences de plus que l' on pouvait rayer du livre
de vie. Je m' arrachai un muscle entier dans le bras
gauche, car je ne savais plus ce que je faisais,
tant je me trouvais ému devant cette quadruple
infortune. Et moi, qui croyais que c' étaient des
matières excrémentielles. Grande bête que je suis,
va !
L
'anéantissement intermittent des facultés
humaines : quoi que votre pensée penchât à
supposer, ce ne sont pas là des mots. Du moins,
ce ne sont pas
des mots comme les autres. Qu' il lève la main, celui
qui croirait accomplir un acte juste, en priant
quelque bourreau de l' écorcher vivant. Qu' il redresse
la tête, avec la volupté du sourire, celui qui,
volontairement, offrirait sa poitrine aux balles de
la mort. Mes yeux chercheront la marque des
cicatrices ; mes dix doigts concentreront la
totalité de leur attention à palper soigneusement
la chair de cet excentrique ; je vérifierai que les
éclaboussures de la cervelle ont rejailli sur le
satin de mon front. N' est-ce pas qu' un homme, amant
d' un pareil martyre, ne se trouverait pas dans
l' univers entier ? Je ne connais pas ce que c' est
que le rire, c' est vrai, ne l' ayant jamais éprouvé
par moi-même. Cependant, quelle imprudence n' y
aurait-il pas à soutenir que mes lèvres ne
s' élargiraient pas s' il m' était donné de voir celui
qui prétendrait que quelque part, cet homme-là
existe ? Ce qu' aucun ne souhaiterait pour sa propre
existence, m' a été échu par un lot inégal. Ce n' est
pas que mon corps nage dans le lac de la douleur ;
passe alors. Mais, l' esprit se dessèche par une
réflexion condensée et continuellement tendue ; il
hurle comme les grenouilles d' un marécage, quand
une troupe de flamants voraces et de hérons affamés
vient s' abattre sur les joncs de ses bords. Heureux
celui qui dort paisiblement dans un lit de plumes,
arrachées à la poitrine de l' eider, sans remarquer
qu' il se trahit lui-même. Voilà plus de trente ans
que je n' ai pas encore dormi. Depuis l' imprononçable
jour de ma naissance, j' ai voué aux planches
somnifères une haine irréconciliable. C' est moi qui
l' ai voulu ; que nul ne soit accusé. Vite, que l' on
se dépouille du soupçon avorté. Distinguez-vous, sur
mon front, cette pâle couronne ? Celle qui la tressa
de ses doigts maigres fut la ténacité. Tant qu' un
reste de sève brûlante coulera dans mes os, comme
un torrent de métal fondu, je ne dormirai point.
Chaque nuit, je force mon oeil livide à fixer les
étoiles, à travers les carreaux de ma fenêtre. Pour
être plus sûr de moi-même,
un éclat de bois sépare mes paupières gonflées.
Lorsque l' aurore apparaît, elle me retrouve dans
la même position, le corps appuyé verticalement,
et debout contre le plâtre de la muraille froide.
Cependant, il m' arrive quelquefois de rêver, mais
sans perdre un seul instant le vivace sentiment de
ma personnalité et la libre faculté de me mouvoir :
sachez que le cauchemar qui se cache dans les angles
phosphoriques de l' ombre, la fièvre qui palpe mon
visage avec son moignon, chaque animal impur qui
dresse sa griffe sanglante, eh bien, c' est ma
volonté qui, pour donner un aliment stable à son
activité perpétuelle, les fait tourner en rond. En
effet, atome qui se venge en son extrême faiblesse,
le libre arbitre ne craint pas d' affirmer, avec une
autorité puissante, qu' il ne compte pas l' abrutissement
parmi le nombre de ses fils : celui qui dort, est
moins qu' un animal châtré la veille. Quoique
l' insomnie entraîne, vers les profondeurs de la
fosse, ces muscles qui déjà répandent une odeur de
cyprès, jamais la blanche catacombe de mon intelligence
n' ouvrira ses sanctuaires aux yeux du créateur. Une
secrète et noble justice, vers les bras tendus de
laquelle je me lance par instinct, m' ordonne de
traquer sans trêve cet ignoble châtiment. Ennemi
redoutable de mon âme imprudente, à l' heure où l' on
allume un falot sur la côte, je défends à mes reins
infortunés de se coucher sur la rosée du gazon.
Vainqueur, je repousse les embûches de l' hypocrite
pavot. Il est en conséquence certain que, par cette
lutte étrange, mon coeur a muré ses desseins,
affamé qui se mange lui-même. Impénétrable comme les
géants, moi, j' ai vécu sans cesse avec l' envergure
des yeux béante. Au moins, il est avéré que, pendant
le jour, chacun peut opposer une résistance utile
contre le grand objet extérieur (qui ne sait pas son
nom ? ) ; car, alors, la volonté veille à sa propre
défense avec un remarquable acharnement. Mais
aussitôt que le voile des vapeurs nocturnes s' étend,
même sur les
condamnés que l' on va pendre, oh ! Voir son
intellect entre les sacrilèges mains d' un étranger.
Un implacable scalpel en scrute les broussailles,
épaisses. La conscience exhale un long râle de
malédiction ; car, le voile de sa pudeur reçoit de
cruelles déchirures. Humiliation ! Notre porte est
ouverte à la curiosité farouche du céleste bandit. Je
n' ai pas mérité ce suplice infâme, toi, le hideux
espion de ma causalité ! Si j' existe, je ne suis pas
un autre. Je n' admets pas en moi cette équivoque
pluralité. Je veux résider seul dans mon intime
raisonnement. L' autonomie... ou bien qu' on me change
en hippopotame. Abîme-toi sous terre, ô anonyme
stigmate, et ne reparais plus devant mon indignation
hagarde. Ma subjectivité et le créateur, c' est trop
pour un cerveau. Quand la nuit obscurcit le cours des
heures, quel est celui qui n' a pas combattu contre
l' influence du sommeil, dans sa couche mouillée d' une
glaciale sueur ? Ce lit, attirant contre son sein les
facultés mourantes, n' est qu' un tombeau composé de
planches de sapin équarri. La volonté se retire
insensiblement comme en présence d' une force invisible.
Une poix visqueuse épaissit le cristallin des yeux.
Les paupières se recherchent comme deux amis. Le
corps n' est plus qu' un cadavre qui respire. Enfin,
quatre énormes pieux clouent sur le matelas la
totalité des membres. Et remarquez, je vous prie,
qu' en somme les draps ne sont que des linceuls. Voici
la cassolette où brûle l' encens des religions.
L' éternité mugit, ainsi qu' une mer lointaine, et
s' approche à grands pas. L' appartement a disparu :
prosternez-vous, humains, dans la chapelle ardente !
Quelquefois, s' efforçant inutilement de vaincre les
imperfections de l' organisme, au milieu du sommeil le
plus lourd, le sens magnétisé s' aperçoit avec
étonnement qu' il n' est plus qu' un bloc de sépulture,
et raisonne admirablement appuyé sur une subtilité
incomparable : " sortir de cette couche est un
problème plus difficile qu' on ne le pense. Assis sur
la charrette,
l' on m' entraîne vers la binarité des poteaux de la
guillotine. Chose curieuse, mon bras inerte s' est
assimilé savamment la raideur de la souche. C' est
très mauvais de rêver qu' on marche à l' échafaud. "
le sang coule à larges flots à travers la figure. La
poitrine effectue des soubresauts répétés, et se
gonfle à des sifflements. Le poids d' un obélisque
étouffe l' expansion de la rage. Le réel a détruit
les rêves de la somnolence ! Qui ne sait pas que,
lorsque la lutte se prolonge entre le moi, plein de
fierté, et l' accroissement terrible de la catalepsie,
l' esprit halluciné perd le jugement ? Rongé par le
désespoir, il se complaît dans son mal, jusqu' à ce
qu' il ait vaincu la nature, et que le sommeil,
voyant sa proie lui échapper, s' enfuie sans retour
loin de son coeur, d' une aile irritée et honteuse.
Jetez un peu de cendre sur mon orbite en feu. Ne
fixez pas mon oeil qui ne se ferme jamais.
Comprenez-vous les souffrances que j' endure ?
(cependant, l' orgueil est satisfait.) dès que la
nuit exhorte les humains au repos, un homme que je
connais, marche à grands pas dans la campagne. Je
crains que ma résolution ne succombe aux atteintes
de la vieillesse. Qu' il arrive, ce jour fatal, où
je m' endormirai ! Au réveil, mon rasoir, se frayant
un passage à travers le cou, éprouvera que rien
n' était, en effet, plus réel.
-M
ais qui donc ! ... mais qui donc ose, ici, comme
un conspirateur, traîner les anneaux de son corps
vers ma poitrine noire ? Qui que tu sois, excentrique
python, par quel prétexte excuses-tu ta présence
ridicule ? Est-ce un vaste remords qui te tourmente ?
Car, vois-tu, boa, ta sauvage majesté n' a pas, je le
suppose, l' exorbitante prétention de se soustraire à
la comparaison que j' en fais avec les traits du
criminel. Cette bave écumeuse et blanchâtre est, pour
moi, le signe de la rage. écoute-moi : sais-tu que
ton oeil est loin de boire un rayon céleste ? N' oublie
pas que si ta présomptueuse cervelle m' a cru capable
de t' offrir quelques paroles de consolation, ce ne
peut être que par le motif d' une ignorance totalement
dépourvue de connaissances physiognomoniques.
Pendant un temps, bien entendu suffisant, dirige
la lueur de tes yeux vers ce que j' ai le droit,
comme un autre, d' appeler mon visage ! Ne vois-tu
pas comme il pleure ? Tu t' es trompé, basilic. Il
est nécessaire que tu cherches ailleurs la triste
ration de soulagement, que mon impuissance radicale te
retranche, malgré les nombreuses protestations de
ma bonne volonté. Oh ! Quelle force, en phrases
exprimable, fatalement t' entraîna vers ta perte ? Il
est presque impossible que je m' habitue à ce
raisonnement que tu ne comprennes pas que, plaquant
sur le gazon rougi, d' un coup de mon talon, les
courbes fuyantes de ta tête triangulaire, je pourrais
pétrir un innombrable mastic avec l' herbe de la
savane et la chair de l' écrasé. -disparais le plus tôt possible loin de moi, coupable à la face blême ! Le mirage fallacieux de l' épouvantement t' a montré ton propre spectre ! Dissipe tes injurieux soupçons, si tu ne veux pas que je t' accuse à mon tour, et que je ne porte contre toi une récrimination qui serait certainement approuvée par le jugement du serpentaire reptilivore. Quelle monstrueuse aberration de l' imagination t' empêche de me reconnaître ! Tu ne te rappelles donc pas les services importants que je t' ai rendus, par la gratification d' une existence que je fis émerger du chaos, et, de ton côté, le voeu, à jamais inoubliable, de ne pas déserter mon drapeau, afin de me rester fidèle jusqu' à la mort ? Quand tu étais enfant (ton intelligence était alors dans sa plus belle phase), le premier, tu grimpais sur la colline, avec la vitesse de l' isard, pour saluer, par un geste de ta petite main, les multicolores rayons de l' aurore naissante. Les notes de ta voix jaillissaient, de ton larynx sonore, comme des perles diamantines, et résolvaient leurs collectives personnalités, dans l' agrégation vibrante d' un long hymne d' adoration. Maintenant, tu rejettes à tes pieds, comme un haillon souillé de boue, la longanimité dont j' ai fait trop longtemps preuve. La reconnaissance a vu ses racines se dessécher, comme le lit d' une mare ; mais, à sa place, l' ambition a crû dans des proportions qu' il me serait pénible de qualifier. Quel est-il, celui qui m' écoute, pour avoir une telle confiance dans l' abus de sa propre faiblesse ? -et qui es-tu, toi-même, substance audacieuse ? Non ! ... non ! ... je ne me trompe pas ; et, malgré les métamorphoses multiples auxquelles tu as recours, toujours ta tête de serpent reluira devant mes yeux comme un phare d' éternelle injustice, et de cruelle domination ! Il a voulu prendre les rênes du commandement, mais il ne sait pas régner ! Il a voulu devenir un objet d' horreur pour tous les êtres de la création, et il a réussi. Il a voulu prouver que lui seul est le monarque de l' univers, et c' est en cela qu' il s' est trompé. ô misérable ! As-tu attendu jusqu' à cette heure pour entendre les murmures et les complots qui, s' élevant simultanément de la surface des sphères, viennent raser d' une aile farouche les rebords papillacés de ton destructible tympan ? Il n' est pas loin, le jour où mon bras te renversera dans la poussière, empoisonnée par ta respiration, et, arrachant de tes entrailles une nuisible vie, laissera sur le chemin ton cadavre, criblé de contorsions, pour apprendre au voyageur consterné, que cette chair palpitante, qui frappe sa vue d' étonnement, et cloue dans son palais sa langue muette, ne doit plus être comparée, si l' on garde son sang-froid, qu' au tronc pourri d' un chêne, qui tomba de vétusté ! Quelle pensée de pitié me retient devant ta présence ? Toi-même, recule plutôt devant moi, te dis-je, et va laver ton incommensurable honte dans le sang d' un enfant qui vient de naître : voilà quelles sont tes habitudes. Elles sont dignes de toi. Va... marche toujours devant toi. Je te condamne à devenir errant. Je te condamne à rester seul et sans famille. Chemine constamment, afin que tes jambes te refusent leur soutien. Traverse les sables des déserts jusqu' à ce que la fin du monde engloutisse les étoiles dans le néant. Lorsque tu passeras près de la tanière du tigre, il s' empressera de fuir, pour ne pas regarder, comme dans un miroir, son caractère exhaussé sur le socle de la perversité idéale. Mais, quand la fatigue impérieuse t' ordonnera d' arrêter ta marche devant les dalles de mon palais, recouvertes de ronces et de chardons, fais attention à tes sandales en lambeaux, et franchis, sur la pointe des pieds, l' élégance des vestibules. Ce n' est pas une recommandation inutile. Tu pourrais éveiller ma jeune épouse et mon fils en bas âge, couchés dans les caveaux de plomb qui longent les fondements de l' antique château. Si tu ne prenais tes précautions d' avance, ils pourraient te faire pâlir par leurs hurlements souterrains. Quand ton impénétrable volonté leur ôta l' existence, ils n' ignoraient pas que ta puissance est redoutable, et n' avaient aucun doute à cet égard ; mais, ils ne s' attendaient point (et leurs adieux suprêmes me confirmèrent leur croyance) que ta providence se serait montrée à ce point impitoyable ! Quoi qu' il en soit, traverse rapidement ces salles abandonnées et silencieuses, aux lambris d' émeraude, mais aux armoiries fanées, où reposent les glorieuses statues de mes ancêtres. Ces corps de marbre sont irrités contre toi ; évite leurs regards vitreux. C' est un conseil que te donne la langue de leur unique et dernier descendant. Regarde comme leur bras est levé dans l' attitude de la défense provocatrice, la tête fièrement renversée en arrière. Sûrement ils ont deviné le mal que tu m' as fait ; et, si tu passes à portée des piédestaux glacés qui soutiennent ces blocs sculptés, la vengeance t' y attend. Si ta défense a besoin de m' objecter quelque chose, parle. Il est trop tard pour pleurer maintenant. Il fallait pleurer dans des moments plus convenables, quand l' occasion était propice. Si tes yeux sont enfin dessillés, juge toi-même quelles ont été les conséquences de ta conduite. Adieu ! Je m' en vais respirer la brise des falaises ; car, mes poumons, à moitié étouffés, demandent à grands cris un spectacle plus tranquille et plus vertueux que le tien ! O
pédérastes incompréhensibles, ce n' est pas moi
qui lancerai des injures à votre grande dégradation ;
ce n' est pas moi qui viendrai jeter le mépris sur
votre anus infundibuliforme. Il suffit que les
maladies honteuses, et presque incurables, qui vous
assiègent, portent avec elles leur immanquable
châtiment. Législateurs d' institutions stupides,
inventeurs d' une morale étroite, éloignez-vous de
moi, car je suis une âme impartiale. Et vous, jeunes
adolescents ou plutôt jeunes filles, expliquez-moi
comment et pourquoi (mais, tenez-vous à une convenable
distance, car, moi non plus, je ne sais pas résister
à mes passions) la vengeance a germé dans vos coeurs,
pour avoir attaché au flanc de l' humanité une
pareille couronne de blessures. Vous la faites
rougir de ses fils par votre conduite (que moi, je
vénère ! ) ; votre prostitution, s' offrant au premier
venu, exerce la logique des penseurs les plus
profonds, tandis que votre sensibilité exagérée
comble la mesure de la stupéfaction de la femme
elle-même. êtes-vous d' une nature moins ou plus
terrestre que celle de vos semblables ? Possédez-vous
un sixième sens qui nous manque ? Ne mentez pas, et
dites ce que vous pensez. Ce n' est pas une
interrogation que je vous pose ; car, depuis que je
fréquente en observateur la sublimité de vos
intelligences grandioses ; je sais à quoi m' en
tenir. Soyez bénis par ma main gauche, soyez
sanctifiés par ma main droite, anges protégés par mon
amour universel. Je baise votre visage, je baise
votre poitrine, je baise, avec mes lèvres suaves,
les diverses parties de votre corps harmonieux et
parfumé. Que ne m' aviez-vous dit tout de suite ce
que vous étiez, cristallisations d' une beauté
morale supérieure ? Il a fallu que je devinasse
par moi-même les innombrables trésors de tendresse
et de chasteté que recélaient les battements de votre
coeur oppressé. Poitrine ornée de guirlandes de
roses et de vétyver. Il a fallu que j' entrouvrisse
vos jambes pour vous connaître et que ma bouche se
suspendît aux insignes de votre pudeur. Mais (chose
importante à représenter) n' oubliez pas chaque jour
de laver la peau de vos parties, avec de l' eau
chaude, car, sinon, des chancres vénériens
pousseraient infailliblement sur les commissures
fendues de mes lèvres inassouvies. Oh ! Si au lieu
d' être un enfer, l' univers n' avait été qu' un céleste
anus immense, regardez le geste que je fais du côté
de mon bas-ventre : oui, j' aurais enfoncé ma verge à
travers son sphyncter sanglant, fracassant, par mes
mouvements impétueux, les propres parois de son
bassin ! Le malheur n' aurait pas alors soufflé, sur
mes yeux aveuglés, des dunes entières de sable
mouvant ; j' aurais découvert l' endroit souterrain où
gît la vérité endormie, et les fleuves de mon sperme
visqueux auraient trouvé de la sorte un océan où se
précipiter ! Mais, pourquoi me surprends-je à
regretter un état de choses imaginaire et qui ne
recevra jamais le cachet de son accomplissement
ultérieur ? Ne nous donnons pas la peine de construire
de fugitives hypothèses. En attendant, que celui qui
brûle de l' ardeur de partager mon lit vienne me
trouver ; mais je mets une condition rigoureuse à
mon hospitalité : il faut qu' il n' ait pas plus de
quinze ans. Qu' il ne croit pas de son côté que j' en
ai trente ; qu' est-ce que cela y fait ? L' âge ne
diminue pas l' intensité des sentiments, loin de là ;
et, quoique mes cheveux soient devenus blancs comme
la neige, ce n' est pas à cause de la vieillesse :
c' est, au contraire, pour le motif que vous savez.
Moi, je n' aime pas les femmes ! Ni même les
hermaphrodites ! Il me faut des êtres qui me
ressemblent, sur le front desquels la noblesse
humaine soit marquée en caractères plus tranchés et
ineffaçables ! êtes-vous certain que celles qui portent
de longs cheveux, soient de la même nature que la
mienne ? Je ne le crois pas, et je ne déserterai
pas mon opinion. Une salive saumâtre coule de ma
bouche, je ne sais pas pourquoi. Qui veut me la
sucer, afin que j' en sois débarrassé ? Elle monte...
elle monte toujours ! Je sais ce que c' est. J' ai
remarqué que, lorsque je bois à la gorge le sang
de ceux qui se couchent à côté de moi (c' est à tort
que l' on me suppose vampire, puisqu' on appelle ainsi
des morts qui sortent de leur tombeau ; or, moi, je
suis un vivant), j' en rejette le lendemain une partie
par la bouche : voilà l' explication de la salive
infecte. Que voulez-vous que j' y fasse, si les
organes, affaiblis par le vice, se refusent à
l' accomplissement des fonctions de la nutrition ?
Mais, ne révélez mes confidences à personne. Ce n' est
pas pour moi que je vous dis cela ; c' est pour
vous-même et les autres, afin que le prestige du
secret retienne dans les limites du devoir et de la
vertu ceux qui, aimantés par l' électricité de
l' inconnu, seraient tentés de m' imiter. Ayez la
bonté de regarder ma bouche (pour le moment, je n' ai
pas le temps d' employer une formule plus longue de
politesse) ; elle vous frappe au premier abord par
l' apparence de sa structure, sans mettre le serpent
dans vos comparaisons ; c' est que j' en contracte le
tissu jusqu' à la dernière réduction, afin de faire
croire que je possède un caractère froid. Vous
n' ignorez pas qu' il est diamétralement opposé. Que
ne puis-je regarder à travers ces pages séraphiques
le visage de celui qui me lit. S' il n' a pas dépassé
la puberté, qu' il s' approche. Serre-moi contre toi,
et ne crains pas de me faire du mal ; rétrécissons
progressivement les liens de nos muscles. Davantage.
Je sens
qu' il est inutile d' insister ; l' opacité, remarquable
à plus d' un titre, de cette feuille de papier, est
un empêchement des plus considérables à l' opération
de notre complète jonction. Moi, j' ai toujours
éprouvé un caprice infâme pour la pâle jeunesse des
collèges, et les enfants étiolés des manufactures !
Mes paroles ne sont pas les réminiscences d' un rêve,
et j' aurai trop de souvenirs à débrouiller, si
l' obligation m' était imposée de faire passer devant
vos yeux les événements qui pourraient affermir de
leur témoignage la véracité de ma douloureuse
affirmation. La justice humaine ne m' a pas encore
surpris en flagrant délit, malgré l' incontestable
habileté de ses agents. J' ai même assassiné (il n' y
a pas longtemps ! ) un pédéraste qui ne se prêtait
pas suffisamment à ma passion ; j' ai jeté son
cadavre dans un puits abandonné, et l' on n' a pas de
preuves décisives contre moi. Pourquoi frémissez-vous
de peur, adolescent qui me lisez ? Croyez-vous que je
veuille en faire autant envers vous ? Vous vous
montrez souverainement injuste... vous avez raison :
méfiez-vous de moi, surtout si vous êtes beau. Mes
parties offrent éternellement le spectacle lugubre
de la turgescence ; nul ne peut soutenir (et combien
ne s' en sont-ils pas approchés ! ) qu' il les a vues
à l' état de tranquillité normale, pas même le
décrotteur qui m' y porta un coup de couteau dans un
moment de délire. L' ingrat ! Je change de vêtements
deux fois par semaine, la propreté n' étant pas le
principal motif de ma détermination. Si je n' agissais
pas ainsi, les membres de l' humanité disparaîtraient
au bout de quelques jours, dans des combats prolongés.
En effet, dans quelque contrée que je me trouve, ils
me harcèlent continuellement de leur présence et
viennent lécher la surface de mes pieds. Mais, quelle
puissance possèdent-elles donc, mes gouttes
séminales, pour attirer vers elles tout ce qui
respire par des nerfs olfactifs ! Ils viennent des
bords des amazones, ils traversent les vallées
qu' arrose le Gange, ils
abandonnent le lichen polaire, pour accomplir de
longs voyages à ma recherche, et demander aux cités
immobiles, si elles n' ont pas vu passer, un instant,
le long de leurs remparts, celui dont le sperme sacré
embaume les montagnes, les lacs, les bruyères, les
forêts, les promontoires et la vastitude des mers !
Le désespoir de ne pas pouvoir me rencontrer (je me
cache secrètement dans les endroits les plus
inaccessibles, afin d' alimenter leur ardeur) les porte
aux actes les plus regrettables. Ils se mettent trois
cent mille de chaque côté, et les mugissements des
canons servent de prélude à la bataille. Toutes les
ailes s' ébranlent à la fois, comme un seul guerrier.
Les carrés se forment et tombent aussitôt pour ne
plus se relever. Les chevaux effarés s' enfuient dans
toutes les directions. Les boulets labourent le sol,
comme des météores implacables. Le théâtre du combat
n' est plus qu' un vaste champ de carnage, quand la
nuit révèle sa présence et que la lune silencieuse
apparaît entre les déchirures d' un nuage. Me montrant
du doigt un espace de plusieurs lieues recouvert de
cadavres, le croissant vaporeux de cet astre
m' ordonne de prendre un instant, comme le sujet de
méditatives réflexions, les conséquences funestes
qu' entraîne, après lui, l' inexplicable talisman
enchanteur que la providence m' accorda.
Malheureusement que de siècles ne faudra-t-il pas
encore, avant que la race humaine périsse
entièrement par mon piège perfide ! C' est ainsi qu' un
esprit habile, et qui ne se vante pas, emploie, pour
atteindre à ses fins, les moyens mêmes qui
paraîtraient d' abord y porter un invincible obstacle.
Toujours mon intelligence s' élève vers cette
imposante question, et vous êtes témoin vous-même
qu' il ne m' est plus possible de rester dans le sujet
modeste qu' au commencement j' avais le dessein de
traiter. Un dernier mot... c' était une nuit d' hiver.
Pendant que la bise sifflait dans les sapins, le
créateur ouvrit sa porte au milieu des ténèbres et
fit entrer un pédéraste.
S
ilence ! Il passe un cortège funéraire à côté de
vous. Inclinez la binarité de vos rotules vers la
terre et entonnez un chant d' outre-tombe. (si vous
considérez mes paroles plutôt comme une simple forme
impérative, que comme un ordre formel qui n' est
pas à sa place, vous montrerez de l' esprit et du
meilleur.) il est possible que vous parveniez de la
sorte à réjouir extrêmement l' âme du mort, qui va
se reposer de la vie dans une fosse. Même le fait
est, pour moi, certain. Remarquez que je ne dis pas
que votre opinion ne puisse jusqu' à un certain point
être contraire à la mienne ; mais, ce qu' il importe
avant tout, c' est de posséder des notions justes sur
les bases de la morale, de telle manière que chacun
doive se pénétrer du principe qui commande de faire
à autrui ce que l' on voudrait peut-être qui fût fait
à soi-même. Le prêtre des religions ouvre le premier
la marche, en tenant à la main un drapeau blanc,
signe de la paix, et de l' autre un emblème d' or qui
représente les parties de l' homme et de la femme,
comme pour indiquer que ces membres charnels sont la
plupart du temps, abstraction faite de toute
métaphore, des instruments très dangereux entre les
mains de ceux qui s' en servent, quand ils les
manipulent aveuglément pour des buts divers qui se
querellent entre eux, au lieu d' engendrer une
opportune réaction contre la passion connue qui
cause presque tous nos maux. Au bas de son dos est
attachée (artificiellement, bien entendu) une queue
de cheval, aux crins épais, qui balaie la poussière
du sol. Elle signifie de prendre garde de ne pas nous
ravaler par notre conduite au rang des animaux. Le
cercueil connaît sa route et marche après la tunique
flottante du consolateur. Les parents et les
amis du défunt, par la manifestation de leur position,
ont résolu de fermer la marche du cortège. Celui-ci
s' avance avec majesté, comme un vaisseau qui fend
la pleine mer, et ne craint pas le phénomène de
l' enfoncement ; car, au moment actuel, les tempêtes
et les écueils ne se font pas remarquer par quelque
chose de moins que leur explicable absence. Les
grillons et les crapauds suivent à quelques pas la
fête mortuaire ; eux, aussi, n' ignorent pas que leur
modeste présence aux funérailles de quiconque leur
sera un jour comptée. Ils s' entretiennent à voix
basse dans leur pittoresque langage (ne soyez pas
assez présomptueux, permettez-moi de vous donner
ce conseil non intéressé, pour croire que vous seul
possédez la précieuse faculté de traduire les
sentiments de votre pensée) de celui qu' ils
regardèrent plus d' une fois courir à travers les
prairies verdoyantes, et plonger la sueur de ses
membres dans les bleuâtres vagues des golfes
arénacés. D' abord, la vie parut lui sourire sans
arrière-pensée, et, magnifiquement, le couronna de
fleurs ; mais, puisque votre intelligence elle-même
s' aperçoit ou plutôt devine qu' il s' est arrêté aux
limites de l' enfance, je n' ai pas besoin, jusqu' à
l' apparition d' une rétractation véritablement
nécessaire, de continuer les prolégomènes de ma
rigoureuse démonstration. Dix ans. Nombre exactement
calqué, à s' y méprendre, sur celui des doigts de la
main. C' est peu et c' est beaucoup. Dans le cas qui
nous préoccupe, cependant, je m' appuierai sur votre
amour envers la vérité, pour que vous prononciez,
avec moi, sans tarder une seconde de plus, que c' est
peu. Et, quand je réfléchis sommairement à ces
ténébreux mystères, par lesquels un être humain
disparaît de la terre, aussi facilement qu' une mouche
ou une libellule, sans conserver l' espérance d' y
revenir, je me surprends à couver le vif regret de ne
pas probablement pouvoir vivre assez longtemps, pour
vous bien expliquer ce que je n' ai pas la prétention
de comprendre moi-même. Mais, puisqu' il est prouvé
que, par un hasard
extraordinaire, je n' ai pas encore perdu la vie depuis
ce temps lointain où je commençai, plein de terreur,
la phrase précédente, je calcule mentalement qu' il
ne sera pas inutile ici, de construire l' aveu complet
de mon impuissance radicale, quand il s' agit surtout,
comme à présent, de cette imposante et inabordable
question. C' est, généralement parlant, une chose
singulière que la tendance attractive qui nous porte
à rechercher (pour ensuite les exprimer) les
ressemblances et les différences que recèlent, dans
leurs naturelles propriétés, les objets les plus
opposés entre eux, et quelquefois les moins aptes,
en apparence, à se prêter à ce genre de combinaisons
sympathiquement curieuses, et qui, ma parole
d' honneur, donnent gracieusement au style de
l' écrivain, qui se paie cette personnelle satisfaction,
l' impossible et inoubliable aspect d' un hibou
sérieux jusqu' à l' éternité. Suivons en conséquence
le courant qui nous entraîne. Le milan royal a les
ailes proportionnellement plus longues que les buses,
et le vol bien plus aisé : aussi passe-t-il sa vie
dans l' air. Il ne se repose presque jamais et
parcourt chaque jour des espaces immenses ; et ce
grand mouvement n' est point un exercice de chasse, ni
poursuite de proie, ni même de découverte ; car, il
ne chasse pas ; mais, il semble que le vol soit son
état naturel, sa favorite situation. L' on ne peut
s' empêcher d' admirer la manière dont il l' exécute.
Ses ailes longues et étroites paraissent immobiles ;
c' est la queue qui croit diriger toutes les évolutions,
et la queue ne se trompe pas ; elle agit sans cesse.
Il s' élève sans effort ; il s' abaisse comme s' il
glissait sur un plan incliné ; il semble plutôt
nager que voler ; il précipite sa course, il la
ralentit, s' arrête, et reste comme suspendu ou fixé
à la même place, pendant des heures entières. L' on ne
peut s' apercevoir d' aucun mouvement dans ses ailes :
vous ouvririez les yeux comme la porte d' un four,
que ce serait d' autant inutile. Chacun a le bon sens
de confesser sans difficulté
(quoique avec un peu de mauvaise grâce) qu' il ne
s' aperçoit pas, au premier abord, du rapport, si
lointain qu' il soit, que je signale entre la beauté
du vol du milan royal, et celle de la figure de
l' enfant, s' élevant doucement, au-dessus du cercueil
découvert, comme un nénuphar qui perce la surface des
eaux ; et voilà précisément en quoi consiste
l' impardonnable faute qu' entraîne l' inamovible
situation d' un manque de repentir, touchant l' ignorance
volontaire dans laquelle on croupit. Ce rapport de
calme majesté entre les deux termes de ma narquoise
comparaison n' est déjà que trop commun, et d' un
symbole assez compréhensible, pour que je m' étonne
davantage de ce qui ne peut avoir, comme seule
excuse, que ce même caractère de vulgarité qui fait
appeler, sur tout objet ou spectacle qui en est
atteint, un profond sentiment d' indifférence injuste.
Comme si ce qui se voit quotidiennement n' en devrait
pas moins réveiller l' attention de notre admiration !
Arrivé à l' entrée du cimetière, le cortège s' empresse
de s' arrêter ; son intention n' est pas d' aller plus
loin. Le fossoyeur achève le creusement de la fosse ;
l' on y dépose le cercueil avec toutes les
précautions prises en pareil cas ; quelques
pelletées de terre inattendues viennent recouvrir le
corps de l' enfant. Le prêtre des religions au milieu
de l' assistance émue, prononce quelques paroles pour
bien enterrer le mort, davantage, dans l' imagination
des assistants. " il dit qu' il s' étonne beaucoup de ce
que l' on verse ainsi tant de pleurs, pour un acte
d' une telle insignifiance. Textuel. Mais il craint de
ne pas qualifier suffisamment ce qu' il prétend, lui,
être un incontestable bonheur. S' il avait cru que la
mort est aussi peu sympathique dans sa naïveté, il
aurait renoncé à son mandat, pour ne pas augmenter
la légitime douleur des nombreux parents et amis du
défunt ; mais, une secrète voix l' avertit de leur
donner quelques consolations, qui ne seront pas
inutiles, ne fût-ce que celle qui ferait entrevoir
l' espoir
d' une prochaine rencontre dans les cieux entre celui
qui mourut et ceux qui survécurent. " Maldoror
s' enfuyait au grand galop, en paraissant diriger
sa course vers les murailles du cimetière. Les
sabots de son coursier élevaient autour de son
maître une fausse couronne de poussière épaisse. Vous
autres, vous ne pouvez savoir le nom de ce cavalier ;
mais, moi, je le sais. Il s' approchait de plus en
plus ; sa figure de platine commençait à devenir
perceptible, quoique le bas en fût entièrement
enveloppé d' un manteau que le lecteur s' est gardé
d' ôter de sa mémoire et qui ne laissait apercevoir
que les yeux. Au milieu de son discours, le prêtre
des religions devient subitement pâle, car son
oreille reconnaît le galop irrégulier de ce célèbre
cheval blanc qui n' abandonna jamais son maître. " oui,
ajouta-t-il de nouveau, ma confiance est grande dans
cette prochaine rencontre ; alors, on comprendra,
mieux qu' auparavant, quel sens il fallait attacher
à la séparation temporaire de l' âme et du corps. Tel
qui croit vivre sur cette terre se berce d' une
illusion dont il importerait d' accélérer l' évaporation. "
le bruit du galop s' accroissait de plus en plus ; et,
comme le cavalier, étreignant la ligne d' horizon,
paraissait en vue, dans le champ d' optique
qu' embrassait le portail du cimetière, rapide comme
un cyclone giratoire, le prêtre des religions plus
gravement reprit : " vous ne semblez pas vous douter
que celui-ci, que la maladie força de ne connaître
que les premières phases de la vie et que la fosse
vient de recevoir dans son sein, est l' indubitable
vivant ; mais, sachez au moins que celui-là, dont
vous apercevez la silhouette équivoque emportée par
un cheval nerveux, et sur lequel je vous conseille de
fixer le plus tôt possible les yeux, car il n' est
plus qu' un point, et va bientôt disparaître dans la
bruyère, quoiqu' il ait beaucoup vécu est le seul
véritable mort. "
" C
haque nuit, à l' heure où le sommeil est parvenu
à son plus grand degré d' intensité, une vieille
araignée de la grande espèce sort lentement sa tête
d' un trou placé sur le sol, à l' une des intersections
des angles de la chambre. Elle écoute attentivement
si quelque bruissement remue encore ses mandibules
dans l' atmosphère. Vu sa conformation d' insecte,
elle ne peut pas faire moins, si elle prétend
augmenter de brillantes personnifications les trésors
de la littérature, que d' attribuer des mandibules au
bruissement. Quand elle s' est assurée que le silence
règne aux alentours, elle retire successivement,
des profondeurs de son nid, sans le secours de la
méditation, les diverses parties de son corps, et
s' avance à pas comptés vers ma couche. Chose
remarquable ! Moi qui fais reculer le sommeil et
les cauchemars, je me sens paralysé dans la totalité
de mon corps, quand elle grimpe le long des pieds
d' ébène de mon lit de satin. Elle m' étreint la gorge
avec les pattes, et me suce le sang avec son ventre.
Tout simplement ! Combien de litres d' une liqueur
pourprée, dont vous n' ignorez pas le nom, n' a-t-elle
pas bus, depuis qu' elle accomplit le même manège avec
une persistance digne d' une meilleure cause ! Je
ne sais pas ce que je lui ai fait, pour qu' elle se
conduise de la sorte à mon égard. Lui ai-je broyé
une patte par inattention ? Lui ai-je enlevé ses
petits ? Ces deux hypothèses, sujettes à caution, ne
sont pas capables de soutenir un sérieux examen ;
elles n' ont même pas de la peine à provoquer un
haussement dans mes épaules et un sourire sur mes
lèvres, quoique l' on ne doive se moquer de personne.
Prends garde à toi, tarentule noire ; si ta conduite
n' a pas pour excuse un irréfutable syllogisme, une
nuit je me réveillerai en sursaut, par un dernier
effort de
ma volonté agonisante, je romprai le charme avec
lequel tu retiens mes membres dans l' immobilité,
et je t' écraserai entre les os de mes doigts, comme
un morceau de matière mollasse. Cependant, je me
rappelle vaguement que je t' ai donné la permission
de laisser tes pattes grimper sur l' éclosion de la
poitrine, et de là jusqu' à la peau qui recouvre mon
visage ; que par conséquent, je n' ai pas le droit de
te contraindre. Oh ! Qui démêlera mes souvenirs
confus ! Je lui donne pour récompense ce qui reste
de mon sang : en comptant la dernière goutte
inclusivement, il y en a pour remplir au moins la
moitié d' une coupe d' orgie. " il parle, et il ne
cesse de se déshabiller. Il appuie une jambe sur le
matelas, et de l' autre, pressant le parquet de saphir
afin de s' enlever, il se trouve étendu dans une
position horizontale. Il a résolu de ne pas fermer
les yeux, afin d' attendre son ennemie de pied ferme.
Mais, chaque fois, ne prend-il pas la même résolution,
et n' est-elle pas toujours détruite par l' inexplicable
image de sa promesse fatale ? Il ne dit plus rien,
et se résigne avec douleur ; car, pour lui le serment
est sacré. Il s' enveloppe majestueusement dans les
replis de la soie, dédaigne d' entrelacer les glands
d' or de ses rideaux, et, appuyant les boucles ondulées
de ses longs cheveux noirs sur les franges du coussin
de velours, il tâte, avec la main, la large blessure
de son cou, dans laquelle la tarentule a pris
l' habitude de se loger, comme dans un deuxième nid,
tandis que son visage respire la satisfaction. Il
espère que cette nuit actuelle (espérez avec lui ! )
verra la dernière représentation de la succion
immense ; car, son unique voeu serait que le bourreau
en finît avec son existence : la mort, et il sera
content. Regardez cette vieille araignée de la grande
espèce, qui sort lentement sa tête d' un trou placé
sur le sol, à l' une des intersections des angles de
la chambre. Nous ne sommes plus dans la narration.
Elle écoute attentivement si quelque bruissement
remue encore
ses mandibules dans l' atmosphère. Hélas ! Nous sommes
maintenant arrivés dans le réel, quant à ce qui
regarde la tarentule, et, quoique l' on pourrait
mettre un point d' exclamation à la fin de chaque
phrase ce n' est peut-être pas une raison pour s' en
dispenser ! Elle s' est assurée que le silence règne
aux alentours ; la voilà qui retire successivement
des profondeurs de son nid, sans le secours de la
méditation, les diverses parties de son corps, et
s' avance à pas comptés vers la couche de l' homme
solitaire. Un instant elle s' arrête ; mais il est
court, ce moment d' hésitation. Elle se dit qu' il n' est
pas temps encore de cesser de torturer, et qu' il faut
auparavant donner au condamné les plausibles raisons
qui déterminèrent la perpétualité du supplice. Elle a
grimpé à côté de l' oreille de l' endormi. Si vous
voulez ne pas perdre une seule parole de ce qu' elle
va dire, faites abstraction des occupations
étrangères qui obstruent le portique de votre esprit,
et soyez, au moins, reconnaissant de l' intérêt que je
vous porte, en faisant assister votre présence aux
scènes théâtrales qui me paraissent dignes d' exciter
une véritable attention de votre part ; car, qui
m' empêcherait de garder, pour moi seul, les événements
que je raconte ? " réveille-toi, flamme amoureuse des
anciens jours, squelette décharné. Le temps est venu
d' arrêter la main de la justice. Nous ne te ferons
pas attendre longtemps l' explication que tu souhaites.
Tu nous écoutes, n' est-ce pas ? Mais ne remue pas tes
membres ; tu es encore aujourd' hui sous notre
magnétique pouvoir, et l' atonie encéphalique persiste :
c' est pour la dernière fois. Quelle impression la
figure d' Elseneur fait-elle dans ton imagination ?
Tu l' as oublié ! Et ce Réginald, à la démarche fière,
as-tu gravé ses traits dans ton cerveau fidèle ?
Regarde-le caché dans les replis des rideaux ; sa
bouche est penchée vers ton front ; mais il n' ose te
parler, car il est plus timide que moi. Je vais te
raconter un épisode de ta jeunesse, et te remettre
dans le chemin
de la mémoire... " il y avait longtemps que l' araignée
avait ouvert son ventre, d' où s' étaient élancés deux
adolescents, à la robe bleue, chacun un glaive
flamboyant à la main, et qui avaient pris place aux
côtés du lit, comme pour garder désormais le
sanctuaire du sommeil. " celui-ci, qui n' a pas encore
cessé de te regarder, car il t' aima beaucoup, fut le
premier de nous deux auquel tu donnas ton amour. Mais
tu le fis souvent souffrir par les brusqueries de ton
caractère. Lui, il ne cessait d' employer ses efforts à
n' engendrer de ta part aucun sujet de plainte contre
lui : un ange n' aurait pas réussi. Tu lui demandas,
un jour, s' il voulait aller se baigner avec toi, sur le
rivage de la mer. Tous les deux, comme deux cygnes,
vous vous élançâtes en même temps d' une roche à pic.
Plongeurs éminents, vous glissâtes dans la masse
aqueuse, les bras étendus entre la tête, et se
réunissant aux mains. Pendant quelques minutes, vous
nageâtes entre deux courants. Vous reparûtes à une
grande distance, vos cheveux entremêlés entre eux,
et ruisselants du liquide salé. Mais quel mystère
s' était donc passé sous l' eau, pour qu' une longue
trace de sang s' aperçût à travers les vagues ?
Revenus à la surface, toi, tu continuais de nager, et
tu faisais semblant de ne pas remarquer la faiblesse
croissante de ton compagnon. Il perdait rapidement
ses forces, et tu n' en poussais pas moins tes larges
brassées vers l' horizon brumeux, qui s' estompait
devant toi. Le blessé poussa des cris de détresse,
et tu fis le sourd. Réginald frappa trois fois
l' écho des syllabes de ton nom, et trois fois tu
répondis par un cri de volupté. Il se trouvait trop
loin du rivage pour y revenir, et s' efforçait en
vain de suivre les sillons de ton passage afin de
t' atteindre, et reposer un instant sa main sur ton
épaule. La chasse négative se prolongea pendant une
heure, lui, perdant ses forces, et, toi, sentant
croître les tiennes. Désespérant d' égaler ta
vitesse, il fit une courte prière au seigneur pour
lui recommander son âme, se plaça sur le dos
comme quand on fait la planche, de telle manière
qu' on apercevait le coeur battre violemment sous sa
poitrine, et attendit que la mort arrivât, afin de
ne plus attendre. En cet instant, tes membres
vigoureux étaient à perte de vue, et s' éloignaient
encore, rapides comme une sonde qu' on laisse filer.
Une barque, qui revenait de placer ses filets au
large, passa dans ces parages. Les pêcheurs prirent
Réginald pour un naufragé, et le halèrent, évanoui,
dans leur embarcation. On constata la présence d' une
blessure au flanc droit ; chacun de ces matelots
expérimentés émit l' opinion qu' aucune pointe
d' écueil ou fragment de rocher n' était susceptible de
percer un trou si microscopique et en même temps si
profond. Une arme tranchante, comme le serait un
stylet des plus aigus, pouvait seule s' arroger des
droits à la paternité d' une si fine blessure. Lui,
ne voulut jamais raconter les diverses phases du
plongeon, à travers les entrailles des flots, et ce
secret, il l' a gardé jusqu' à présent. Des larmes
coulent maintenant sur ses joues un peu décolorées,
et tombent sur tes draps : le souvenir est quelquefois
plus amer que la chose. Mais moi, je ne ressentirai
pas de la pitié : ce serait te montrer trop d' estime.
Ne roule pas dans leur orbite ces yeux furibonds.
Reste calme plutôt. Tu sais que tu ne peux pas
bouger. D' ailleurs, je n' ai pas terminé mon récit.
-relève ton glaive, Réginald, et n' oublie pas si
facilement la vengeance. Qui sait ? Peut-être un jour
elle viendrait te faire des reproches. -plus tard,
tu conçus des remords dont l' existence devait être
éphémère ; tu résolus de racheter ta faute par le
choix d' un autre ami, afin de le bénir et de
l' honorer. Par ce moyen expiatoire, tu effaçais les
taches du passé, et tu faisais retomber sur celui
qui devint la deuxième victime, la sympathie que tu
n' avais pas su montrer à l' autre. Vain espoir ; le
caractère ne se modifie pas d' un jour à l' autre, et
ta volonté resta pareille à elle-même. Moi, Elseneur,
je te vis pour la première fois, et, dès ce moment,
je ne pus t' oublier. Nous nous regardâmes pendant
quelques instants, et tu te mis à sourire. Je baissais
les yeux, parce que je vis dans les tiens une flamme
surnaturelle. Je me demandais si, à l' aide d' une
nuit obscure, tu t' étais laissé choir secrètement
jusqu' à nous de la surface de quelque étoile ; car,
je le confesse, aujourd' hui qu' il n' est pas
nécessaire de feindre, tu ne ressemblais pas aux
marcassins de l' humanité ; mais une auréole de rayons
étincelants enveloppait la périphérie de ton front.
J' aurais désiré lier des relations intimes avec toi ;
ma présence n' osait approcher devant la frappante
nouveauté de cette étrange noblesse, et une tenace
terreur rôdait autour de moi. Pourquoi n' ai-je pas
écouté ces avertissements de la conscience ?
Pressentiments fondés. Remarquant mon hésitation, tu
rougis à ton tour, et tu avanças le bras. Je mis
courageusement ma main dans la tienne, et, après
cette action, je me sentis plus fort ; désormais
un souffle de ton intelligence était passé dans moi.
Les cheveux au vent et respirant les haleines des
brises, nous marchâmes quelques instants devant nous,
à travers des bosquets touffus de lentisques, de
jasmins, de grenadiers et d' orangers, dont les
senteurs nous enivraient. Un sanglier frôla nos
habits à toute course, et une larme tomba de son
oeil, quand il me vit avec toi : je ne m' expliquais
pas sa conduite. Nous arrivâmes à la tombée de la
nuit devant les portes d' une cité populeuse. Les
profils des dômes, les flèches des minarets et les
boules de marbre des belvédères découpaient
vigoureusement leurs dentelures, à travers les
ténèbres, sur le bleu intense du ciel. Mais tu ne
voulus pas te reposer en cet endroit, quoique nous
fussions accablés de fatigue. Nous longeâmes le bas
des fortifications externes, comme des chacals
nocturnes ; nous évitâmes la rencontre des
sentinelles aux aguets ; et nous parvînmes à nous
éloigner, par la porte opposée, de cette réunion
solennelle d' animaux raisonnables, civilisés comme
les
castors. Le vol de la fulgore porte-lanterne, le
craquement des herbes sèches, les hurlements
intermittents de quelque loup lointain, accompagnaient
l' obscurité de notre marche incertaine, à travers la
campagne. Quels étaient donc tes valables motifs pour
fuir les ruches humaines ? Je me posais cette question
avec un certain trouble ; mes jambes d' ailleurs
commençaient à me refuser un service trop longtemps
prolongé. Nous atteignîmes enfin la lisière d' un bois
épais, dont les arbres étaient entrelacés entre eux
par un fouillis de hautes lianes inextricables, de
plantes parasites, et de cactus à épines monstrueuses.
Tu t' arrêtas devant un bouleau. Tu me dis de
m' agenouiller pour me préparer à mourir ; tu
m' accordais un quart d' heure pour sortir de cette
terre. Quelques regards furtifs, pendant notre
longue course, jetés à la dérobée sur moi, quand je
ne t' observais pas, certains gestes dont j' avais
remarqué l' irrégularité de mesure et de mouvement se
présentèrent aussitôt à ma mémoire, comme les pages
ouvertes d' un livre. Mes soupçons étaient confirmés.
Trop faible pour lutter contre toi, tu me renversas à
terre, comme l' ouragan abat la feuille du tremble. Un
de tes genoux sur ma poitrine, et l' autre appuyé sur
l' herbe humide, tandis qu' une de tes mains arrêtait
la binarité de mes bras dans son étau, je vis l' autre
sortir un couteau, de la gaine appendue à ta ceinture.
Ma résistance était presque nulle, et je fermai les
yeux : les trépignements d' un troupeau de boeufs
s' entendirent à quelque distance, apportés par le
vent. Il s' avançait comme une locomotive, harcelé
par le bâton d' un pâtre et les mâchoires d' un chien.
Il n' y avait pas de temps à perdre, et c' est ce que
tu compris ; craignant de ne pas parvenir à tes fins,
car l' approche d' un secours inespéré avait doublé
ma puissance musculaire, et t' apercevant que tu ne
pouvais rendre immobile qu' un de mes bras à la fois,
tu te contentas, par un rapide mouvement imprimé à
la lame d' acier, de me couper
le poignet droit. Le morceau, exactement détaché,
tomba par terre. Tu pris la fuite, pendant que
j' étais étourdi par la douleur. Je ne te raconterai
pas comment le pâtre vint à mon secours, ni combien
de temps devint nécessaire à ma guérison. Qu' il te
suffise de savoir que cette trahison, à laquelle je
ne m' attendais pas, me donna l' envie de rechercher la
mort. Je portai ma présence dans les combats, afin
d' offrir ma poitrine aux coups. J' acquis de la gloire
dans les champs de bataille ; mon nom était devenu
redoutable même aux plus intrépides, tant mon
artificielle main de fer répandait le carnage et la
destruction dans les rangs ennemis. Cependant, un
jour que les obus tonnaient beaucoup plus fort qu' à
l' ordinaire, et que les escadrons, enlevés de leur
base, tourbillonnaient, comme des pailles, sous
l' influence du cyclone de la mort, un cavalier, à
la démarche hardie, s' avança devant moi, pour me
disputer la palme de la victoire. Les deux armées
s' arrêtèrent, immobiles, pour nous contempler en
silence. Nous combattîmes longtemps, criblés de
blessures, et les casques brisés. D' un commun accord,
nous cessâmes la lutte, afin de nous reposer, et la
reprendre ensuite avec, plus d' énergie. Plein
d' admiration pour son adversaire, chacun lève sa
propre visière : " Elsseneur ! " , " Réginald ! ... " ,
telles furent les simples paroles que nos gorges
haletantes prononcèrent en même temps. Ce dernier,
tombé dans le désespoir d' une tristesse inconsolable,
avait pris, comme moi, la carrière des armes, et les
balles l' avaient épargné. Dans quelles circonstances
nous nous retrouvions ! Mais ton nom ne fut pas
prononcé ! Lui et moi, nous nous jurâmes une amitié
éternelle ; mais, certes, différente des deux
premières dans lesquelles tu avais été le principal
acteur. Un archange, descendu du ciel et messager
du seigneur, nous ordonna de nous changer en une
araignée unique, et de venir chaque nuit te sucer
la gorge, jusqu' à ce qu' un commandement venu d' en
haut arrêtât le
cours du châtiment. Pendant près de dix ans, nous
avons hanté ta couche. Dès aujourd' hui, tu es
délivré de notre persécution. La promesse vague dont
tu parlais, ce n' est pas à nous que tu la fis, mais
bien à l' être qui est plus fort que toi : tu
comprenais toi-même qu' il valait mieux se soumettre
à ce décret irrévocable. Réveille-toi, Maldoror !
Le charme magnétique qui a pesé sur ton système
cérébro-spinal, pendant les nuits de deux lustres,
s' évapore. " il se réveille comme il lui a été
ordonné, et voit deux formes célestes disparaître
dans les airs, les bras entrelacés. Il n' essaie pas
de se rendormir. Il sort lentement, l' un après l' autre,
ses membres hors de sa couche. Il va réchauffer sa
peau glacée aux tisons rallumés de la cheminée
gothique. Sa chemise seule recouvre son corps. Il
cherche des yeux la carafe de cristal afin
d' humecter son palais desséché. Il ouvre les
contrevents de la fenêtre. Il s' appuie sur le
rebord. Il contemple la lune qui verse, sur sa
poitrine, un cône de rayons extatiques, où palpitent,
comme des phalènes, des atomes d' argent d' une
douceur ineffable. Il attend que le crépuscule du
matin vienne apporter, par le changement de décors,
un dérisoire soulagement à son coeur bouleversé.
|
WebMaistre : Catelin MichelCe site est dedié a la poésie, il n'a aucun but commercial. Il s'agit seulement de faire aimer la poésie. |